Inscription
Connexion

03 juil. 2020, 11:41
Déracinement  Solo 
19 décembre 2044
Quai 9¾ — Londres
4ème année



Elle me l'a arraché.
Figée sur le seuil du wagon, perchée sur la pointe de mes pieds, une main accrochée à la barre glaciale, je me penche vers l'avant, jetant mon regard au dessus de la foule qui noircit le quai. Je regarde au loin, dévisage les ahuris, traverse les Manteaux Noirs sans m'attarder sur eux. Je l'ai perdu de vue ! Elle était là, avec moi, tout allait bien, puis cette rousse me l'a arraché, elle me l'a pris, l'a emporté loin de moi, faisant chavirant mon cœur, et mon regard l'a perdu, il l'a suivait puis la foule a avalé l'enfant et son tortionnaire. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, l'air me manque, mon regard se brouille. J'ai envie de me rouler en boule et de chialer, chialer comme une enfant qui a perdu son meilleur jouet, qui ne sait plus où aller, comment se protéger du monde comment avancer où aller que faire que dire. Thalia, c'est mon quotidien, c'est celle que je rejoins quand les cours se terminent, celle qui éloigne les Autres de moi, qui parle à ma place, qui me dirige, qui me supporte. Comme puis-je faire sans elle, comment puis-je seulement être sans elle ?
Là !
*Thalia !* crie mon âme. Mes yeux se révulsent sur la chevelure de feu de la Femme qui l'emporte loin de moi. J'aperçois accroché à l'autre bras de la Terrible une chevelure noir d'ébène. Ce n'est pas Arthus ça, non, c'est l'autre, le silencieux brimé qui est de la même promotion que moi. Je ne me souviens plus de son nom, mais je sais qu'il est de sa famille. Et Thalia, en reflet, au bout de l'autre bras, elle gesticule, elle s'éloigne, ô Merlin elle s'éloigne si vite. Je dégringole du marche pied, trébuchant et bousculant des Autres inertes et invisibles à mon cœur. Je pousse des corps, j'avance et traverse la foule, fendre la mer pour atteindre mon Rivage, frôler des Manteaux Noirs, voir au travers les torses et les visages pour trouver sa chevelure, pour trouver son regard, j'avance sans savoir où je vais, le visage grimaçant et le cœur en alerte. Il me faut la trouver, lui dire au revoir, la voir une dernière fois. Je ne sais pas pourquoi, c'est un besoin que m'hurle mon corps, mon cœur, mon âme. Il le faut et après je pourrais retrouver ma famille, espérer pouvoir supporter avec eux le silence de ma tête et l'absence de Thalia qui, depuis la Chose, m'empêche de trembler quand le Monde se fait trop éprouvant. J'accélère et grogne lorsqu'un coup d'épaule plus fort manque de me flanquer à terre, j'ignore la douleur et continue ma route, ma quête.

Une main agrippe mon épaule, je glapis. On me tire en arrière, je jette mes bras en avant pour résister, mais rien n'y fait, une force m'attache à elle et m'oblige à m'arrêter. Un corps se colle contre le mien. Zikomo affirme ses appuis sur mon épaule, l'autre, et je l'imagine se tordre le cou pour regarder notre assaillant.  « Aodren ! » s'exclame-t-il et en effet en me retournant je tombe dans les yeux bouillant de mon frère. Le vert de son regard se plante dans le mien quand il se penche vers moi, tremblant d'une colère que je ne comprends pas et soufflant comme un dragon.

« Tu vas où, putain ? Les parents nous attendent là-bas !
L... Lâche-moi ! »

Je tire sur mon épaule, je m'efforce de m'arracher à sa poigne, mais il me tient bien trop fort, il serre ses griffes autour de moi, m'emprisonne dans son regard de colère et je n'arrive pas à avancer, je ne peux rien faire de mes jambes ni de mon envie de déglinguer tous ces corps, tous ces obstacles, tout ce monde pour seulement retrouver Thalia, par Merlin, c'est la seule chose que je veux, j'en ai besoin, besoin, tu ne comprends rien, tu ne veux rien entendre, laisse-moi juste la rejoindre et après je vous retrouve, je te le promets, tu ne m'entends pas, tu n'entends pas ce que je te dis, merlin, ce que mon âme t'hurle ?
Mais non, il n'entend pas. Il n'entend pas parce que je ne parle pas. Ma bouche est ouverte, mais aucun son n'en sort, c'est le bordel dans ma tête, mes pensées s'entrechoquent, mais je n'ai pas les mots, je ne sais pas le dire je ne peux pas me faire comprendre parce que je suis incapable de formuler une seule phrase cohérente. Aodren me tire avec lui, il me fait traverser la foule dans l'autre sens et m'éloigne de l'endroit où j'ai vu Thalia pour la dernière fois.

