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16 sept. 2020, 02:15
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
21 décembre 2044
Domaine Bristyle — Worcestershire
4ème année



Dans mon maelström de neige, je suis seule. Mille flocons tombent du ciel pour moi, ils dansent devant mon regard avant de disparaître de mon champ de vision. Leur danse est splendide, simple, profonde. Ils tombent en tourbillonnant, emportés dans le vent et réduits à subir les assauts des rafales qui soufflent là-haut, tout là-haut dans le ciel. La nuque courbée vers ce dernier, je songe à ce que cela serait de voler parmi ces flocons, faire partie de leur danse, me mélanger à eux, devenir un point dans le ciel, un mot dans le texte ; solitaire, mais faisant partie d’un tout. A regarder les flocons tomber du ciel et recouvrir la cour de leur splendide blancheur, j’en ai oublié la raison de ma venue. Il y a certainement une raison pour laquelle je suis là, assise sur la marche donnant accès à la petite serre, il y certainement une raison pour laquelle le froid recouvre ma peau de frissons malgré ma cape épaisse, mon bonnet, mon écharpe, mes gants. Peut-être existe-t-il une raison, mais je l’ai oubliée dès lors que j’ai offert mon regard au ciel et que le tournoiement des flocons m’a alpagué dans sa danse tentatrice.

La neige tombe sans discontinuer depuis que je suis rentré au Domaine, recouvrant l’herbe du jardin, déposant une couche légère comme la poussière sur l’appui de la fenêtre de ma chambre et obligeant Papa à tisonner le feu régulièrement. Tout est d’une blancheur terrifiante. L’horizon est blanc, le sol est blanc, le ciel est blanc, même mes doigts finissent par devenir blanc si je reste trop longtemps à l’extérieur. Et je reste trop longtemps à l’extérieur. Cela m’évite d’avoir à confronter Papa qui veut me faire parler ou Natanaël qui pose des questions indiscrètes. Je pensais avoir envie de fuir cette extrême blancheur qui m’effraie et qui réveille mes cauchemars, mais ce n’est pas le cas. A chaque fois que l’envie de sortir me prend, mon coeur tambourine contre ma poitrine, me hurlant de rester à l’intérieur, loin du Blanc horizon. Mais je sors quand même. Je ne sais pas pourquoi. Je sors même si la couleur me rappelle l’infirmerie, même si elle me rappelle que j’ai toujours mal à la tête sous une lumière trop vive et que je bégaie comme une débile quand je ne me concentre pas.
Le Blanc est effrayant.
Alors je lève la tête pour offrir mon regard au ciel et pour regarder les flocons tomber comme des larmes. Leur danse m’occupe l’esprit.

Zikomo a préféré rester au chaud. J’espère qu’il se repose près du feu et que je ne le retrouverais pas en mauvaise compagnie. La veille, Maman me l’a piqué une bonne partie de la soirée et une fois revenu dans ma chambre Zikomo n’a pas voulu me dire de quoi ils ont parlé. « Nous avons discuté, » a-t-il dit, bien conscient que cette réponse ne calmerait pas la terrible jalousie qui m’a secoué. Et ce matin, la même chose ! Cette fois-ci, c’est Papa qui s’est octroyé le droit de lui parler. Ils sont allés dans son bureau et ont discuté une bonne heure sans donner signe de vie. En sortant de là, Papa était tout souriant — je l’ai vu parce que j’étais assise sur l’escalier menant au salon. Et il n’a pas voulu me confier, pas plus que Zikomo, l’objet de leur discussion. Alors j’espère qu’il n’est pas avec eux, à cet instant précis. Je n’aime pas qu’il soit loin de moi.

La nature est embourbée dans la neige, les bruits sont réduits au silence et le monde paraît calme autour de moi. Comme si j’étais effectivement seule en compagnie de mes flocons. Mais je pense que c’est faux. Dans ma tête, je ne suis pas seule. Mon coeur bat lentement dans ma poitrine ; parfois il sursaute. Quand je pense à Thalia, il sursaute. Alors je l’imagine près de moi, tout près, assise sur la marche, le cul glacé par la neige, à regarder l’horizon Blanc. Je pense beaucoup à elle. Parfois parce que j’aimerais qu’elle parle à ma place, souvent parce que je me demande ce qu’elle fait. Il est étrange de passer tant de temps avec elle à l’école et d’être soudainement privé de sa présence à la Maison. Pourtant, la Maison est l’endroit où je me sens le mieux au monde, alors pourquoi Thalia n’est-elle pas avec moi ? Comme souvent lorsque je prends conscience de mes pensées je secoue la tête pour les faire dégager de ma tête. Thalia n’est pas ici et je ne la reverrais pas avant la rentrée ; ce n’est pas si grave, j’ai Zakary, j’ai Maman et Papa, j’ai Narym. J’ai Zikomo. Alors ce n’est pas grave. D’ailleurs, songé-je, ce n’est même pas du manque. Non, non, elle ne me manque pas — c’est débile de croire le contraire, pourquoi Thalia me manquerait-elle ? C’est seulement que je suis habituée à sa présence et que j’avais pour habitude de la voir près de moi. Voilà tout. Oui, voilà tout.

Mon regard verrouille un flocon gros comme une noisette qui voltige non loin de moi. Je le regarde tomber, m’arrachant au ciel, suivant sa lente chute jusqu’à ce qu’il se dépose tendrement non loin de moi, s’éparpillant dans la neige, perdant de son existence au moment même où il atterrit. Je souris, étirant mes lèvres sur mes joues. *C’est beau comme la magie*. Une idée fleurit dans ma tête. Je plonge la main dans ma poche et en sors ma baguette magique. Elle est froide, mais bientôt la magie la réchauffera. Je me concentre, perdant mon regard dans les flocons, me mêlant à eux, devenant eux.

Je souffle, ma voix résonnant dans le silence cotonneux de la Blancheur : « Nivicare. » La magie coule dans mes veines et s’étalent dans le monde mes flocons de magie qui s'entremêlent à ceux, réels, que les nuages laissent tomber. J’arrive à distinguer les flocons nés de ma magie à ceux enfant-des-nuages. Chacun d’entre eux est perceptible à mon regard concentré, à ma joie discrète et à mon coeur enivré. La nature et ma magie ne font qu’un, se mêlant et s’entremêlant, recouvrant le sol devant mes pieds d’une couche de neige plus épaisse qu’ailleurs.

Un crac ! retentissant me déconcentre et fait se mourir mon sortilège à mes pieds. Les derniers flocons touchent le sol lorsque je lève la tête en direction du bruit. Mon coeur manque un battement en remarquant qui a transplané à l’entrée du Domaine et se dirige désormais vers la maison.
Zakary.
Lounis.
Krissel.
Une terrible grimace me déforme le visage et je range précipitamment ma baguette, sachant que Krissel pourrait bien être capable de me demander de lancer mille sortilèges seulement pour se divertir. Je me recroqueville sur la marche, le coeur à l’envers et une flegme sans pareil m’envahissant l’esprit — avec un peu de change, légère chance, ils ne me verront pas et je pourrais échapper à—

« Aelle ! »

Le cri de la gamine bousille le silence et force les deux hommes à tourner la tête vers moi. Me voilà découverte. Je baisse la tête de dépit et me renferme en avisant la gamine courir dans ma direction, détruisant la blanche beauté de la couverture de neige que j’ai pris soin de préserver en venant m’installer ici. Son père et Zakary la talonnent et je sens venir l’avalanche qui se préparent — les mots, les demandes, les phrases ; je n’en peux déjà plus.

« Tu fais quoi ici Aelle ? demande la gamine blonde en s’arrêtant devant moi, m’agressant de son sourire et de la joie qui fait briller ses yeux de boue. T’as vu la neige comme c’est trop bien ? Moi quand il neige comme ça j’aime bien lever la tête vers le ciel, tourner sur moi-même et me perdre dans l’ciel. » Et effectivement, la voilà qui ouvre grand les bras et qui tourne sous mon regard de désespoir, se tordant la nuque vers le ciel, piétinant ma neige de magie, tournant et tournant, crachant rires et paroles. « C’est comme si j’étais avec les flocons, que j’tombais aussi vite qu’eux ! C’est trop beau, c’est trop beau, Aelle ! Tu veux pas essayer ? »

Je la déteste, nom de Merlin, je la déteste d’une haine soudaine et violente qui disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Ses mots sont ceux que je pense dans ma tête, son avis est mien, sa joie est mienne. Mais Krissel, elle fait tout mieux que moi, tout plus facilement, avec plus de joie, plus de sincérité. Krissel, elle a droit au sourire de Zakary — je le vois tandis qu’il s’approche la regarder comme si elle était tout à lui — alors qu’il redevient sérieux en déposant ses yeux sur moi.

« Aelle ! s’exclame-t-il. Pourquoi tu es là, tu n’as pas froid ? »

Je hausse les épaules, sourit vaguement à Lounis. Leur présence est une agression, il y a trop d’informations partout, les cris de Krissel, les mots de mon frère, le sourire de Lounis. C’est trop. Je rentre la tête dans les épaules, le regard en alerte.

« Tu ne veux pas rentrer ? »

Zakary est tout proche de moi lorsqu’il me pose cette question. Je secoue la tête de gauche à droite, le regard alpagué par la danse de Krissel qui continue de tourner aussi vite qu’elle le peut, ne se souciant pas de trébucher, riant à gorge déployée, insensible à mon coeur tremblant et à la crainte incompréhensible qui s’affirme à l’intérieur de mon corps. Zakary s’assoit tout près de moi sur la marche, prenant la place que je réservais inconsciemment à Thalia.

« Rentre avec Kriss’, Lounis. Je reste un peu là.
J’éloigne le monstre, dit l’ami de mon frère en m’offrant un clin d’oeil, comme s’il avait compris que c’est ce que je souhaitais le plus au monde. Rentrez si vous avez froid ! »

Lounis est grand, mais pas autant que mon frère. Il est blond, mais autant qu’est brun Zakary. Il est souriant, mais pas autant que ce dernier. Je l’aime bien. Je le regarde attraper Krissel par la taille et la soulever comme si elle ne pesait rien, riant aux éclats avec elle et l’éloignant de moi. Je les observe jusqu’à ce qu’ils disparaissent par la porte d’entrée et alors seulement je me tourne vers Zakary qui regarde la même chose que moi. Contrairement à moi, lui a un sourire qui étire ses lèvres. La jalousie, violente, s’attaque à mon coeur et me réchauffe d’une brusque tristesse. Amère, j’ouvre la bouche et articule lentement :

« Rentre avec eux. »

Ne reste pas avec moi par dépit, je sais que tu préfères la compagnie de Lounis et celle, joyeuse et normale de Krissel. Alors ne te force pas, Zak, je ne le supporterais pas. A mon grand étonnement, l’homme ne se lève pas.

« Non, je veux rester avec toi. »

Il me l’arrache, mon sourire. Il l’extirpe de la masse gluante de ma jalousie pour le déposer sur mon visage et alors c’est comme si je n’avais jamais ressenti de pointe traverser mon coeur ou de peur me faire frissonner. Tout à coup, c’est comme s’il avait toujours été là près de moi, à me réchauffer de sa présence et à me faire sourire lorsque je veux pleurer.
Gênée, je baisse la tête pour éviter de croiser son regard.

Je ne suis plus seule avec les flocons, mais le silence reprend son droit. Il s’installe autour de nous comme s’il n’y avait jamais eu de monstre de gamine pour le faire s’enfuir. La neige recommence même à recouvrir les pas de l’enfant et ceux de son père, rajoutant peu à peu une couche sur celle déjà présente dans la cour. Zakary est, pour une fois, un excellent compagnon. Il garde le silence, se contentant d’offrir son visage au ciel, gardant ses yeux fermés (pourquoi ne regarde-t-il pas la beauté des flocons ?), ne cherchant ni à me faire parler ni à dire des choses inutiles pour occuper l’espace. Il est là, c’est tout, et mon coeur est bien trop chaud dans son carcan.

Je joue avec la neige qui forme une petite montagne à mes pieds, fouillant le sol et révélant au grand jour les graviers. Une question trotte dans ma tête, s’imposant dans mon esprit et tirant sur les ficelles de ma bouche pour me forcer à parler. Plusieurs fois, j’ouvre la bouche et la referme, incapable de me décider. La question se forme en mots dans mon esprit, mais j’ai bien trop peur.
Et si je n’arrive pas à sortir les mots ?
Et si je bafouille ?
Et si j’oublie un mot ?
Si je n’arrive pas à prononcer ?
Si je suis incapable de parler ?
D’articuler ?
Faire entendre ma voix ?
Mon coeur se met à battre comme un fou, comme à chaque fois que je pense les mots, que je pense les paroles. Les pensées se mélangent dans ma tête, ma vision se brouille, et me voilà, perdue en moi-même, écrasée de peur. Je ferme les yeux pour échapper au regard du ciel et rentre à l’intérieur de moi. Il n’y a pas Thalia pour m’apaiser, pas de Zikomo pour me parler. Mais il y a Zakary pour sentir. Et Zakary sent. Il se tend, il sait que je veux parler, mais il garde le silence. En ouvrant les yeux, je le vois qui se détourne ; il me regardait tout ce temps ? J’aurais dû m’en sentir blessée, me sentir sous pression, vouloir m’enfuir, partir, mais cela me donne de la force. Il est hors de question que je perde contre lui, hors de question qu’il puisse me regarder crever de silence alors que lui est si grand, si fort, si sûr de lui. Il est hors de question que je me taise, que je le prive de mes questions alors que lui me harcèle sans cesse. Alors je prends une inspiration profonde, j’envoie se faire voir le monde.