« 'Faut qu'on rejoigne les parents, insiste-t-il, ça grouille de Manteaux Noirs. »

Par tous les mages, mais Thalia n'a rien à voir avec les Manteaux Noirs, je n'ai rien à voir avec eux, on a absolument rien à voir avec le monde en général alors pourquoi me bassine-t-il avec ça ? Et il ne cesse de me tirer, me labourant l'épaule de sa poigne. J'ai cessé de me débattre. A l'oreille, Zikomo me murmure des paroles réconfortantes.

« Tu la retrouveras en janvier, Gil'Sayan, » intervient Ao, insensible à ma détresse.

*Que...*
Je jette un regard surpris à Aodren. Comment a-t-il bien pu deviner ce que je cherchais ?

« Sa mère l'a récupéré comme je te récupère, t'as pas besoin de flipper. »

*Il a rien compris* ; la pensée est presque rassurante.

« C'était pas sa mère, » marmonné-je en m'arrachant à sa poigne. Non, pas sa mère. Elle, je ne sais pas où elle est. C'était sa belle-mère. Mais je ne me souviens plus de son prénom. Elle ne me l'a peut-être jamais dit.

03 juil. 2020, 16:31
Déracinement  Solo 
Je ne suis même pas sûre qu'Ao m'ait entendu. Il se contente d'avancer, d'éviter les familles, de baisser la tête en passant proche des rejetons du Conseil. Il ne regarde personne, il sait où il va. Et, au fur et à mesure que la foule se fait moins compacte, moi aussi je vois où l'on va. Là-bas, tout au fond, là-bas – mon cœur sursaute – ils sont là.
Papa – mon cœur se soulève.
Natanaël – mes entrailles se figent.
Narym – le sourire que je ressens à l'intérieur vient s'installer sur mes lèvres.
Des frissons s'agrippent à ma peau, mes jambes tremblent. Tout à coup, c'est comme si j'avais attendu cet instant toute ma vie. Cette petite vision de ma famille rassemblée. Thalia en quitte mon esprit, j'en oublie Poudlard, les Manteaux Noir, la Chose ; je ne vois plus qu'eux et mon émotion est si forte qu'elle envahit mes yeux.
*Maman est pas là*, me souffle ma tête. *Elle s'en fout d'nous revoir*, m'impose mon cœur. Celui-ci se tord bien plus que je ne le veux.

« On retrouvera maman à la maison, » me souffle Aodren, comme s'il pouvait réellement entendre mes pensées.

Je lève la tête pour le regarder. Dans sa voix, j'entends la gravité de ses paroles. Et alors je me souviens. Maman, Sainte-Mangouste. Elle n'a pas intérêt à se montrer, même si rien ne prouve que les sorciers en noir traquent tous les anciens employés de Luneau, mieux vaut être prudent, éviter de se promener sous leurs yeux.
Je m'en veux de l'avoir oublié.
Mais pas longtemps.
On s'approche. Ils nous ont vu. Je remarque la joie de Papa, obscurcit par son air inquiet. Ils se mettent en marche pour nous rejoindre, mon cœur bat un peu plus fort. Je veux courir, dévaler les mètres et ne plus jamais être séparée d'eux. Merlin, Zakary était-il aussi grand avant ? Natanaël faisait-il aussi adulte ? Narym avait-il déjà un aussi beau sourire ? Pendant un instant, ils ressemblent à des étrangers. Ça fait si longtemps, tant de mois se sont écoulés depuis notre dernière rencontre.
Un regard bousille toutes mes pensées.
Le regard de Zakary.
Au départ, je crois qu'il me regarde et mon estomac se noue – pourquoi tire-t-il cette tronche ahurie ? Mais après, je vois la direction que prennent ses yeux. Mon épaule gauche. Zikomo dont la tête dépasse des plis de ma cape. Je me tourne vers le Mngwi, rencontre son regard perplexe.

« Tu leur as dit ? » me souffle-t il pour que je sois la seule à l'entendre.