« Pourquoi… » Ma voix brouille le silence, grave et pleine de mots tus. Je la déteste. Ma gorge se noue. « Pourquoi t’es avec Lounis ? »

Lente, ma voix est lente. Mais elle finit par dégueuler ma question que je regrette aussitôt que le regard de Zakary, qui a oublié l’intimité dont il me faisait présent, se vautre sur moi, tout plein de surprise et d’un sourire contenu. Il pose son coude sur son grand genou, appuie son menton dans le creux de sa paume, et me regarde avec la franchise déstabilisante qui le caractérise, ses grands yeux bruns me décortiquant l’âme.

« Comment ça ?
B-b-bah pourquoi t’es… ? »

*Merde !*.
Foutu mot !
Je secoue les mains devant moi pour expliquer la fin de ma phrase qui est tellement logique que Zakary ne peut que la deviner ! Mais il se contente de me regarder sans se soucier de la neige qui recouvre ses boucles brunes et qui tombe sur ses épaules bien moins couvertes que les miennes. Je lui jette un regard noir, abandonne mes gestes et hausse les épaules, cherchant au fond de moi le courage de terminer ma phrase.

« Avec lui ? réussis-je à dire en articulant exagérément et en tenant mon regard loin de mon frère.
Parce que je l’aime, c’est tout.
Alors tu dois f-f-forcément… » Je cherche mes mots, perdue dans le secret de mon crâne. « Être avec lui ? »

La franchise de Zakary fait battre mon coeur plus rapidement. Parce que je l’aime. Parce que je l’aime. Ces mots me font tourner la tête, ils font s'ébattre mon cœur dans ma poitrine. C'est aussi simple que ça, pour lui ? Il l'aime, alors il traîne avec lui ? Il l'aime et c'est tout ? Et puis d'abord, comment peut-il savoir qu'il l'aime ? Ce que je déteste avec ce sentiment, c'est qu'il ne s'apprend nul part. Je n'ai jamais lu quelque part comment apprendre l'amour ni quels sont ses symptômes. Je me sens rougir sous le regard trop direct de mon grand frère qui ne se détourne pas de moi. Ses yeux plissés doivent me juger, c'est certain. Ma gorge se serre.

« Non, me répond-il enfin, mais moi j'en ai envie. »

Une moue s'installe sur mes lèvres. En voilà une réponse que je n'aime guère. Elle convient pourtant totalement à Zak qui a toujours fait ce qu'il voulait, quand il le voulait, sans s'embrouiller de questions et d'émotions idiotes telles que la peur.

« Mais tu sais, reprend-il en passant la main dans sa chevelure pour l'en débarrasser des flocons qui la parsèment, chaque relation est unique. Tu n'es pas obligé de mettre un titre sur chacune d'entre elle. »

Mon cœur sursaute. Il sursaute si fort que je ne m'étonne même pas d'avoir soudainement en tête le visage bien trop distinct de Thalia. Pour la faire fuir, je rétorque à l'homme :

« Mais faut savoir !
Pourquoi tu devrais automatiquement savoir ? Ça empêche pas de…
Pour savoir c'est tout. C'est… C'est im-important.
Le savoir hein, toujours le savoir ? »

Mon sourire rencontre celui de Zakary. Le Savoir, en effet. La vie a besoin de savoir, la compréhension en a besoin. Faire des choses sans raison, comme traîner avec Thalia sans savoir comment la considérer, c'est incohérent. C'est inutile, c'est effrayant, ça ne mène à rien. Le savoir est la base de ce que je suis. L'étude, la compréhension, la logique ; le contrôle. C'est essentiel.

La neige brouille la maison. L'auvent nous protège du plus gros des flocons, mais le vent nous amène le reste, me forçant à me recroqueviller et à secouer mes pieds dans mes bottes pour décongeler mes orteils. Je pourrais bien lancer un sortilège pour nous réchauffer, ou tout simplement rentrer, mais je veux rester ici avec Zakary. Je l'observe du coin de l'œil. Un sourire flotte encore sur ses lèvres alors que le mien a déjà disparu. Il regarde au loin, même si l'horizon blanc ne laisse rien voir, et semble seulement profiter de l'instant. Mon cœur se réchauffe. J'ai passé tant de temps à lui écrire ces derniers mois, lisant les histoires de sa vie à la boutique de Brievcok, ses craintes concernant le monde, ses questions incessantes sur moi ; même si notre échange de courriers a diminué, j'ai l'impression de n'avoir jamais cessé d'être en contact avec lui. Il est si différent à l'écrit, bien moins gênant ; c'est plus facile d'éviter ses questions. Mais le voir de mes propres yeux me fait ressentir des émotions qui me bouleversent. J'ai l'impression que mon cœur va éclater et que ce ne sera même pas douloureux.

Je n'aurais pas dû me réjouir si vite.
La phrase tombe sans prévenir, grosse comme un poing, figeant le sang qui coule dans mes veines.

« T'as menti, l'autre soir. »

Son grand visage s'est tourné vers moi et je remarque à l'éclat qui fait briller son regard qu'il n'est plus l'heure des sourires. Étrangement, je sais instinctivement à quoi il fait référence.
Zikomo.
Je me souviens de son regard et de sa colère de ce soir-là. J'ai bien cru qu'il me harcèlerait pour tout savoir, mais il s'est tu. J'aurais dû deviner que ce n'était que partie remise. Zakary est comme ça. Il joue avec ses propres règles, décidant du moment et de la façon de frapper pour bousculer sa victime. Toujours sans détour, avec la putain de franchise qui le caractérise. Et ça fait toujours mal, Merlin.

Je fronce les sourcils pour paraître étonné. Hein, quoi, comment ça ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire, grand frère. Pour une fois, je bénis ma difficulté de parler qui m'empêche de lui faire entendre ma voix qui aurait très certainement tremblé.

« Allez, te fous pas de moi, Ely, souffle Zakary en s'approchant. Je te connais plus que tu le crois et je sais que t'as menti pour Zikomo. »

Comment ? Comment peut-il savoir que j'ai menti ? Il ne peut pas réellement savoir. C'est du bluff, du jeu. Zakary joue. Je déteste cela.

« Pas menti, lâché-je dans un souffle.
Ah. Pourtant, je me souviens d'un truc qui s'est passé à Noël dernier. Tu vois de quoi je veux parler ? »

Cette fois-ci, mon regard froncé ne contient aucune malice. Je n'ai aucune idée de ce dont il parle, aucun souvenir ne me revient. Du Noël dernier, je me souviens de mes larmes, voilà tout.

« T'étais dans la Tour, conte Zakary sans me lâcher du regard. J'allais rentrer chez moi, alors je suis monté pour te saluer. »

Mon cœur rate un battement ; je me souviens.

« En arrivant, je t'ai entendu parler. Tu racontais que c'est Narym qui a voulu qu'on mette la tapisserie, celle avec le bateau. »

Ce jour-là, souffrant d'une trop grande confiance en moi, j'ai invoqué Zikomo qui n'avait pas retrouvé son corps physique. Je l'ai fait pour lui montrer la Tour dont je ne cessais de lui parler. Et Zak a bien manqué me surprendre, ce jour-là, avant que je ne cache Zik et son talisman rapidement, et que je feigne ne rien comprendre aux doutes qu'il m'a exposé.
Il ne m'a pas cru ce jour-là.
Jusqu'ici je m'en foutais.

« Je me demande donc à qui tu pouvais bien raconter tout ça ? Et surtout, je me demande pourquoi tu nous as dit avoir rencontré Zikomo en juin, alors qu’il est évident que ce jour-là, il y a un an, tu discutais avec lui dans la tour. Quant à savoir comment tu l'as caché, ça reste un grand mystère. » Zakary marque une pause dramatique avant de reprendre : « Si tu as, comme je le pense, rencontré Zikomo bien plus tôt que juin, pourquoi ne pas nous l’avoir présenté à Noël dernier ? Pourquoi m’avoir caché ça tout ce temps ? Et surtout pourquoi… Pourquoi Aodren n’a pas remarqué son existence plus tôt ? Il nous en aurait parlé, j’en suis certain. La seule raison pour laquelle il s’est tu c’est parce qu’il avait autre chose à penser. Mais il allait bien avant le mois de mai, il nous aurait donc raconté. »

Je baisse les yeux au sol pour fuir son regard insistant. A croire qu'il peut lire en moi lorsqu'il me regarde ainsi, c'est comme s'il me perforait, m'arrachait mes secrets et me forçait à dire la vérité. Mais moi, je ne peux rien dire. Je ne peux pas parler de Nyakane, d'Uagadou, de la vrai nature de Zikomo, de la raison pour laquelle elle m'a envoyé son amulette. Je ne peux pas. Alors arrête de me regarder, Zakary, arrête.
Mais il n'arrête pas.

« Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que t'as pas menti. Je te croirais, Aelle. »

Et voilà, il vient de sortir sa dernière carte. Il retourne sa sincérité pour que je m'en saisisse et la fasse mienne. La plupart du temps, je l'envoie se faire voir. Il le sait. Mais aujourd'hui, ça ne se passera pas comme ça. Ignorant le battement douloureux de mon cœur, je soulève mon regard à bout de bras pour le déposer dans celui de l'homme dont le sourire s'agrandit. Je répète les mots dans ma tête pour être certaine qu'ils sortent comme je le souhaite, sans heurts, sans dégâts.

« J'ai menti. »

La surprise de Zak me fait sourire. Il s'attendait tellement à ce que je reste campée sur mes positions, je suis certaine qu'il attendait même mes cris — j'ai pensé un instant à réfuter tout ce qu'il me dirait jusqu'à en venir aux cris et aux pleurs, mais je n'ai finalement pas besoin de ça. Zak est intelligent. Si je lui demande, il se taira.

« Qu'est-ce q…
Je peux pas te raconter, l'interromps-je en prenant le temps d'articuler. C'était avec Zikomo que je p-p-parlais dans la tour. » Je détourne le regard, honteuse de mon bégaiement. *Gabryel*, tambourine mon cœur. « Je veux pas t'en dire plus. »

Tu devras te contenter de cela ou aller te faire voir. Zakary reste silencieux si longtemps que je ne peux que lever la tête dans sa direction. Il a cessé de me regarder et surveille l'horizon blanc. Il a l'air soucieux. Ses sourcils sont froncés et vague est son regard. De ses longs doigts fin, il s'amuse à farfouiller la neige. Je le regarde un petit moment, mémorisant ses traits, la forme de son immense tête, de ses pommettes qui ressortent, du jeu de sa mâchoire.

« Zakary ? »

L'appel m'a échappé.
Mon grand *immense* frère se retourne vers moi. Son regard est doux et sur ses lèvres flottent un sourire. « Oui ? [/color]» qu'il me dit, comme si nous n'avions pas une conversation capitale et étrangement sincère. Je fronce les sourcils pour partager mon trouble et le sourire de l'homme s'agrandit, étirant ses yeux et faisant luire ses prunelles.

« Tu dis rien ?
Tu as quinze ans. Si tu ne veux rien me dire, je l'accepte. » C'est aussi simple que cela ? « Même si je déteste autant que toi n'avoir aucune réponse à mes questions. »

Dire que je suis surprise est un euphémisme.
*Il accepte ?*.
Lui, Zakary Bristyle, me laisse avoir le dernier mot ? Cette histoire se finira donc sans pleurs, sans cris, sans fuite de ma part ou colère venant de Zakary ? C'est la première fois depuis… Peut-être depuis toujours que j'ai la sensation d'avoir une réelle conversation, en face à face, avec lui. La première fois qu'il me comprend. Qu'il m'accepte.
Qu'il me voit autrement qu'une gamine.
Mon cœur se gonfle de joie et explose dans le monde en un grand sourire que je suis incapable de retenir. Zakary glousse et se lève, secouant sa cape pour l'en débarrasser de la neige.

« Allez, viens. On se les caille, ici. »
Dernière modification par Aelle Bristyle le 17 sept. 2020, 16:23, modifié 1 fois.

16 sept. 2020, 02:17
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
La dispute en question.

23 décembre 2044
Domaine Bristyle — Worcestershire
4ème année



Comme un mauvais souvenir, ma dernière dispute avec Thalia vient souvent me hanter. Elle date pourtant du mois d’octobre et ce qu’il s’est passé depuis a effacé toute trace de celle-ci. Néanmoins, de temps à autre, assez régulièrement je dois dire, me reviennent en tête ces mots qu’elle m’a si douloureusement lancés : « Va t’faire voir Aelle. ». Je me souviens de son ton et de ses larmes — foutues larmes — mais ce qui me fait plus mal encore sont mes propres émotions qui n’ont changé ni de nature ni d’intensité depuis ce jour-là. Une étrange confusion entre honte, colère, embarras et envie. Je serais bien incapable, même aujourd’hui, de comprendre exactement pourquoi est-ce que je ressens ces émotions-là ; le fait est qu’elles étaient présentes ce jour-là et qu’elles m’envahissent toujours quand le souvenir de la dispute me revient.

Il m’a fallu quelques temps avant d’appeler cela une dispute. Avant, je préférais croire qu’il s’agissait d’une crise de Thalia, d’une connerie, d’une bêtise. Puis Zikomo m’a fait comprendre ce que c’était réellement ; j’ai détesté cela. Nom de Merlin, moi et Thalia sommes tellement Au-Dessus de toutes les bêtises des Autres ! Les disputes, ce n’est pas pour nous, pas plus que les grandes discussions ou les questions existentielles et incohérentes que se posent les Autres. Nous, nous vivons simplement ; Ensemble. D’ailleurs, nous n’avons jamais parlé de la Dispute. Thalia a recommencé à me parler normalement, je ne sais même plus comment cela s’est fait. Puis la vie a repris son cours avec mes recherches, les cours, le Ba *n’y pense pas !*. Mais je n’ai jamais oublié. Parce que le Souvenir me hante et que lorsque j’y songe j’ai Honte comme j’ai rarement honte. Et que je la revois très souvent dans ma tête se lever, me quitter comme si cela ne lui faisait rien, m’abandonnant dans mon coin. C’est la première fois depuis… Peut-être depuis toujours que je suis confronté à l’envie, le besoin de revenir sur des mots que j’ai prononcé. Notamment ceux que je lui ai balancé ce jour-là et auxquels je croyais pourtant avec beaucoup de force : « Ouais, j’mens. T’as qu’à pas poser de questions ». C’est vrai, nom de Merlin, n’ai-je pas droit à mes secrets ?
Certes.
Mais je ne ressens plus de colère, aujourd’hui. Désormais, ne reste que moi, mon Savoir et une attente déstabilisante. L’attente qu’elle me pose des questions, qu’elle me demande de lui parler des Golems pour je puisse effacer notre dispute en lui répondant d’une autre manière. En lui laissant la chance de comprendre, si tant est qu’elle en soit capable.

Cette affaire me tracasse. Elle me hante, agrippe mon coeur, m’empêche de me concentrer. Lorsque j’y pense, j’ai peur. Je me dis : et si elle part ? et si elle m’en veut mais qu’elle le cache ? Et si le seul moyen de la garder près de moi était de me confier à elle, de lui parler de mon secret ? Je suis déchirée par l’envie de tout lui dire pour que cette foutue Dispute ne vienne plus me hanter et l’envie de tout garder pour moi ; c’est mon secret, c’est mon Savoir, c’est à moi, à moi toute seule.

Je suis fière de ce que Nyakane m’a appris. A chaque fois que je m’entraîne à la magie élémentaire, je me sens plus proche d’elle. Comme si je l’honorais en quelque sorte. Et Zikomo est si fier de moi ! Lui qui a toujours côtoyé de puissants sorciers Africains, il doit certainement attendre avec impatience que j’arrive à leur niveau et que je sois autre chose qu’une gamine sans trop d’importance. La magie élémentaire, c’est ma fierté. C’est un apprentissage dans lequel je ne cesse de m’améliorer, il me fait grandir, il me rend unique ; ce que j’apprends grâce à lui, personne n’est capable de le faire à Poudlard. Personne, sauf moi. Je ne veux pas qu’une autre personne sache le faire, non. Je ne veux pas. Mais je veux oublier la Dispute, et le seul moyen d’y parvenir c’est de faire ce que j’aurais dû faire ce jour-là.
Je vais le faire à ma façon.

Consciencieusement, je dépose la lettre que je viens de rédiger sur le colis que j’ai pris soin d’emballer pour Thalia. Cela me fait tout drôle de me détacher de ce livre, de le confier à la fille. J’ai tant appris avec celui-ci. Mais ce ne sera pas une grande perte ; tout est consigné dans les petits carnets que j’utilise pour mes recherches. J’épouvre une drôle d’émotion en observant le cadeau que je lui ai préparé pour Noël. Je suis contente de moi et un peu angoissée également de ce qu’elle en pensera. Non pas qu’existe le risque que le cadeau ne lui plaise pas, elle l’adorera, mais j’ai peur qu’elle comprenne trop rapidement le secret qui se cache dans les pages de l’ouvrage. Même s’il faudrait être Merlin pour deviner qu’une femme m’a appris en première année à utiliser la magie des Golems. Certes. Mais Thalia est très intelligente.

« Et si ça ne marche pas ? » demandé-je soudainement à Zikomo.

Ma diction est presque aussi rapide qu’avant la Chose, mais j’articule toujours aussi ridiculement pour être certaine que les mots que je choisis sont ceux que je veux utiliser. Zikomo ne lève même pas la tête de mon lit sur lequel il est roulé en boule quand il me répond d’une voix endormie :

« Tu ferais mieux de présenter tes excuses clairement. »

Il ne cesse de me répéter cette phrase débile. Et comme à chaque fois, je lui jette un regard noir qu’il ne voit pas.

« Les excuses, ça ne sert à rien. »

Il ne me répond pas et je n’attends pas sa réponse. Je me lève, attrapant soigneusement le colis et la lettre, et quitte la chambre en prenant garde à laisser la trappe ouverte derrière moi, pour Zikomo. Sur le palier, les bibliothèques m’entourent de leur présence bienfaitrice. Je laisse parcourir mon regard sur les dizaines de livres qu’elles abritent, évitant soigneusement de regarder vers la fenêtre ; la luminosité de ce jour de neige réveille le Monstre dans ma tête. Une petite pointe douloureuse s’enfonce dans mon crâne, mais je l’ignore aisément en me penchant dans le couloir. La première porte est ouverte et j’aperçois le grand corps de Natanaël penché sur son bureau. Le son de sa radio grésille, me laissant entendre la voix profonde d’un chanteur qui m’est inconnu. Au fond du couloir, une seconde porte entrouverte ; Aodren est là également. Je passe mon chemin après un dernier regard et m’engouffre dans les escaliers.

La maison est calme. Maman est, comme tous les jours, au nouvel hôpital qui a ouvert je ne sais où. Je ne l’ai presque pas vu depuis le début des vacances. Elle travaille, encore et encore, sans ne jamais s’arrêter, même si elle est blanche de douleur en rentrant le soir et qu’elle boite difficilement. Aodren s’en est plaint à Papa la veille, mais moi je comprends. Je comprends qu’il lui est bien plus agréable de se plonger dans le travail pour oublier qu’elle souffre et se traîne une jambe incapable de la porter. Et je crois qu’elle comprends également pourquoi je ne parle pas beaucoup, je l’ai vu à sa façon de me regarder. C’est la seule qui le fasse sans avoir cette petite lueur dans les yeux qui me souffle de parler, de faire un effort.

Je repousse ces idées qui alourdissent mon coeur en sautant les dernières marches qui me séparent du rez-de-chaussée. Le salon est étrangement calme. Il n’y a personne dans la cuisine sur ma gauche, pas plus que dans la salle à manger à ma droite ou dans le canapé et les fauteuils qui la côtoient. Je fais quelques pas à côté de la table, tourne en direction de la véranda et jette un coup d’oeil vers celle-ci. Un sourire apparaît sur mon visage quand j’aperçois Papa assis sur le tapis, le regard plongé dans le jardin qui se dessine derrière les baies vitrées. Je ne sais pas pourquoi il est là et pas dans le fauteuil qui fait face au même jardin et à la forêt que l’on aperçoit au loin, mais je ne lui demanderais pas. Cela implique trop de mots ; j’ai peur.

Je me manifeste en pénétrant dans la pièce et Papa tourne la tête vers moi. Un sourire vient aussitôt illuminer ses yeux. Mon coeur se réchauffe. Comme souvent, une pensée s’impose dans ma tête. *J’l’aime*. L’accompagne un sentiment d’harmonie, de profond bien-être et d’oubli total ; la Maison, mon chez-moi. Ici, tout ne peut que bien aller. J’aimerais m'asseoir à côté de Papa pour regarder l’extérieur, oublier mes pensées et mes peurs, mais il y a Thalia qui habite ma tête et je ne peux pas la repousser. Elle m’appelle trop fort, je dois lui envoyer son colis. Sa lettre. Elle me manque.

« Tu dois envoyer un colis ? » me demande Papa en bousillant mes pensées.

Il désigne du menton ce que je tiens dans les mains. Parfais, cela m’empêchera d’avoir à parler. Je secoue la tête du haut en bas, laissant ma question se lire dans mon regard. Papa me regarde, mais reste silencieux, laissant quelques secondes s’échapper. Le silence s’installe. J’espère qu’il ne va pas recommencer à Attendre. Je déteste cela. Mais je sais qu’il est déjà en train de le faire et je pousse un petit soupir impatient qui ne le fait pas réagir. Il soutient mon regard, un petit sourire sur le visage. Je sais ce qu’il veut : que je parle. Il me l’a déjà dit. Je dois parler pour ne plus avoir peur de parler. C’est idiot ce qu’il raconte. Je n’ai pas peur de parler. C’est seulement que j’ai l’impression d’être une débile quand j’ouvre la bouche *d’puis la Chose*. Je frémis, fronce les sourcils, laisse une moue s’installer sur mon visage. Je ne parlerais pas. Il a compris ma question ! Il sait que je vais lui demander l’autorisation d’utiliser Bézo ! Allez, Papa, je t’en prie. Ne m’oblige pas à parler. Avec un petit pincement au coeur, je me souviens que Maman ne m’oblige à rien, elle. Mais elle n’est pas là. Je suis seule avec ce regard qui me scrute et qui m’Impose.
Comme à chaque fois que Papa me fait le coup, une boule douloureuse grossit dans ma gorge et je baisse la tête.

Elles arrivent aussi vite que d’habitude. Les larmes. Je les repousse avec facilité. Je suis habituée, désormais. Ouais, je sais y faire avec celles-là.
*Thalia*. Pense à elle. *Thalia*. Son sourire, son silence. Sa chaleur, sa présence. Thalia. Elle est aussi puissante que ma Magie. Elle m’enveloppe dans des bras invisibles, je les vois dans ma tête, et elle se referme au-dessus de moi, me faisant oublier ce qu’il se passe Autour. Il ne reste que moi et Elle. Je laisse l’image me hanter. Une seconde, deux secondes. Je ferme brièvement les yeux.
Merlin, cela fait deux mois que la Chose a eu lieu et je ne m’en débarrasse toujours pas ; j’ai Honte.

« Je peux… utiliser… Bé… Bézo ? »

Je bégaie comme une timbrée ! Ça me fait toujours cela quand je me concentre pour parler et que je pense à la possibilité d’échouer. Je me fais toujours avoir. Je baisse la tête sur mes pieds après avoir balancé un regard meurtrier à Papa qui sourit bien trop pour mon bien. Qu’il aille sourire ailleurs ! La colère est aussi forte qu’elle est éphémère. Et elle laisse derrière elle un sentiment de vide qui me laisse minable.

« C’est bien, Aelle, me félicite doucement Papa. Tu peux utiliser Bézo oui, bien sûr. Où doit-il aller ? »

Je prends une inspiration tremblante.

« Godric’s Hollow. » Ma voix dégueule, misérable. « Thalia, » rajouté-je pour ne pas qu’il pense que j’écris à la Citadelle.

La pensée ne semble même pas lui avoir traversé l’esprit. Il m’autorise d’un mouvement à utiliser leur hibou et j’en profite pour m’échapper et ne pas découvrir sur son visage un énième sourire qui aurait entamé ma patience. Je retourne dans la salle à manger, pénètre dans le sas d’entrée et dépose mes affaires sur le guéridon pour m’envelopper dans une cape épaisse. Je passe une écharpe quelconque autour de mon cou — c’est celle de Natanaël, je reconnais son odeur — récupère le colis et sors de la maison en laissant la porte se refermer derrière moi.

La cour s’étale devant mes yeux. Quelques flocons de neige tombent encore du ciel blanc, mais peu comparé à tout à l’heure. Avec ravissement, j’observe le sol caillouteux enveloppé dans sa couverture blanche. Il n’y règne aucune trace de pied, aucun défaut. Sauf mes pas que j’inscris dans la neige en levant haut les jambes pour qu’elles soient parfaites devant moi. Je me crée ainsi un chemin jusqu’à la serre, un sourire amusé sur le visage, en oubliant pendant quelques minutes mon envie d’envoyer son présent à Thalia.

Je finis par pénétrer dans la serre après avoir piétiné l’oeuvre parfaite de la neige, auparavant si élégante. La chaleur m’enveloppe et fait rougir mes joues. C’est à peine si je regarde les plantes qui poussent dans tous les sens, grimpant le long des parois vitrées et encombrant le chemin. Je me rends rarement ici, Domaine de Maman et Naël, mais j’aime l’ambiance qui y règne. Je longe les végétaux jusqu’au bout de la pièce et entre dans le petit bureau attenant. C’est ici qu’habite Bézo. Il m’accueille d’un hululement ravi et je vais aussitôt vers lui pour le couvrir de caresses et d’attention. Il comprend mon intention et saute de lui même sur le colis, saisissant entre ses serres la ficelle que j’ai préparé pour son confort. Il tend sa petite tête vers moi, agitant ses aigrettes avec bonheur et claquant du bec pour me presser. Je lui présente la lettre dont il se saisit aussitôt.

« Thalia. Godric’s Hollow, chuchoté-je lentement en lui offrant une dernière caresse. Attention à toi. »

Je ne dois pas lui répéter deux fois. L’oiseau prend son envol et s’échappe par l’ouverture ouverte à son attention dans le toit. Je le regarde se perdre dans le ciel, petite tache rapetissant sur la blancheur des nuages. Un drôle de sourire s’étend sur mon visage. A cet instant, tout mon être chante Thalia. Elle vit dans ma tête et dans mon coeur. J’ai la sensation qu’elle est toute proche de moi, à me sourire, à me regarder, comme si elle était présente où que je sois. Je profite de la sensation le temps de son existence, quelques secondes, puis fais demi-tour quand le froid commence à me faire trembler.
Je l’ai fait.
Je me suis excusé.
Je peux oublier la Dispute, désormais.
C’est un sentiment étrange que la fierté, le contentement. C’est comme lorsque je parviens à comprendre une phrase compliquée d’un grimoire compliqué. J’ai travaillé, j’ai réfléchis, j’ai fait un effort. Et je finis par comprendre. C’est pareil, après avoir songé pendant tant de temps à la Dispute, à ce qu’elle me faisait ressentir, j’ai pris une décision en accord avec ce que criait mon être. Tout va bien aller, désormais.