J'hésite un instant.
Bien sur que non !
Pourquoi leur aurais-je dit ?
Je jette un regard à la famille, la perplexité de Zak a gangrené les autres : Papa a les sourcils froncés et Natanaël est penché vers Narym et lui parle à toute vitesse dans l'oreille. Je m'arrête, me tourne vers Ao qui, au vu de sa tronche, a parfaitement compris le problème.

« Tu leur as dit pour Zikomo, hein ? lui demandé-je précipitamment.
Quoi, vomit Ao, le regard horrifié. Pourquoi ça aurait été a moi de leur dire ?
Tu dis tout ! asséné-je sur le ton de l'évidence.
J'avais autre chose à penser ces derniers temps que leur raconter ta vie ! T’es assez grande, merde. »

Ses paroles ne traversent pas la brume de mon angoisse. Soudainement, je ne suis plus du tout ravie à l'idée de présenter Zik à ma famille. Je ne pourrais pas éviter les questions dérangeantes, les tu le sors d'où ? et toutes ces choses auxquelles je ne peux donner de réponse. J'en perds jusqu'à toute joie de les retrouver pour ne ressentir qu'un profond malaise que partage Zikomo, je le sais, je le sens.
Le temps de réfléchir ne m'est même pas offert.
Le temps d'une inspiration, ma famille est sur moi.
L'ombre immense de Zakary me recouvre.

« T'as un animal ? » rugit-il en transperçant mon compagnon de son regard.

La lave se répand dans mes veines.

« Pas un animal ! sifflé-je. Lui est plus… Plus… » Foutu mot ! « Respectueux ! »
Qu'est-ce q...
On en parlera à la maison, intervient Papa en coupant la parole à Zak. Ce n'est pas le moment. »

Et en effet, un Manteau Noir s'arrête non loin de nous pour demander ses papiers à une famille. Je me rapproche inconsciemment de Papa qui en profite pour verrouiller un bras autour de mon cou. Il m'amène contre mon gré dans une puissante étreinte et son odeur me remplit le nez. Quand il me relâche, une demi-seconde plus tard, je ne sens plus mon cœur tant il bat fort. Il fait subir le même sort à Aodren avant d'en revenir à moi, accrochant sa main à mon bras.

« Il peut transplaner ? » murmure-t-il à mon oreille.

Il me faut un certain temps avant de comprendre qu'il parle de Zikomo. Ce dernier s’agite derrière mon oreille. Je n’ai pas le temps d’intervenir pour l’empêcher de faire ce qu’il va faire qu’il fait effectivement ce que je craignais qu’il fasse ; il parle :

« Je le peux, monsieur Bristyle. »

J'entends une exclamation de surprise venant de mes frères. Le regard bouleversé et choqué de Papa rencontre le mien. Je souris pour faire disparaître mon malaise. Les yeux de l'homme abritent à eux seuls toutes les questions qui brûlent dans son cœur. Ce doit être la première fois qu'il rencontre un renard bleu qui parle. J'ai peur qu'il me pose ses questions maintenant, mais l'instant d'après un crochet s'agrippe à mon nombril et la gare disparaît de mon regard. Je ferme les yeux aussi fort que je peux, luttant contre la sensation désagréable du transplanage
Quand je rouvre les yeux, la Maison apparaît devant mes yeux, lointaine, désormais protégée par une barrière magique nous empêchant de transplaner devant la porte d’entrée.
Elle est belle, imposante et large, respirante de souvenirs.
La voir me gonfle la gorge.
Je suis chez moi.

04 juil. 2020, 14:15
Déracinement  Solo 
19 décembre 2044
Domaine Bristyle — Worcestershire
4ème année



Ils sont tous regroupés autour de moi, inflexibles, me posant mille questions, me soumettant à leur loi silencieuse et mettant à nu les craintes qui sourdent dans mon coeur. Maman, assise sur le canapé, avec son regard qui ne se détache pas de Zik ; Papa près d’elle, qui me regarde d’un air soucieux ; Natanaël, en bout de canapé, qui a des yeux ronds de veaudelune ; Zakary sur le fauteuil, dont l’immense regard me transperce de sa colère ; Narym derrière lui qui attend sagement que je prenne la parole. Tous regards fixés sur moi, assise sur la table basse, près d’un Zikomo aux oreilles basses. Je jette un regard en coin à Aodren qui est adossé contre la porte qui mène au sous-sol — un léger sourire trotte sur ses lèvres et je sens bien à la façon dont il me regarde qu’il pense très fort que j’ai bien mérité tout ça pour avoir fermé ma gueule.