16 sept. 2020, 02:18
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
PNJ présents
— Arya (54 ans), mère d’Aelle
— Zile (54 ans), père d’Aelle
— Narym (30 ans), frère d’Aelle
— Zakary (28 ans), frère d’Aelle
— Natanaël (20 ans), frère d'Aelle
— Aodren (16 ans), frère d’Aelle
— Elizabeth Bristyle (75 ans), père d'Arya
— Ernest Bristyle (77 ans), père d'Arya


24 décembre 2044
Maison d’Elizabeth et d’Ernest Bristyle — Llangrannog



Elle se dressait là.
Grande et fière au-dessus des falaises, surplombant le village de ses façades victoriennes. Une belle maison à trois étages, percée de fenêtres à croisillon et de bow-window, son porche s’avançant vers la route comme une invitation à pénétrer en son sein. Quelques marches menaient à l’imposante double porte d’entrée. Agrémentant la façade principale, une tour octogonale s’intégrait au coeur du bâtiment, son toit pointu percé d’un oeil-de-boeuf soutenant une girouette qui grimpait vers le ciel comme un oiseau libre. La façade principale n’accueillait aucun balcon ni terrasse, mais celle faisant face à la mer d’Irlande offrait les deux, le premier au premier étage et la seconde au rez-de-chaussée.
C’était une maison imposante, avec beaucoup de charme, certes, mais dont la richesse et la beauté écrasait ceux qui la regardait. L’on aurait dit un manoir des temps anciens, malgré sa modeste taille.

C’est du moins ainsi que Narym la verrait s’ils étaient arrivés en transplanant, comme à leur habitude. Mais les temps actuels bouleversaient jusqu’à leurs déplacements, ainsi il se fit cracher par la cheminée et posa un pied sur le tapis du salon juste après sa mère et son père. Il épousseta sa cape pour ne pas avoir à lever les yeux et se déplaça pour laisser la place à ses frères et sa soeur. Déjà, l’odeur des lieux le frappait. Un subtil mélange entre l’ancien et le bois travaillé. Merlin, pourquoi avait-t-il un souvenir si accru de cette odeur ? Dans son coeur, brûlait la même colère qui le secouait toujours lorsqu’il repensait à ses grands-parents, mais il était là de son plein grè et était désormais un homme fait. Ainsi, il leva la tête, installant sur son visage un sourire poli.

Ils étaient là, dans l’entrée du salon. Un homme et une femme ridés par l’âge, portant sur leur visage une absence totale d’expression. Bien, ils n’avaient pas changé. Cela faisait désormais trois ans que Narym ne les avait pas vu, et il aurait bien rajouté quelques années de plus à ce nombre. Il n’avait aucun plaisir à se tenir là et à jouer à l’hypocrite.

L’instant silencieux dura quelques secondes durant lesquelles personne, pas même les vieillards, n’osa bouger. Ce fut Ernest qui fit le premier pas. Traînant sa femme dans son sillage, il s’avança vers sa fille, un sourire lui étirant les rides du visage.

« Arya, bienvenue chez nous, » s’exclama-t-il comme si la dernière fois où ils s’étaient retrouvés face à face ne les avait pas vu se disputer violemment.

Gêné et comprenant le mal-être de sa mère, Narym dansa d’un pied à l’autre en jetant des coups d’oeil discrets en direction de la cheminée. Merlin, pensa-t-il, que Zakary arrive vite. Et Natanaël. Natanaël savait toujours quoi dire à leurs grands-parents.

*


Elle était immobile près de lui. Il sentait contre son bras les muscles de sa femme qui se bandaient. Il l’imaginait se battre avec les sentiments qui la bouleversaient, repousser sa fierté, sa colère, et surtout la douleur qui la terrassait depuis l’attaque de Sainte-Mangouste. Et tandis qu’il imaginait tout cela, tandis qu’Arya vivait tout cela, lui non plus ne bougea pas et regarda arriver vers lui ces vieillards qui avaient trop d’années derrière eux pour comprendre tout ce qu’il se déroulait dans la tête de leur fille.

Zile attendit une seconde, surveillant son épouse du coin de l’oeil.
Deux secondes.
Le sourire d’Ernest se voila.
Trois secondes.
Les sourcils d’Elizabeth se froncèrent.
Ainsi, puisque sa femme se refusait à avancer pour saluer ses parents, Zile prit les devants. Il avala les mètres qui le séparaient de ses beaux-parents, la main tendue. Il attrapa la poigne que lui tendait avec hésitation Ernest, le regard de ce dernier peinant à se détourner d’Arya qui n’avait toujours pas bougé.

« Ernest, Elizabeth, salua Zile en forçant son air enjoué. Merci pour l’invitation. Nous sommes tous ravis d’être ici. »

En réalité, il n’y avait qu’une seule personne qui était un temps soit peu ravie de se trouver dans ce salon en cette veille de Noël, et ce n’était ni Zile, ni Narym qui se tenait droit comme un piquet, et sûrement pas Arya qui bougea à peine pour saluer sa mère lorsque celle-ci se pencha dans sa direction.

Pour ne pas voir l’extrême froideur entre les parents et leur fille, Zile se tourna vers son premier fils qui le regardait d’un air souffreteux, un sourire coincé sur le visage. Du bout de la main, en un geste discret, son père le poussa en avant et l’homme s’avança pour présenter sa main à sa grand-mère et à son grand-père. Soucieux, Zile jeta un oeil à la cheminée, se demandant où était bien passée le reste de sa fratrie. A peine eut-il caressé l'âtre de son regard que celle-ci s’alluma et cracha dans un éclair vert le plus grand de ses enfants.

*


Zakary s’ébroua en sortant de la cheminée et nettoya sa belle cape sombre en un geste de baguette. En levant la tête, il ne s’attendait certes pas à tomber sur ce paysage. Le salon n’avait pas changé, toujours aussi austère et habillé d’objets vieux comme le monde. C’était une maison de vieux, avec des meubles de vieux, de vieilles choses, et de vieux grands-parents désagréables. Dans le paysage, une tache : sa mère, l’air revêche, droite comme un i dans sa jolie cape bordeaux. Elle posait à côté de son vieillard de père et de sa vieillarde de mère. Tous trois le regardaient. Sa mère préférerait crever plutôt que de l’entendre, mais Zakary ne put s’empêcher de remarquer l’effroyable ressemblance entre les trois personnages.

Jetant un regard à Narym qui se tenait maladroitement dans un coin — et qui cachait fort mal son mal-être —, le visage de Zakary se fendit en un grand sourire hypocrite et il s’avança vers ses grands-parents les bras grands ouverts.

« Grand-père Ernest, grand-père Elizabeth !
Zakary, répondit la vieille femme en lui jetant son sourire crispé au visage. Tu n’as pas changé. »

Dans sa bouche, ce n’était certainement un compliment. Mais puisque lui, contrairement à son bien-aimé frère, n’avait pas osé bafouer leur honneur en vivant dans le monde Moldu, ses grands-parents ne lui avaient jamais reproché la moindre chose. Zakary déposa deux baisers claquants sur les joues creuses d’Elizabeth et se tourna vers son grand-père avec lequel il partagea une poignée de mains vigoureuse.

« Vous n’avez pas changés non plus, » dit-il en s’attirant le regard noir de son père — qui ne savait que trop bien que dans la bouche de son fils non plus ce n’était pas un compliment.

Alors que la cheminée s’allumait pour recracher le restant de la famille, Zakary se déplaça subtilement près de son grand-frère. Narym avait beau vouloir cacher sa détresse, il ne pouvait pas la dissimuler à Zakary. Ce dernier se pencha vers Narym pour lui chuchoter au creux de l’oreille tout ce qu’il pensait de ses grands-parents, et ce n’était certainement pas des paroles positives.

*


L’angoisse.
Cette maison lui renvoyait mille souvenirs dans la tronche.
Les disputes incessantes, les longs et ennuyants repas silencieux, les regards de reproche de ses parents, les heures enfermées dans sa chambre à l’étage, le jour où elle avait fait brûler le canapé, trop furieuse pour se contenter de crier, et tant d’images, tant de mots, tant de souvenirs grouillaient dans sa tête.

Arya se tenait droite, le regard braqué en direction de la cheminée qui venait de faire apparaître Natanaël, bientôt suivit des deux cadets de la famille. Elle regardait ses enfants pour éviter d’avoir à tourner la tête sur la droite et de voir son père et sa mère. Tous deux se tenaient pourtant proches d’elle, et tandis que les enfants chahutaient entre eux pour savoir qui allait sortir sa baguette pour nettoyer la suie qui les recouvrait tous, elle sentit le regard de son père se tourner vers elle. Les frissons la gagnèrent quand l’homme ouvrit la bouche. Elle pinça ses lèvres et se tourna vers lui, l’air poli, pour l’écouter.

« Comment va ta hanche ?
Bien, je te remercie. » Elle n'eût pu donner réponse plus froide. « Et la tienne ? »

Petite vengeance pour rappeler à son cher père qu’elle aimait autant que lui parler de ses blessures.

« Fort bien, fort bien. »

Et l’homme se redressa, à peine plus petit qu’elle — n’avait-il pas perdu quelques centimètres ? —, les mains croisées dans le dos et le regard braqué devant lui. Par dessus l’épaule de son père, Arya avisa le regard froid que lui lança sa mère. Le sourire que la vieille femme arborait n’apaisait en rien le coeur de sa fille qui devinait toutes les pensées qui devaient traverser la tête de la vieille femme.

Natanaël fut le suivant à venir saluer ses grands-parents. Sur son visage, un sourire qui réconforta Arya. En voilà un qui passerait de belles fêtes. Elle préférait le voir souriant que gémissant, même si ce sourire était adressé à ses affreux parents. La femme en profita pour se déplacer à côté de Zile qui gardait sur ses lèvres un sourire doux et patient. Parfois, Arya avait envie de le lui arracher violemment, mais aujourd’hui, cette grimace la rassura. Quoi qu’il arrive, Zile saurait quoi faire. Il habillera les silences, évincera les questions gênantes et calmera le tempérament de leurs enfants. Elle lui offrit une grimace qui voulait dire « Je n’en peux déjà plus » à laquelle il ne répondit pas et elle continua son chemin en direction de Narym et Zakary. Le premier avait l’air de vouloir se confondre avec le mur contre lequel il était appuyé. Arya se glissa subtilement entre les deux hommes. C’est qu’ils avaient une fort jolie vue sur le paysage depuis cette position. Elle gratifia Narym d’un regard.

« Tu vas bien ?
Et toi ? souffla Narym d’un air maussade.
Aussi bien que toi. »

Vingt-huit heures. Cela prendrait fin dans vingt-huit heures. Autant dire jamais. Pendant ce temps-là, il leur faudrait supporter les vieillards et leurs idées préconçues, les bavardages sur les dernières nouvelles qui secouaient l’Angleterre et s’ils étaient réellement malchanceux, les questions indiscrètes qu’ils leur poseraient à tous. Narym soupira, bientôt suivit de sa mère.

Si elle l’avait pu, Arya aurait coupé tous les ponts avec son père et sa mère. Elle l’aurait fait si Zile n’avait pas argué qu’il était bon pour leurs enfants de connaître au moins une paire de leurs grands-parents. Mais si on lui demandait son avis, Arya dirait que ses cinq enfants n’avaient aucun intérêt à connaître leurs grands-parents maternels, tout comme ils n’en auraient eu aucun à connaître les parents de Zile. Mais on ne lui demandait pas son avis sur le sujet.

Portant sur le visage un air aussi douloureux que Narym qui, pour l’occasion, avait accepté de laisser ses vêtements moldus au placard, Arya regardait ses parents embrasser Natanaël. Douce Magie, cela ne faisait qu’une poignée de minutes qu’ils étaient ici et—

*


je voulais déjà m’en aller. Les embrassades entre Natanaël et les vieux terminées, je devinai que c’était à mon tour de m’approcher. Aodren était sur mes talons et il me poussa du bout des doigts. Je grimaçai dans sa direction, mais c’est à peine s’il m’accorda un regard. Le coeur en peine, j’approchai donc, m’efforçant de lisser mon visage de toutes émotions. Au creux de mon épaule, Zikomo se faisait tout petit. Je lui avais longuement parlé de grand-mère Elizabeth et de grand-père Ernest. Il savait donc que ces deux personnes étaient autant des Autres que les élèves de Poudlard. C’était certes les parents de Maman, ils avaient peut-être une bibliothèque splendide et Ô combien fournie, mais ils n’en restaient pas moins particulièrement désagréables et indiscrets. Des moments que j’avais partagé avec eux, je me souvenais des silences gênés, des colères de Narym et des échanges verbaux colossaux entre Maman et eux. Je me souvenais également que les vieux n’aimaient pas être contredit, qu’ils n’aimaient pas grand chose et grand monde, et qu’ils ne savaient guère parler d’autre chose que de leur propre vie. En clair, c’était des Autres comme il s’en faisait tant : barbants et agaçants. Et moi, actuellement, je n’avais aucune envie de passer du temps avec ce genre de personne. Moi, je voulais rester dans mon coin sans parler, me contentant de songer à Thalia et à ma crainte qu’elle reçoive mon colis — qui n’avait d’égal que ma crainte que Bézo se perde et qu’elle ne le reçoive jamais.
Mais j’étais là.
Et grand-père Ernest se détourna de Natanaël pour me regarder arriver ; ses lèvres se pincèrent. Près de lui, grand-mère Elizabeth portait une tronche toute fripée, elle avait le même air que Maman lorsque moi ou mes frères allions dans le sens contraire de ce qu’elle racontait.
Flippant.

J’installai bravement un sourire sur mes lèvres et présentai ma main ouverte devant moi. Une main ouverte comme une salutation. *S’ils parlent, je les défonce*.

« Aelle, voyons ! Je ne vais pas te serrer la main. »

Grand-mère Elizabeth me lança un sourire édenté avant de m’agripper les épaules pour planter deux baisers sur mes joues. J’étais rassurée par son sourire. Pendant un instant, j’ai cru qu’elle voulait me reprocher quelque chose. Je supportai l’épreuve en silence, le coeur battant à tout rompre. La poigne de la femme réveilla ma vieille douleur à l’épaule et je m’éloignai doucement, frottant celle-ci et souriant pour cacher mon trouble. Je me tournai cette fois-ci vers grand-père, gardant ma main pour moi, prête à supporter un autre rapprochement. Je patientai en l’avisant présenter sa joue à un Aodren tout souriant. Quand celui-ci s’éloigna vers grand-mère, je m’approchai à mon tour. Le regard que posa le vieux sur moi me fit perdre ma grimace hypocrite.

« Aelle, » me salua-t-il avec froideur en me présentant sa main.

Je la lui serrai avec hésitation, craignant de ne pas comprendre. Tout en lui me reprochait ce que j’étais. Merlin, d’habitude c’était Narym qu’il regardait ainsi, et parfois Maman, mais pas moi ! La dernière fois que nous nous étions vu, nous avions, ma foi, passé un moment plutôt agréable, quoi qu’ennuyant. Cela remontait au Noël précédent ma première année — ou peut-être l’été ? Il ne s’était rien passé de particulier lors de ce repas, rien qui ne sorte de l’ordinaire. Qu’est-ce qui avait bien pu rendre grand-père aussi… *Oh*, songeai-je tout à coup. Et si elle était au courant pour les Chinois ?
Non.
Impossible.

« Tu pourrais répondre à ton grand-père, tout de même. »

Les mots me frappèrent. Là, grand-mère me regardait d’un air sévère. J’ouvris la bouche, mais aucun mot ne s’en échappa. Merlin, mais qu’étais-je censé répondre à « Aelle » ?

« C’est bon, maman, » intervint Maman en s’arrachant à son coin sombre pour me rejoindre. Elle posa une main sur mon épaule, celle qui n’accueillait pas Zikomo. « Laisse-la tranquille.
Je n’ai rien dit !
Tu en as trop dit. »

Et moi, je ne comprenais rien à ce qu’il se passait. Il y avait Maman avec sa tronche de colère et grand-mère qui portait le même masque. Près de ce dernier, grand-père. Celui-ci me couvait d’un regard sévère qui me glaça le sang.

« Si vous n’avez pas oublié cette affaire, dites-le, disait Maman lorsque je parvins à me concentrer sur la conversation. Nous repartons dans l’immédiat. »

Troublée, je me tournai vers Zakary qui observait la scène dans son coin. Il était étrangement silencieux, comme Narym à ses côté — quoi que ce dernier avait un air que je ne lui connaissait guère, celui de l’agacement. S’apercevant de mon observation, Zakary m’offrit un clin d’oeil qui me rassura. Sans que je ne m’y attente, Papa vint s’incruster dans la conversation et passa son bras autour de l’épaule de Maman. Je pus sentir le bout de son doigt me frôler.

« Je pense qu’ils ont oublié. » Quand à savoir ce que les vieux devaient oublier, je crois que j’étais la seule à l’ignorer. « N’est-ce pas ?
Oui, bien sûr, » grimaça grand-mère Elizabeth en s’éloignant sans un regard pour moi.

Comme tous les autres, je me tournai vers grand-père Ernest, mais celui-ci ne montrait pas qu’il allait répondre. Sans doute ne le ferait-il jamais. Il se contenta de s'effacer et de nous désigner le couloir. Là-bas, un escalier menait aux chambres.

« Vous souhaitez peut-être vous débarrasser de vos affaires ? »

*


Natanaël


Je ne comprenais pas Narym.
Grand-père Ernest et grand-mère Elizabeth avaient certes leurs torts, ils étaient peut-être légèrement tatillons sur certaines choses qui n’importaient guère à papa et Maman, mais c’étaient deux vieillards ma foi bien agréables. J’avais toujours aimé venir chez eux. Grand-mère était une éminente professeure de la Faculté d’Histoire de la Magie d’Angleterre en son temps et avait toujours des histoires passionnantes à me raconter, enfoncée dans son fauteuil de la bibliothèque. Et grand-père, qui avait passé la quasi-totalité de sa carrière au Ministère de la Magie en tant qu’Oubliator, avait autant de choses à me conter. Les visites chez nos grands-parents étaient certes rares, mais je les avais toujours trouvé douces et agréables. Si tant était que l’on puisse oublier les regards noirs de Narym et de Maman, et les crises de colère que cette dernière piquait.
Alors non, je ne comprenais pas Narym.

Il m’avait raconté que grand-père Ernest et grand-mère Elizabeth avaient eu beaucoup de mal à accepter le fait qu’il souhaite poursuivre ses études chez les Moldus et qu’ils avaient encore moins accepté qu’il vive dans ce monde. Mais il lui aurait suffit de se taire, à Narym, il aurait tout gardé pour lui et ainsi nos grands-parents ne lui auraient jamais fait de reproches. Et s’il s’était excusé de les avoir insulté de vieux cons (j’aimais tant cette histoire !), aujourd’hui il aurait l’air moins mal à son aise.

Je suivis Narym et Zakary pour aller à l’étage. J’étais heureux, pour une fois *seulement cette fois, promis*, qu’Aelle refuse d’articuler plus de deux mots à la suite. Vu son air, elle aurait très certainement crié sur les grands-parents. Et si papa n’était pas intervenu, une dispute aurait encore éclaté et Maman aurait crié. C’est ce que j’aimais le moins lorsque je venais à Llangrannog : Maman criait. Je n’aimais pas cela ; avec mes frères et ma soeur, nous nous étions toujours accordés pour dire que Maman était plus effrayante encore que papa lorsqu’elle élevait la voix. Et il n’y avait rien de pire que ses parents pour lui faire élever la voix.

Je montai les escaliers, le coeur joyeux. Qu’il était bon de sortir de la maison ! Entre l’ambiance morose de la Faculté de Médicomagie et les soirées passées à aider dans le Refuge du Réveil, je n’avais pas eu de temps à moi ces derniers temps. C’était épuisant de vivre sans cesse dans la peur, de se réveiller souillé de sueur après un cauchemar éprouvant la nuit ou de supporter les angoisses de mes compagnons, que ce soit les élèves de la fac ou les autres bénévoles des Refuges. Alors être ici était un véritable plaisir.

« Je prends la chambre du haut ! » m’exclamai-je, heureux à l’idée de pouvoir coller mon nez contre la vitre oeil-de-boeuf au beau milieu de la nuit pour observer les étoiles.

Narym et Zakary me passèrent à côté, le premier me souriant et le second me frappant le haut de la tête.

« Essaie d’avoir moins l’air heureux, abruti, » me lança Zakary en pénétrant dans l’ancienne chambre de Maman.

Je grognai et me dirigeais vers le deuxième étage. Avisant Aodren qui montait derrière moi, je me penchai par-dessus la balustrade.

« Tu viens avec moi, Ao ?
Sûr, que je viens ! »

*


La joie de Natanaël était la plus belle cape dont puisse se parer Aodren aujourd’hui. Il ne voulait pas supporter les silences d’Aelle, la mauvaise humeur de Narym, ni même la sincérité fracassante de Zakary. Il voulait oublier que le monde allait mal en riant, en s’amusant. Même s’ils étaient chez les vieux cette année, et alors ? Ne pouvaient-ils pas s’en accommoder ? Merlin, parfois sa famille était si rancunière. Ils encombraient leur coeur de tensions vieilles d’une dizaine d’années et cela devait excuser le fait qu’ils tirent la tronche et qu’ils soient désagréables. Aodren n’avait pas besoin de cela, aujourd’hui, ni demain, ni même jamais. Il n’y avait qu’à la maison que le regard de Lupus le hantait moins, qu’avec sa famille qu’il cessait de se répéter en boucle les conseils de Mother dans sa tête.
Il voulait laisser couler.
Il voulait cesser de penser.
Alors il suivit Natanaël.

Avant de disparaître sous les combles, il se tourna vers le palier. Là, il trouva Aelle, seule, immobile. Leurs parents avaient déjà disparu dans la petite chambre d’ami.

« Tu dors où, Aelle ? »

Son sursaut lui fit mal au coeur. Elle leva la tête dans sa direction en haussant les épaules ; Zikomo le regardait avec le même air insondable qu’il arborait toujours. Aodren ouvrit la bouche, prêt à proposer à sa petite soeur de les accompagner Natanaël et lui à l’étage, mais la tête sombre de Zakary apparue soudainement dans l’embrasure de la porte de l’ancienne chambre de maman.

« On la prend avec nous ! s’exclama-t-il, un sourire provoquant aux lèvres, appelant Aelle à le rejoindre en un geste de la main.
T’es sûr ? Tu peux venir avec nous si tu veux, Ely. »

La jeune fille leva un regard sombre dans sa direction. Parle ! voulut-il la prier, mais il avait compris que cela ne servait à rien de la pousser. Alors il attendit, il attendit et il attendit. Il allait craquer lorsqu’elle parla enfin :

« Je reste là. »

Sa voix était bouillante de mots qu’elle ne disait pas. C’était effarant de le comprendre alors qu’il n’était pas dans sa tête, pas dans son coeur. Ce dernier se serra dans sa poitrine et il essaya d’oublier l’image que lui renvoyaient ses rêves ; Aelle, morte. Il sourit vaillamment, leva un pouce en direction d’Aelle et Zakary, et s’en détourna rejoindre son frère à l’étage.

16 sept. 2020, 16:03
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
« On mange quoi, pour le réveillon ?
— Un petit peu d’intolérance, pour changer. »


24 décembre 2044 — dîner du réveillon
Maison d’Elizabeth et Ernest Bristyle — Llangrannog


Image
Zakary Bristyle (28 ans)
Apprenti fabricant de baguettes
Frère aîné d'Aelle



« Nous avons bien compris que tu te fiches de l’avis du monde qui t’entoure. Tu crois que cela te rends plus intéressante, mais moi je dis que cela montre seulement ton égoïsme.
Maman ! » tonna la voix d’Arya.

Mais Arya avait beau tonner, cela ne changeait absolument rien à la colère qui s’éveillait dans les yeux d’Elizabeth Bristyle. Et le problème avec Elizabeth Bristyle, c’était qu’à partir du moment où elle avait une personne en grippe, elle ne la lâchait pas. De là où il se tenait, Zakary pouvait très bien voir que le regard de sa grand-mère ne s’était même pas détourné au cri d’Arya. Non, la vieille femme continuait de regarder la pauvre enfant qui était assise devant elle et qui la regardait comme si elle venait de s’apercevoir de sa présence.

Aelle n’avait rien fait, pour une fois. Réellement rien fait. Elle s’était contenté de demander sagement à ce que l’on ne lui serve pas de la dinde, car elle ne voulait que de la farce. Alors, certes, elle n’avait pas dit cela avec des mots, seulement des gestes, des regards et quelques grognements par-ci par-là. Mais mince, après ce qu’elle avait vécu pendant le bal d’Halloween, c’était bien compréhensible de sa part. D’ailleurs, après ça elle avait même fait l’effort de parler. C’était la première fois qu’elle ouvrait la bouche depuis le début du repas. Aodren lui avait lancé pour la taquiner : « Tu fais jamais comme les autres » et elle lui avait répondu mot pour mot, très simplement : « L’avis des autres n’est pas important » ; ce qui était sa plus longue phrase depuis un moment.
C’était ce qui avait réveillé la colère de leur grand-mère.

A présent, leur mère semblait prête à exploser, leur grand-mère également, tandis que tous les autres assistaient silencieusement à la guerre qui se préparait. Zakary se rappelait des disputes mémorables qui faisaient s’affronter sa mère et ses parents, lorsqu’ils allaient encore rendre visite à leurs grands-parents, avant. Les adultes finissaient toujours par s’engueuler et leur père, Zile, devait faire tampon ; rôle qui lui allait à merveille si l’on devait demander son avis à Zakary.

Aujourd’hui cependant, il y avait une chose qui n’était pas présente quand Zakary était petit : Aelle. Cette dernière avait réellement l’air étonné. Zakary aurait parié des milliers de Gallions qu’elle n’avait absolument pas compris ce qui avait tant énervé grand-mère Elizabeth. Son grand frère, lui, savait très bien ce qui était passé par la tête de la vieille. Il échangea un regard avec Narym, assis près de lui. L’homme avait les sourcils froncés et semblait prêt à intervenir (il manquait tellement de patience lorsque cela concernait ses grands-parents). Même Aodren et Natanaël leur lançaient des coups d’oeil inquiets, semblant dire : merde, ça arrive vraiment, qu’est-ce qu’on fait ?
Aucun d’eux n’eut le temps de faire quoi que ce soit.

« Elle est assez grande pour qu’on en parle, enfin ! s’offusqua la vieille femme, récoltant un hochement d’assentiment de la part de son mari. On ne va pas en faire un sujet tabou, quand même !
Lâche-la avec ça, c’est pas le moment d’en parler ! Et puis merde, je vous ai dit que si vous aviez encore un problème avec cette histoire, on partait sur le champ.
Je pense que tout le monde devrait commencer par se calmer, » intervient Zile d’une voix apaisante.

Il n’apaisa rien du tout. Sa femme lui lança un regard furibond et le visage de sa belle-mère se tordit si fort que personne autour de la table ne put ignorer le dégoût que l’intervention de son gendre lui inspirait.
Et arriva ce qui ne devait absolument jamais arriver.
Zakary devina qu’Aelle allait prendre la parole. Il la vit rassembler son courage, la concentration fronçant son joli visage, plisser ses yeux noirs et se tourner bravement vers la vieille femme qui la regardait comme si elle n’était qu’un monstre particulièrement repoussant. Cette vision d’ailleurs fit se crisper Zakary. Le grand homme haïssait plus que tout l’irrespect, et la façon dont sa grand-mère regardait Aelle lui déplaisait au possible. Il aimait beaucoup ses grands-parents, il aimait leur franchise, leur esprit piquant et leurs rapports un peu vieillot au monde, mais il détestait par dessus tout que l’on fasse du mal à ceux qui lui étaient chers. Et il savait très bien que si Aelle parlait…

« Attendez..., » intervient Aelle d’une voix lente. Trop tard. Zakary la regarda avec effroi terminer sa phrase : « C’est quoi, le… » Elle sembla chercher ses mots. Zakary craignit qu’elle ne le trouve pas, mais elle y parvient : « Problème ? »

Le silence qui frappa la table fut assourdissant. Arya prit une inspiration pour répondre à sa fille, mais grand-mère Elizabeth fut plus rapide qu’elle :

« Le problème ? Le problème, ma fille, c’est que tu as insulté un invité diplomatique et que tu as couvert d'opprobre toute ta famille. »

Ce qu’elle ne disait pas, c’est que cette histoire datait de presque deux ans.