A aucun moment, à absolument aucun moment je me suis fais la réflexion qu’il était possible qu’Aodren n’ait pas parlé de Zikomo à nos parents. L’idée ne m’a même jamais traversé l’esprit. Nom de Merlin, ce gars parle toujours de tout ce qu’il voit, de tout ce qui lui arrive ! Pourquoi n’a-t-il pas sauté sur la première occasion de parler de ce cher Zikomo qu’il apprécie tant, ce renard si gentil qui traîne, allez savoir pourquoi, avec sa petite soeur ? Il devait le dire, il aurait dû ! Ce n’est pas moi qui raconte ma vie à Papa et Maman, je le sais, c’est lui. Il leur dit ce que je tais, mes moments avec Thalia, les rumeurs qui courent sur moi, si je mange ou si je ne mange pas — c’est d’ailleurs à cause de lui que Papa et Maman me rappellent, dans chacun de leur courrier s’il-vous-plaît, qu’il est important de manger trois repas par jour, et ce, quotidiennement ; ce scroutt d’Aodren leur a dit que j’avais cessé de manger au petit déjeuner. Alors qu'il n'ait rien dit à propos de Zik est inenvisageable.
Ce dernier doit me prendre pour une menteuse, maintenant.
« Tes parents savent-ils que j’existe ? » m’a-t-il demandé ; « Bien sûr ! » ai-je rétorqué, si sûre de moi. Foutaises ! Aodren n’a rien dit du tout.

Le regard qui m’est le plus douloureux à supporter est celui de Zakary. L’homme de sincérité fait passer dans ce regard toute la haine qu’il ressent à mon égard, toute sa déception ; c’est impossible à supporter. Il me rappelle que dans nos nombreux courriers — aussi nombreux que l’époque le permet — je ne lui ai jamais parlé de Zikomo alors que je lui ai parlé de tout le reste, même de Thalia. Et avec son seul regard de braise, Zakary Bristyle parvient à me rendre misérable.

« Pourquoi tu m’as rien dit, putain ! »

Et le voilà qui s’égosille. Je rentre la tête dans mes épaules, le coeur battant à tout rompre dans son carcan, une folle crainte me chatouillant le ventre. La colère de Zak est effarante et elle pèse sur mon âme.

« Ao, » marmonné-je d’une petite voix, le regard baissé sur le tapis, la bouche sèche et l’esprit grouillant de mots que j’ai peur d’annoncer. Pas peur de dire, mais peur de prononcer.

« Ao rien du tout, lâche ledit Aodren, râlant comme le gamin qu’il n’est plus. T’avais qu’à leur dire toi-même ! Oui, j’étais au courant, mais c’était pas à moi de vous le dire. »

Un soupir lui répond. Il provient de Papa ; son regard me traverse l’âme. Je crois que Papa, il ne pense pas à Zikomo. Je crois qu’il pense à autre chose, son regard est bien trop soucieux pour que son seul problème soit mon compagnon bleu. Je me détourne rapidement de ce regard-là pour observer Maman. Sa mine est sombre et ses traits tirés, mais ses yeux brillent tandis qu’elle observe Zikomo. Et quand elle lève la tête vers moi, un sourire danse sur ses lèvres.

« D’où viens-tu, Zikomo ? demande-t-elle comme si nous n’étions pas en train de nous disputer autour d’elle.
Tu t’en fous qu’elle nous l’ait caché ? »

Zakary se lève, jetant ces mots contre moi, ahuri face à la réaction de Maman. Moi, je souris, j’ai toujours su que Maman apprécierais Zikomo. Je souris, mais pas longtemps. Car la façon dont elle le regarde me déplait énormément, comme s’il n’était qu’une chose intéressante, une chose que l’on observe, que l’on apprend, que l’on étudie.

« Oui, »  répond sincèrement Maman à un Zakary étouffé de colère — pourquoi est-il en colère de toute façon, c’est quoi son problème, suis-je donc obligé de tout lui dire ? « Elle nous le dit maintenant. Je te rappelle que la communication n’était pas aisée ces derniers temps (elle lance un regard acéré à l’homme dont la colère retombe comme un soufflé). Ils ont peut-être leur raison d'avoir gardé cela secret. » Elle plonge ses yeux dans les miens. « N’est-ce pas ? »

J'échappe à son regard en observant Zakary se rassoir, bien trop heureuse d’échapper à son regard. Mes frères nous regardent sans ne rien dire, s’étant déjà bien trop essoufflés de « Oh, il parle ! » et de « Ouah, mais il est à toi ? » ou de « Comment tu t'appelles? » et même de « Il est aussi doux qu’il en a l’air ? » ; alors ils se taisent aussi fort que Papa mais leur regard en dit bien plus sur ce qu’ils pensent tout bas : ils veulent savoir eux aussi. Natanaël se penche même vers l’avant, poussé par sa curiosité.
Mais moi, je ne peux pas parler.
La dernière fois qu’ils m’ont vu, je savais si bien m’exprimer, parlant sans difficulté, vide de tout mal de tête lancinant, les pensées claires, l’esprit vif ; désormais, je ne suis plus qu’une idiote, une débile qui parle lentement et qui cherche ses mots, qui perd le fil de la conversation et qui se perd dans sa tête. Je ne veux pas qu’ils me voient ainsi. Je ne veux pas. Alors, je baisse la tête, cherchant à rencontrer le regard de Zikomo qui lève aussitôt le museau vers moi. Plongée dans son regard, je lui distille mes pensées, je lui demande silencieusement de parler pour moi. *S’il-te-plait, Zik, s’il-te-plait*. Si Thalia avait été là, elle aurait pris la parole pour tout raconter. Mais si Thalia avait été là, elle n’aurait rien pu dire car elle ne sait pas d’où vient Zikomo.

04 juil. 2020, 18:05
Déracinement  Solo 
« Aelle, tu peux nous le dire toi-même ? »

Arraché au regard de mon compagnon, je regarde Papa. Son regard soucieux parle de lui-même ; mon coeur se serre. Je secoue la tête de droite à gauche : non, je ne peux pas et non, je ne veux pas.

« Tu dois parler si tu veux supprimer l’aphasie, ma chérie, » me dit-il doucement.

Le silence m’est plus douloureux que jamais. Il s’installe dans la pièce, dans les regards lourd de pensées de mes frères, de la tête que tire Maman et même dans mon propre coeur qui se fige. *Parle pas d’ça !*. Ferme-la ! Je ne veux plus jamais entendre ce mot, plus jamais ! Mes sourcils se froncent et je jette un regard noir à Papa pour lui faire payer ses paroles.

« Zikomo peut le dire, » soufflé-je, la voix hachée, lente, les mots lourds et difficiles à prononcer.

Je soutiens le regard de Papa jusqu’à ce que celui-ci se détourne vers Zikomo.

« Je viens d’Afrique, commence celui-ci comme s’il récitait une histoire. Je suis un renard d’encre, un Mngwi. »

Et il raconte effectivement une histoire. Celle que nous avons inventé lui et moi pour tous les indiscrets qui nous posent des questions. Parce que personne ne doit savoir pour Nyakane ni même pour Zikomo. La première est recherchée par ce que j’imagine être des racailles de la même engeance que les Manteaux Noirs et le second, avec son statut de Mémoire d’Uagadou, est une cible bien trop facile pour ceux qui souhaiteraient s’en prendre à l’école Africaine. Alors ils peuvent se brosser pour connaître la vérité — par respect pour Nyakane.

« Je suis arrivé sur le sol de Grande-Bretagne par un grand hasard et j’ai trouvé Aelle de la même manière. »

Le Mngwi lève son museau vers moi ; ses yeux brillent et je sais que nous partageons actuellement le même souvenir : ce soir de septembre où il m’est apparu dans les dortoirs, petit esprit paniqué qui ne savait ni où il se trouvait ni qui je pouvais bien être — et moi, qui trépignait de bonheur à l’idée que Nyakane se souvienne de moi et m’offre même un présent.

« Le destin nous a lié, continue-t-il en baissant le regard sur les visages qui lui font face. J’ai décidé de rester près d’elle parce que votre fille me rend heureux et que nous avons un morceau de chemin à passer ensemble.
Long comme le… le monde ? » ne puis-je m’empêcher de demander, la gorge serrée et la voix affreusement lente.