Aelle ouvrit la bouche, surprise. Une ombre se déposa sur son visage et elle reposa lentement ses couverts. Au tremblement qui secoua ses lèvres, Zakary compris qu’une tempête se déchaînait dans son coeur et qu’elle faisait son possible pour ne pas pleurer. Narym reposa brutalement son verre. Zakary le connaissait assez pour savoir qu’il bouillait de rage et qu’il allait exploser — c’était si rare que c’était à peine croyable.

Le temps semblait comme suspendu au-dessus de la table qui rassemblait, pour la première fois depuis des lustres, la famille Bristyle dans son entièreté.

« Ça veut dire quoi opprobre ? » demanda Aodren d’une petite voix à Natanaël qui était trop inquiet pour lui répondre.

En temps normal, Zakary se serait moqué de son frère, moqué qu’il ne connaisse pas ce mot, moqué qu’il intervienne au moment le moins propice. Mais ce n’était pas le moment. Il y avait urgence. Il le voyait dans le regard plein de larmes d’Aelle (vision qui lui déchira le coeur), dans la colère qui se rassemblait dans celui de sa mère (vision qui le faisait toujours flipper, même quand la colère ne lui était pas destinée), dans le froncement de sourcil de son père (ce qui était déjà une preuve de rage intense provenant de cet homme calme), dans le déglutissement de Natanaël, dans la bouche de son grand-père qui s’ouvrit pour en rajouter une couche et dans les poings que serraient convulsivement Narym.
Il devait intervenir.
Maintenant.

Il se leva si rapidement que sa chaise tomba en arrière et percuta le plancher. Cela eut l’effet d’attirer le regard de tout le monde sur lui (sauf celui d’Aelle, remarqua Zakary) et de faire avorter la tentative de grand-père Ernest de plomber davantage l’ambiance.

Zakary échangea un regard avec Narym qui ouvrit de grands yeux surpris. Son cher frère n’était pas du genre provocateur, contrairement à lui. Il restait calme, acquiescait à tout et n’importe quoi, surtout si cela pouvait apaiser les foules, et surtout n’agitait jamais de draps rouges devant un taureau en colère. Contrairement à Zakary. Pourtant, ce jour-là, quand Zakary croisa le regard de son aîné, il compris que celui-ci avait deviné ce qu’il allait faire et qu’il n’allait pas l’en empêcher. Narym lui donna même son accord en esquissant un sourire si petit qu’il en était indiscernable pour quiconque n’était pas Zakary. Ce dernier n’avait pas besoin de plus pour agir. S’il avait l’accord de Narym et si cela permettait de détourner l’attention de ses Monstres de grands-parents d’Aelle, il était prêt à n’importe quoi, même à dégueuler une vérité qu’il n’avait jamais caché, mais qu’il avait toujours préféré garder pour lui — surtout face à Elizabeth et Ernest Bristyle qui, rappelons-le, n’étaient pas des figures de tolérance.

« Je dois faire une annonce, » déclara le grand jeune homme.

Personne ne pensa à protester autour de la table. Tout le monde était sous tension, mais quand Zakary parlait en général on l’écoutait. Il afficha un grand sourire destiné à apaiser la colère ambiante — sourire qui fit davantage se froncer les sourcils de son grand-père et qui fit soupirer sa mère qui le connaissait trop bien. Mais elle non plus n’intervint pas pour l’arrêter, allez savoir pourquoi. Le risque était plus grand du côté de Zile qui se leva à son tour, voilà pourquoi Zakary dégueula sa vérité sans préambule :

« Je couche avec un homme ! s’exclama-t-il d’une voix guillerette en levant les bras en l’air. Et ça fait longtemps, en plus. Et ça durera longtemps. »

Une chose à savoir concernant Elizabeth et Ernest : ils n’aimaient pas ce qui sortait de l’ordinaire. Ils n’aimaient pas les pensées anti-conformistes, les rebelles, les déviants et tout ce qui était dans le même genre. On pouvait donc bien deviner que l’idée même de coucher (terme qui était proscrit dans la bonne société, qui plus est) avec une personne de même sexe était tout bonnement invraisemblable, étrange, dérangeant et inacceptable. Voilà, peut-être, pourquoi le visage d’Ernest se fit soudainement livide et que sa femme ouvrit la bouche sans qu’aucun son ne puisse en sortir.

Ravi, Zakary ne manquait rien du spectacle. Il avait toujours rêvé de faire cela. Il faut dire qu’il n’avait jamais vraiment fait de coming-out, comme ils appelaient ça dans le milieu. Ses parents et Narym avaient toujours su qu’il fréquentait autant les filles que les garçon, et par la suite ils avaient même rencontré certaines de ses conquêtes. Aucun d’eux n’ignorait que Lounis était plus qu’un ami, même s’il ne l’avait jamais présenté comme son compagnon. Zakary n’aimait pas les étiquettes, il ne s’en était jamais collé sur le front. Il était donc ravi d’avoir pu sortir cette phrase claquante à des personnes comme ses grands-parents. C’était foutrement amusant.

Une chose était moins amusante, cependant.
Non pas le regard de colère de son père, Zakary avait déjà deviné que Zile n’apprécierait pas sa provocation.
Non, il s’agissait du regard d’Aelle. Celle-ci le regardait (enfin) comme si un troisième oeil lui avait poussé sur le front. Zakary se demanda un instant s’il était possible, seulement possible que sa petite soeur ignore qu’il couchait avec des hommes (dont un en particulier), avant de se rappeler de la conversation qu’ils avaient eu au début des vacances. Non, elle ne l’ignorait pas. Mais elle devait être surprise qu’il intervienne de cette manière.

« Je te demande pardon ? »

Zakary se détourna de sa soeur pour regarder son grand-père. Celui-ci avait la tête d’une personne venant d’avaler un citron.

« Tu veux que je répè…
Non ! Zakary, ne répète pas, demanda Zile, une grimace sur le visage.
Ça vous dérange ? demanda Zakary en ignorant son père, le regard pénétrant tour à tour celui de sa grand-mère et de son grand-père. Ça vous dérange que je couche avec un homme et que j’aim… »

Narym le fit taire d’un regard. Zakary retient de justesse ce qu’il s’apprêtait à dire, mais ne put s’empêcher de laisser un sourire grimper sur ses lèvres. Et alors qu’il avait conscience que tout le monde le regardait, il se tourna vers sa soeur et lui fit un clin d’oeil. Il se fichait que tout le monde devine qu’il avait agit ainsi pour détourner l’attention d’Aelle. L’important était que ses grands-parents avaient perdu leurs mots et qu’ils ne semblaient pas prêt de les retrouver.

Zakary se rassit calmement et offrit un sourire à sa mère qui retenait tant bien que mal le fou-rire qui la secouait de l’intérieur. Celle-ci articula dans sa direction un mot qu’il comprit parfaitement : « Merci ». Cela fit chaud au coeur de Zakary ; ce Noël était décidément parfait.

Tout à coup, grand-père Ernest se leva et marmonna une vague excuse avant d’aller s’enfermer dans son bureau de l’autre côté du couloir. Sa femme le rejoignit quelques instants plus tard, laissant le noyau de la famille Bristyle autour de la magnifique table dressée pour le réveillon.

Zile fit des reproches à son fils (« Tu étais obligé de faire ça pour détourner leur attention ? Tu n’avais pas moins irrespectueux ? »), Arya le félicita en ignorant le regard las de son mari, Aodren n’en pouvait plus de rire, Natanaël le regardait avec un mélange de crainte et de respect, et Narym lui serra doucement l’épaule et lui glissa à l’oreille : « L’idée vient de moi, mais tu as dépassé mes espérances », ce qui le fit sourire. Aelle ne dit pas grand chose, Aelle ne disait de toute manière jamais grand chose, surtout ces derniers temps, mais elle lui fit un beau sourire qui combla Zakary au-delà du possible. Il faudrait qu’il pense à raconter cette soirée à Lounis. L’homme serait effrayé de voir ce qu’il avait osé faire, mais il allait adorer ça, il le savait.

Cette année, ils étaient peut-être obligés de fêter Noël à Llangrannog, mais au moins ils auraient de beaux souvenirs. Et les grands-parents ne parleraient plus du passé d’Aelle.

*
Flashback

Reducio
Image
Narym Bristyle (30 ans)
Professeur des écoles
Grand frère d’Aelle


18 novembre 2044
Domaine Bristyle — Worcestershire



Il n’avait suffit que d’une phrase de sa mère pour que la colère de Narym s’éveille du plus profond de son être et le fasse se lever de sa chaise, furibond, puis quitter la maison en claquant la porte derrière lui. Une simple phrase leur annonçant qu’ils allaient passer Noël, si lui et ses frères l’acceptaient, dans la vieille maison des Bristyle, propriété des parents d’Arya. Une petite phrase qui le rendait tout frémissant de rage, à faire les cents pas dans la cour désertique et glaciale du Domaine.
Et un souvenir tournait en boucle dans sa tête. Des cris qui venaient du fin fond de sa mémoire et auxquels il n’avait pas songé depuis très, très longtemps.

« Vous êtes des SALES CONS ! »

Il ne s’était jamais excusé. C’était peut-être pour cela que cette histoire le hantait toujours, quatorze ans plus tard. S’il était allé les voir pour se faire pardonner ces vulgaires paroles, peut-être serait-il moins en colère contre ses grands-parents. Peut-être. Mais il ne voulait pas le savoir. Cette colère qui ne l’avait jamais quitté, il ne ressentait aucune envie de s’en débarrasser. Elle s’était accrue avec les années, devenant plus fine, plus ciblée ; il savait parfaitement pourquoi il n’aimait pas les parents de sa mère et il savait également que ce qu’il leur avait reproché ce soir d’été de l’année 2031 était toujours une vérité : Elizabeth et Ernest Bristyle étaient des sales cons. La culpabilité, pourtant, s’était également faite plus forte avec le temps. Narym détestait s’embrouiller l’esprit avec la colère, et cela ne lui arrivait que peu souvent — pour ne pas dire jamais — de ne pas arranger ses problèmes pour les faire disparaître. Il n’était pas un lâche, il ne fuyait pas les soucis ; à l’exception de ceux-là.

L’homme soupira discrètement, inspirant profondément l’air frais du mois de novembre. Le ciel était pâle aujourd’hui, annonciateur d’une future chute de neige. Ce misérable temps allait de paire avec la folie qui secouait le monde sorcier. Ces pensées figèrent le sang dans les veines de l'aîné des Bristyle ; il en avait assez de penser à tout cela sans trouver de solution pour apaiser la peur qui régnait dans son coeur. Il avait beau montrer un visage constamment calme aux membres de sa famille qui s’inquiétaient pour lui — ne vivait-il pas, après tout, en plein coeur du Londres moldu ? —, à l’intérieur de son coeur une angoisse perpétuelle l’empêchait de respirer. Il avait essayé de résister, il avait essayé d’être fort… Pourtant chaque matin en prenant le métro, en croisant tous ces moldus, tous ces journaux qui parlaient des sorciers et qui attisaient la Haine, sa peur se faisait plus grande ; il se surprenait à baisser les yeux dans les transports et à rougir de se sentir si sorcier alors qu’il ressemblait à tous les autres moldus qui l’entouraient. Il n’arrivait pas à endiguer la Peur ; elle l’entrainait dans sa course folle et il avait peur de l’endroit où elle le mènerait.

La porte d’entrée s’ouvrit brusquement derrière lui. Narym sursauta et se retourna, pris en flagrant délit de *quoi ? de peur ?*. Il se détendit néanmoins en avisant la silhouette de son frère. Zakary s'avança vers lui, emmitouflé dans une cape épaisse. Son visage était inquiet, il le regarda avec profondeur comme pour deviner ce qu’il se passait dans sa tête. Narym lui offrit un pauvre sourire et l’accueilla près de lui dans la fraîcheur de la cour. Pendant quelques secondes, ils restèrent silencieux, observant les collines d’hiver qui se dévoilaient à eux. Puis Zakary farfouilla dans les poches de sa cape et en ressortit une longue pipe et un petit sachet que Narym savait rempli de tabac sorcier. Il fronça le nez mais ne dit rien lorsque son frère remplit le fourneau et inséra l’extrémité de l’objet entre ses lèvres, pas plus qu’il ne réagit quand l’autre homme alluma le tout du bout de sa baguette magique. Zakary inspira une grande bouffée de fumée et Narym détourna le regard.

« Tu en veux ? »

C’est tout juste s’il regarda Zakary lui tendre sa pipe. Néanmoins, un sourire vint illuminer ses traits ; Zak savait très bien qu’il ne fumait pas, mais il comprenait également que la force des émotions qui l’agitaient pourrait être apaisée par une bouffée de cette chose dégueulasse.

« Tu sais bien que non, Zakary. » Il jeta un coup d’oeil vers les fenêtres du salon et secoua la tête, amusé. « Si maman te voit fumer, elle va encore te faire la leçon. »

Zakary rit, d’accord avec lui, mais ne s’arrêta pourtant pas de tirer joyeusement sur sa grande pipe en bois.

« C’est bien pour ça que je me cache. »

Le sourire sur les lèvres de Narym se fit plus sincère et il ferma les yeux, profitant des maigres rayons du soleil caché par les nuages. Vraisemblablement, il profitait davantage de la présence de son frère qui avait toujours su, depuis son plus jeune âge, être un réconfort et une source constante de bonheur pour lui. Les minutes suivantes se déroulèrent dans le calme le plus complet. Les deux hommes n’avaient pas besoin de parler. Cela faisait vingt-huit ans qu’ils se côtoyaient, qu’ils s’apprennaient et désormais adultes ils se comprennaient mieux que personne — sauf peut-être Lounis qui connaissait Zakary d’une façon bien plus intime que Narym ne pourra jamais le connaître. Cet instant leur fit du bien à tous les deux. Il n’y avait rien pour les déranger, aucune pensée, aucun souffle de vent, aucun membre de leur famille. Ils étaient ensemble et ils aimaient cela. Même si Narym savait que Zakary prendrait bientôt la parole. Zakary parlait toujours. Il était bien trop sincère pour se taire.

« Tu vas faire quoi ? finit-il par demander, attirant sur lui le regard de Narym.
Comment ça ?
Bah tu sais, pour Noël. Tu sais très bien que t’es pas obligé de venir. Même si personne le prendra bien. »

Narym grimaca en avisant le sourire crispé de son frère. Bien trop sincère, Zakary était bien trop sincère ; même si cela devait blesser les autres.

« Tu sais bien que je viendrais, non ? » Un soupir traversa ses lèvres. « C’est hors de question que je reste loin de vous pour Noël. C’est pas ces vieux qui m’empêcheront de profiter. »

Non, ses grands-parents ne l’empêcheront certainement pas de passer Noël avec son petit frère et sa petite soeur qu’il n’avait pas vu depuis avril, tout comme ils ne l’empêcheront pas de veiller sur sa mère qui vivra ces instants avec la même douleur que lui. Il avait beau attiser sa colère d'adolescent depuis quatorze ans, il n’était pas assez immature pour refuser de faire un pas en avant. Même si pour cela il devait subir les idées étroites et les remarques de ses grands-parents sur ses choix de vie.

« C’est rien, finit-il par souffler en sentant sur lui le regard inquiet de son frère. C’est de l’histoire ancienne, désormais. Je n’ai plus peur de leurs critiques. »

Et c’était vrai, il s’en rendit compte. Il était fier de ce qu’il était devenu, fier de l’homme qu’il était et des valeurs qui étaient les siennes depuis des années maintenant. Il avait une vie remplie qui le comblait sur bien des points. Il n’avait rien à regretter, absolument rien. Il eu une pensée émue pour son lui de seize qui avait osé penser, un jour d’égarement, que la vie serait peut-être plus facile s’il se décidait à suivre les conseils tordus de ses grands-parents et les idées préconçues de sa mère. Heureusement, cet égarement était rapidement passé ; il n’aurait pas supporté vivre une vie de regrets et de faux-semblants dans le monde sorcier.

Il tourna la tête vers Zakary qui fumait en regardant le ciel. Zakary, lui, n’avait jamais laissé personne lui faire croire que ses choix n’étaient pas les bons. Et grâce à ce comportement, personne n’avait jamais essayé de lui faire croire cela. Cet homme avait une force d’esprit incroyable. Narym l’avait toujours admiré, et ce, depuis tout petit. Il lui offrit un sourire sincère, s’approchant pour passer un bras fraternel autour de ses épaules.

« Les vacances ne seront pas de tout repos, cette année, affirma Zakary en acceptant l’étreinte de son aîné. Il faudra contenir les vieux. On sait très bien qui ils décideront d’harceler maintenant qu’ils n’ont plus la main-mise sur toi. Et maintenant qu’Aelle a fait une connerie assez grosse pour passer de la petite-fille parfaite et intelligente à l’ingrate impolie sans éducation. »

Narym grimaça. Leur mère leur avait résumé la discussion qu’elle avait eu avec ses parents le jour où ces derniers avaient décidés qu’il serait malin de venir au Domaine pour crier leur mécontentement à propos de l’éducation que leur fille et leur beau-fils avaient donné à leurs enfants. Selon Elizabeth et Ernest, le comportement d’Aelle vis-à-vis des invités Chinois avait jeté l'opprobre sur toute la famille (et notamment sur eux) et ils étaient désormais la Honte de leur petit cercle d’amis. Narym était certain, absolument certain, que les deux vieillards ne pourraient s’empêcher de jeter une réflexion bien sentie à Aelle pour lui rappeler ses erreurs.

« Ce sera à son tour de les insulter de sales cons, » pouffa Narym.

Il n’y avait pourtant rien de drôle à imaginer Aelle utiliser, encore une fois, la violence pour régler ses problèmes. Son histoire à lui était bien différente de la sienne. Il ne s’était jamais montré violent avec sa famille en-dehors de ce moment-là et il n’avait aucun problème de contrôle, contrairement à sa soeur. Narym donna une tape sur l’épaule de Zakary et lui lança :

« S’ils s’en prennent à elle, parle-leur de Lounis. »

Narym aurait donné cher pour photographier la tronche effarée que lui offrit Zakary. Mais ce dernier avait beau jouer les réticents, Narym savait qu’il n’hésiterait pas à défendre leur soeur, même s’il devait pour cela révéler un pan de sa vie qu’il avait toujours pris soin de dissimuler à ses intolérants grands-parents.

Après un échange de sourires, les deux frères s’en retournèrent vers la maison pour accepter la demande de leurs grands-parents. Cette année, ils fêteront Noël à Llangrannog, pour le bien comme pour le pire. Il n’existait plus aucune trace de la colère qui avait forcé Narym à prendre l’air quand il pénétra dans le salon, soutenant le regard las de son père et le sourire affligé de sa mère. Un jour, il faudrait qu’il demande à Zakary quel était son secret : avec lui il parvenait toujours à retrouver les sourires qu’il perdait.

16 sept. 2020, 16:14
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
27 décembre 2044
Domaine Bristyle — Worcestershire
4ème année



« J’en ai marre ! » éructé-je en envoyant balader les feuilles d’exercices au sol.

Les larmes aux coins des yeux, la gorge nouée, je croise les bras sur la table et enfouis ma tête dedans pour me cacher du regard soucieux et mécontent de Papa. J’essaie de me concentrer sur ma respiration laborieuse. Je ne veux pas pleurer, pas encore, pas devant lui. Je sais très bien que je n’y arriverais pas. Encore une fois, je vais me mettre à chialer comme une gamine et Papa va venir s’asseoir près de moi. Il va poser une main sur mon épaule et me rassurer avec de tendres mots — après avoir ramassé les feuilles.

Je n’en peux plus de ces feuilles. Si je pouvais, je les brûlerais, je me le jure. Je leur enverrais un bon incendio dans la gueule et plus jamais elles ne pourront me narguer avec leur difficulté. Quand je regarde ces parchemins remplis de mots à prononcer, d’exercices à travailler tous les jours, je me sens comme une toute petite enfant. Comme lorsque j’avais sept ans et que Papa m’assoyait à cette même table pour que je fasse mes devoirs. Je me sens inutile, je me sens nulle. Et surtout… Surtout, lorsque je croise le regard de l’un de mes frères qui passe à côté de moi, où lorsque l’un d’eux est dans la cuisine ou dans le salon, je me sens ridicule de devoir passer plusieurs heures par jour sur ces exercices juste parce que je suis incapable de parler normalement.

Je renifle pitoyablement et me torche le nez du plat de la main. Discrètement, cachée dans l’obscurité de mes bras, j’essuie les larmes qui s’agglutinent dans mes yeux.

« Aelle… Ces exercices sont nécessaires. Je comprends que ce soit frustrant, mais tu dois continuer. Tu étais sur la bonne voie.
C’est ça, me moqué-je, rancunière, la voix étouffée par mes bras. Ç-ça sert à rien. »

Ma gorge se noue. Mes mots sont tellement radins. Voilà tout ce que je peux dire sans bégayer et encore. Je suis devenue avare des mots, au grand dam de Papa et de Maman qui passent leur temps à me pousser à parler, à chercher des choses qui n’existent plus en moi. Je ne peux pas, aimerais-je leur dire, je ne peux plus parler comme avant, cherchez pas. Mais la dernière fois que je leur ai dit cela, Maman m’a tenu la jambe pendant une demi-heure en m’expliquant pourquoi j’avais tort.

« Maman t’a dit que ce serait long, insiste Papa. Tu as beaucoup avancé depuis le début de la semaine. Il faut que tu continues à faire ces exercices et tu verras que parler te sera beaucoup plus aisé. »

Je le sais, je le sais, je le SAIS ! Vous me l’avez répété des centaines, des milliers de fois. Mais moi, ce que je vois, c’est que je galère et que je n’y arrive pas. Tous ces mots se mélangent, je ne suis même pas capable de comprendre que j’utilise un mot à la place d’un autre, c’est Papa qui est obligé de dire : « Non, ce n’est pas le bon mot » sinon je ne verrais aucun problème à dire « armoire » à la place de « tiroir » ; ce qui en soit n’est pas important, mais Maman pense que je ne dois pas repousser l’exécution de ces exercices et elle ne me laissera pas les repousser.
Pour Maman, c’est toujours simple, mais elle ne comprends rien.

Je lance un regard plein de rancoeur en direction du salon. Sur le canapé, en face d’Aodren et de Naël penchés sur un livre — et qui me lancent des regards en coin, je le vois — se trouve Maman, plongée comme toujours dans un quelconque dossier.

« J’ai ai marre ! » répété-je d’une voix plus forte, attirant le regard de la femme sur moi.

Je soutiens son regard froid, ne frémis pas quand son sourcil se dresse sur son front et crispe les mâchoires quand elle quitte son fauteuil pour venir à moi. Ou plutôt, pour boiter jusqu’à moi. Elle a beau essayer de ne pas le faire, elle boite quand même. C’est discret pour toute personne ne la connaissant pas, mais moi je la connais. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’au moins elle ne se plaint pas. Pourtant, parfois je la vois grimacer et je suis certaine qu’elle souffre. Mais elle ne va pas pleurnicher parce qu’elle a mal et demander des potions pour la douleur.

Maman tire la chaise tout près de moi et s’y installe. Si je bravais son regard, à présent j’en suis incapable. Je baisse la tête sur la table en coulant un regard en coin à Papa. Le menton posé dans la paume de la main, mes feuilles d’exercices en main, il ne dit rien, se contente de nous regarder de son éternel air doux. Si Maman me tue pour mon insolence, me sauvera-t-il ?

« Regarde-moi. »

De mauvaise grâce, je lève les yeux sur la femme. Ce serait un suicide de ne pas le faire. Mon coeur bat la chamade. Dans mon dos, j’entends les chuchotements de mes frères. Je suis certaine qu’eux aussi le sentent. Cette pression qui étouffe mon coeur — toujours la même lorsque je suis persuadée que Maman est en colère. Merlin, ses colères sont absolument phénoménales, j’aurais dû me la fermer. Mais lorsque je tombe dans le regard de Maman, il n’est pas aussi sombre que je le pensais. Cela m’étonne. Maman n’est pas du genre à accepter un tel manque de politesse. Sauf si… Non, je ne veux pas y penser. *Maman peut pas avoir pitié d’moi*.

« Concentre-toi, Aelle, souffle Maman en tendant une main impérieuse en direction de Papa qui lui passe les feuilles d’exercices. Je sais que ce n’est pas facile, mais si tu veux retrouver une diction normale, tu dois continuer. »

Elle jette un regard vers la pendule.

« Encore une demi-heure et après tu seras libre. »

Maman dépose les parchemins devant moi. Peut-être mon regard est-il désespéré, peut-être que les larmes qui veulent affluer dans mes yeux le sont également, je ne sais pas mais le fait est que lorsque je la regarde, Maman m’offre un doux sourire et lève une main pour me caresser la joue du bout des doigts, nos regards embrassés. Le contact me fait frémir ; ma peau se recouvre de frissons et mon coeur rate un battement. Je baisse les yeux en rougissant. Le geste n’a pas duré plus de deux secondes.

J’attrape ma plume et me force à me concentrer. Même si je n’en ai pas envie, que je veux crier, m’énerver, jeter ces parchemins, jeter la table même, attraper ma baguette pour déverser ma frustration dans la magie. J’essaie de me dire que ces exercices serviront à supprimer l’aphasie, qu’ils me sont essentiels ; si j’étais un tant soit peu objective, je dirais que je vois les effets de ces exercices tous les jours : je parle plus facilement et je galère moins à trouver mes mots. Mais je ne peux m’empêcher de me dire… Et si ce n’est pas vrai… Et si ça ne dure pas… Je n’arrive pas à croire que c’est aussi simple que ça, que j’aurais pu faire ces exercices depuis deux mois et ne pas être enfermée dans ma foutue tête tout ce temps.

Un soupir dévalant mes lèvres, je me mets au travail. *Encore une demi-heure et j’suis libre*. Je me rassure comme je le peux.

16 sept. 2020, 16:16
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
30 décembre 2044 — Soirée
Domaine Bristyle — Worcestershire
4ème année



À lire ici le texte de la Plume de Thalia concernant la réception du cadeau de Noël d’Aelle et l’envoie de son propre colis.

« Pourquoi Naël est pas là déjà ? demandé-je à mi-voix, concentrée sur mon jeu de cartes. D’habitude, il reste dormir ici pendant les vacances, non ?
Sauf quand il ramène une fi…
Ao, l’interrompt Papa, pas besoin de terminer ta phrase. »

Je croise le regard moqueur d’Aodren, assis en face de moi, sans réussir à comprendre ce qu’il a voulu dire. Finalement, cela n’a pas grande importance et je me concentre sur les cartes que j’ai dans les mains. S’il y a bien une chose de positif au fait que Narym travaille dans le monde moldu (et il n’y a pas beaucoup de positif à ce fait depuis quelques mois), c’est qu’il nous ramène des jeux de société moldus et qu’on passe toujours de bonnes soirées à jouer tous ensemble sur la table de la salle à manger. Même Maman est là, assise à côté de moi, et semble s’amuser. Il manque seulement Natanaël à l’appel, ce qui est étrange parce qu’il est toujours le premier à vouloir jouer.