Un chemin long comme le monde, Zikomo ?
Tu resteras avec moi pour toujours, à jamais ?
Tu ne me laisseras pas, hein ?
Tu resteras avec moi toute ta vie ?
Toutes ces questions chuchotées au coeur de la nuit, lorsque nous nous cachons sous ma couette pour parler de Nyakane, de l’Afrique, de magie, de nous.
Encore une fois je le lui demande, parce que je mourrais s’il partait, parce que je ne pourrais plus sourire ni même lever la tête s’il devait disparaître.

« Long comme le monde, me sourit la créature.
Je suis heureux que vous vous soyez trouvé. »

Narym énonce ces mots aussi calmement qu’il a accueillit Zikomo dans la maison. Sans surprise, sans cri, sans jugement. En étant lui, tout simplement. Mon coeur se réchauffe.

« Attendez, intervient Zakary en se penchant vers moi. Et c’est tout ? C’est tout ce qu’il y a à dire ?
Ouais, soufflé-je en haussant les épaules.
Et depuis quand vous êtes ensemble ?
Depuis le mois de juin ? »

L’homme s’enfonce dans son fauteuil, l’air suspicieux. Ma famille s’en donne à coeur joie pour commenter ce que je viens de dire et me poser des questions idiotes auxquels Zikomo répond (« Ton pays ne te manque pas ? », « Comment le hasard peut te mener en Écosse, surtout à Poudlard ? », « Pourquoi rester loin de chez toi ? », « Pourquoi une enfant ? »). Mais Zakary, lui, ne dit rien et son regard ne me lâche pas, il me regarde avec profondeur, comme s’il pouvait lire mon mensonge dans mes pensées. Quand enfin les discussions s’apaisent et que Papa a réussi à faire taire la flopée de questions que posent Maman à propos de la nature de Mngwi de Zikomo, quand Natanaël s’arrache enfin à son observation minutieuse de la créature et quand Zakary se décide à détourner son regard de moi pour le poser ailleurs (sur Zikomo, en l'occurrence), je trouve enfin le courage d’énoncer la phrase que je me répète en boucle dans la tête depuis plusieurs minutes.

« Il peut rester ? »

Je suis fière de moi ! Je n’ai pas bafouillé. Parlé lentement, certes, mais pas bafouillé, mes pensées se sont alignées à mes paroles, et tout à coulé simplement. Lorsque je lève les yeux pour les poser, tour à tour, dans ceux de Papa et de Maman, j’ai perdu mon air craintif. Mes yeux noirs bouillent de détermination. Si vous dites non, veulent-ils dire, je pars avec Zikomo. Et mon coeur me souffle la même chose : vous n’avez pas le choix. Je m’étire le dos, dresse le menton et regarde mes parents en les défiant de refuser. Et, chose incroyable, ce n’est pas de la réticence que je vois dans leur regard, mais des sourires, et sur leurs lèvres également.

« Bien sûr que tu peux rester, Zikomo, dit une Maman souriante. Si tu es resté avec elle durant tous ces mois, il n’y a pas de raison pour que tu t’en ailles.
Tu fais partie de la famille, maintenant. Tu t’occupes bien d’Aelle ?
Elle s’occupe très bien d’elle toute seule, énonce Zikomo en ignorant — comme tous les autres — mon grognement. Mais si votre question est est-ce que tu es là pour elle lorsqu’elle en a besoin, alors la réponse est oui. Tout comme elle est là pour moi. »

Je lève les yeux au ciel, détourne le regard et fais la moue. Il n’a pas besoin de raconter ce genre de choses, ce qu’il se passe entre lui et moi, c’est notre affaire, ça ne concerne personne et personne n’a le droit de se mettre entre nous.

« Dis pas ça, » grogné-je pour la forme, avare de mot, gardant pour moi la phrase complète qui pèse dans mon esprit et qui aurait permis aux autres de comprendre tout ce que je pense des questions qu’ils posent à Zikomo.

J’ai beau avoir les joues rouges, les sourcils froncés et une moue sur les lèvres, j’ai beau tirer la tronche et regarder d’un air las vers l’extérieur, montrant au monde ma tête des mauvais jours et allant même jusqu’à croiser les bras sur ma poitrine, cela ne m’empêche en rien de sentir s’écouler dans mon corps, de ma tête à mes pieds, me brûlant les veines et réchauffant plus que jamais mon coeur, un profond sentiment de bien-être, un bonheur comme il n’en existe pas à Poudlard.
Un bonheur tout simple.
Celui d’être à la Maison, avec eux, même si leur regard me sont dérangeants et que le souvenir de la colère de Zakary trotte encore dans ma tête.

- Fin -