« Votre frère n’est pas disponible ce soir, annonce Papa, mais il reviendra rapidement. »

Encore une fois, je croise le regard d’Ao. Cette fois-ci, pas de moquerie dans ses prunelles vertes, seulement un questionnement que je partage. C’est évident que Papa sait où est Naël mais qu’il ne veut pas nous le dire. Je me demande l’intérêt de cacher une telle information, ce n’est pas comme si notre grand frère allait faire des choses interdites ou dangereuses ! La bonne blague, Natanaël est tout sauf courageux ! Mais ce soir, je n’ai pas la tête à m’encombrer de questions idiotes, alors je hausse les épaules, tire une carte de mon jeu et la balance sur la table. Je lance un regard goguenard à Zakary, assis de l’autre côté d’Aodren ; sur ma gauche, j’entends Narym qui retient l’éclat de rire qui lui vient — il a bien compris que je viens de laminer Zak.

« Eh ! s’exclame ce dernier. Je suis sûre que t’as triché ! »

Avare de mots, je me contente de secouer la tête de droite à gauche sans empêcher mon sourire de s’agrandir.

« Je parle pas de toi, fait Zakary en se penchant dans ma direction. Mais de Zikomo. » Ce dernier est installé, comme souvent, sur mon épaule. Je le sens qui se redresse. « Ouais, Zikomo, tu as une vue de prince sur le jeu de ma soeur, je suis sûre que tu lui souffles des trucs dans le creux de l’oreille !
Ce n’est pas de la triche dans ce cas, rétorque ledit Mngwi. Mais des conseils.
Ne joue pas avec les mots, râle Zak, mauvais joueur. Si je pouvais avoir une aide comme toi, j’aurais pas perdu ! »

J’aurais bien voulu balancer à Zakary qu’il a tort, qu’il aurait perdu dans tous les cas parce que de toute façon il est nul, et que Zikomo ne m’a absolument pas aidé (ce qui est vrai), mais je ne le fais pas. Lorsque personne ne parle et que j’ai le temps de choisir mes mots et la façon dont je vais les prononcer, j’arrive à parler, mais si je dois intervenir au beau milieu d’une discussion je finis toujours par échouer. Et je préfère m’abstenir que d’échouer à parler.

« Tu aurais perdu dans tous les cas, Zak, balance Narym à ma place en déposant ses cartes sur la table. Tu es nul.
Quoi ? Tu te fous de moi j’espère, j’ai…
Tu as perdu, oui, l’achève Aodren avec le sourire, tu ferais mieux de t’taire alors, là t’es en train de t’enfoncer. »

Zakary tire une telle tronche dépitée, il a l’air tellement frustré, tellement en colère et il est tellement mauvais joueur que nous ne pouvons nous empêcher de rire. Même Maman que les blagues idiotes de ses enfants laissent toujours de marbre ricane dans son coin et taquine son fils.

« Je ne t’ai pas légué les bons gènes, mon fils, tu perds sans arrêt aux jeux.
Excuse-moi de te dire ça, ma chérie, intervient enfin Papa, mais tu n’es pas meilleure que lui. »

J’aurais ri, à l’image de toute la tablée, si mon regard n’avait pas été soudainement attiré par un mouvement en provenance de la cuisine. Cette dernière étant plongée dans le noir je ne remarque rien de particulier. J’allais me détourner quand un « toc, toc, toc » retentit dans la pièce, faisant taire tous les autres. Maman se lève avant que je ne puisse réagir, le regard tourné dans la même direction que moi.

« Un hibou à cette heure-là ? »

D’un coup de baguette, elle permet à l’animal de pénétrer dans la maison. Mon coeur sursaute lorsque je reconnais Bézo. Je me lève aussitôt, un sourire réjoui aux lèvres :

« C’est Bézo ! m’exclamé-je sans même y penser.
On a remarqué, » marmonne Aodren dans mon dos.

Je l’ignore parce que le hibou vole jusqu’à moi et je remarque qu’il tient entre ses serres un coli. J’ai envoyé Bézo il y a quelques jours jusqu’à chez Thalia pour lui déposer son cadeau de Noël, s’il revient maintenant, c’est qu’elle m’a répondu. *Elle m’a répondu !*. Tout à coup, tout le reste s’efface autour de moi, plus rien n’a d’importance si ce n’est ce coli que je détache doucement des serres de l’oiseau.

« C’est Thalia ? » me demande Maman.

Je lui jette un regard noir. Dans mon dos, j’entends les chuchotements de mes frères. Je me retourne, les joues rouges, et croise le regard goguenard de Zakary et Aodren. Seul Narym reste fidèle à lui-même, un doux sourire sur les lèvres.

« Je peux monter ? me contenté-je de demander à Maman.
Si tu réponds à ma question, je réponds à la tienne. »

Bordel. Je lance un regard accablé à la femme. Je déteste lorsqu’elle est encore plus insupportable que mes frères. Heureusement, Papa est comme Narym, il est gentil et raisonnable. Il se lève pour rejoindre sa femme, un sourire étirant ses lèvres.

« Arya, laisse-la un peu, tu veux. Elle te taquine, ma puce. Bien sûr que tu peux monter ouvrir ton colis. »

Il passe son bras autour des épaules de Maman qui secoue la tête, le regard noir. Je souris. Cette vision m’est tellement familière qu’elle me rend heureuse.

« Tu nous diras ?
Hein ? »

Je me retourne vers Zakary qui s’est levé, rangeant le jeu d’un coup de baguette.

« Tu nous diras ce qu’elle t’a dit ? Et ce qu’elle t’a offert ? »

Le pire, c’est qu’il a l’air sérieux.

« Non, rétorqué-je en me dirigeant vers les escaliers.
Oh allez, Ely !
Tu peux batailler longtemps, grommelle Aodren, elle dit jamais rien sur Gil’Sayan.
Laissez-la, vous deux ! intervient Narym. Elle a le droit de ne rien vous dire. A tout à l’heure, Aelle. »

J’offre un sourire à Narym qui me fait un clin d’oeil. Avant de disparaître dans les escaliers menant à l’étage, je fais une grimace en direction de Zakary et d’Aodren qui continuent de râler. Ils m’agacent à me poser des questions sur Thalia, mais je suis bien trop excitée de savoir ce que cache le coli pour laisser la colère de s’installer. Je grimpe à tout allure jusqu’au troisième et dernier étage, referme la trappe de ma chambre derrière moi et me jette sur mon lit. Zikomo saute sur ma couette et s’installe en boule, les oreilles dressées sur la tête — il est aussi curieux que moi. Pourtant, il me demande :

« Veux-tu que je te laisse seule ?
Non, avoué-je après quelques secondes de réflexion. Toi, tu peux rester. »

Sans attendre, j’ouvre le colis. Mon coeur sursaute quand je vois les présents qu’il renferme et la lettre. J’hésite un instant, *la lettre ou les cadeaux ?*, avant de me décider pour les cadeaux. Le premier que j’attrape est un livre.

« Newen, indiqué-je avec le sourire à Zikomo. C’est son écrivaine préférée ! »

C’est idiot, n’est-ce pas ? idiot que le fait qu’elle m’offre l’un de ses livres préférés me fasse aussi plaisir. Peu importe que je n’aime pas les romans et que je n’en lise jamais, actuellement ce livre, j’ai envie de le découvrir, juste parce que c’est Thalia qui me l’a offert. Sans même regarder la quatrième page de couverture, j’ouvre le livre et le feuillette. Mon sourire se fait plus grand encore quand je remarque les nombreuses annotations dans la marge. Mon coeur rate un battement ou deux — je reconnais son écriture. Je prends le temps de décrypter quelques lignes. Certaines d'entre elles sont des poèmes. Je jette un coup d’oeil à Zik qui me regarde calmement et dépose le livre à côté de moi. J’ai envie de découvrir les mots de Thalia toute seule, le soir, dans le noir, quand je pourrais les lire sans risquer d’être interrompue par ma famille, par le Mngwi ou par qui que ce soit. Ces mots, elle me les a offert à moi. Ils ne concernent personne d’autre et je ne laisserais jamais personne les lire, je m’en fais la promesse !

Le second présent est plus étrange encore. Un carnet en cuir noir ; certainement Thalia a-t-elle remarqué que je collectionnais ce genre de carnets que je remplis toujours (très rapidement) de toutes les réflexions qui me viennent concernant la magie ou les recherches que je fais. Je l’ouvre sans m’attendre à quoi que ce soit. Il n’y a aucune raison, après tout, pour que Thalia ait noté quoi que ce soit dans ce carnet. Pourtant… Elle a noté quelques mots en première page :
Note tes pensées ici plutôt que dans les marges des livres.
(Tu as beau être si organisée, je ne suis pas surprise de voir que tu es le genre de filles qui prennent des notes dans les marges des bouquins qui leur sont chers ; je suis pareille.)

Il me vient d’une personne qui, elle aussi, me tient particulièrement à cœur ; mais je n’ai jamais su me résoudre à le commencer. Te l’offrir est important pour moi.

Thalia
Je ricane, lis la première phrase à Zikomo (uniquement la première, la seconde ne le concerne pas) et m’exclame :

« Elle est gonflée, hein ! C’est la première à écrire dans la marge de ses livres. »

La preuve étant le bouquin de Newen qu’elle vient juste de m’offrir. Loin de m’offusquer cependant, son conseil me fait sourire. Mon bonheur est indécent. Ce n’est qu’un carnet, ce n’est qu’un livre, ce ne sont que des mots et pourtant j’aime déjà ces cadeaux du fond du coeur. Déjà, ils sont importants pour moi. Je sais que je les amènerais à Poudlard, je sais que je prendrais soin d’eux et qu’ils me seront chers *pour toujours*.

Mes pensées se font défracter quand je tourne une seconde page du carnet et que je tombe sur le dessin de deux mains entrelacées. Mon coeur s’emballe. Deux mains, deux jolies mains. Le dessin est évidemment de Thalia, mais… *C’est nos mains ?*. J’ignore mes pensées : il n’y a aucune raison que ce soit les nôtres, et je n’ai aucune raison de repenser à cet instant lointain que nous avons partagé dans une salle de bains, Thalia et moi, et le baiser qui… *n’y pense pas !*. Comme souvent, je ne laisse pas mon souvenir se terminer — ce serait bien trop gênant.

Amenant tous mes cadeaux avec moi, je me lève et me jette sur le lit, à côté de Zikomo. Après avoir vérifié que ce dernier est occupé à autre chose (observer ma chambre silencieusement, en occurrence), j’attrape la lettre de Thalia. Je la parcoure rapidement, gênée par mon coeur affolé, mes joues rouges et mes mains moites, avant de la lire plus lentement. Je tique sur certaines phrases. « J’ai pensé à toi toute la journée de Noël » m’écrit Thalia. *Moi, j’ai pensé à elle tout l’temps* songé-je tout en sachant pertinemment bien que jamais, jamais je n’oserais l’avouer à voix haute. Savoir que Thalia a pensé à moi, même un tout petit peu, même pendant une seule journée, me fait tellement plaisir que je pourrais en hurler de joie.

C’est complètement idiot. Jamais des cadeaux m’ont fait autant plaisir. Jamais je n’ai ressenti mon coeur battre aussi rapidement, jamais je n’ai souri aussi fort, aussi bien, aussi sincèrement.

Pendant quelques secondes, je regarde mes trésors sans réagir. Le livre ; le carnet ; la lettre. *Ma Thalia*. Je ne sais pas comment réagir à tout ce qu’il se passe dans mon coeur. Dans ce dernier, c’est la folie. Il bat si vite, si vite et pourtant il est si calme, comme apaisé ; heureux, joyeux, épanoui. Alors je fais la seule chose que je peux faire : je laisse un immense sourire s’installer sur mes lèvres, je ramène mes cadeaux contre mon coeur et laisse tomber ma tête sur le lit, la tête pleine de Thalia, le coeur en explosion.
Dernière modification par Aelle Bristyle le 02 déc. 2020, 16:23, modifié 1 fois.

16 sept. 2020, 16:39
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
1er janvier 2045
Quai 9¾ — Londres
4ème année



Cette année, le départ pour Poudlard est foncièrement différent de celui du Noël dernier. Déjà, je n’ai versé aucune larme, ce qui est un miracle vu que ces derniers temps, je chiale pour tout et n’importe quoi. Mais les exercices de Papa et Maman — et je tuerais plutôt que de leur avouer — ont fait plus que m’aider à m’exprimer. Ils m’ont également permis de… Je ne sais pas, de retrouver un morceau de confiance que j’avais peut-être, je dis bien peut-être perdu en cours de route. Et depuis, j’ai moins de mal à retenir les larmes amenées par la frustration ou la colère, et c’est foutrement rassurant.

Cette année, le départ est différent de celui de l’an dernier tout simplement parce que je n’éprouve presque pas de tristesse à l’idée de m’en aller. Alors, certes, j’ai peur de ne pas pouvoir revoir ma famille avant un moment, j’ai peur qu’ils soient en danger dans le Monde, j’ai peur parce que Narym est en plein coeur de Londres où ces Moldus violents font n’importe quoi, j’ai peur parce que Zakary vit sur le Chemin de Traverse, j’ai peur parce que Maman rejoint tous les jours un hôpital clandestin pour travailler et qu’elle adore ça, j’ai peur parce que Papa travaille sur le Chemin de Traverse et qu’il croise tous les jours des Manteaux Noirs. Mais malgré ma peur, ce matin un immense sourire se dessine sur mes lèvres — impossible de détourner mes pensées de ce qui va bientôt arriver et impossible d’arrêter les battements fous de mon coeur qui se soulève.

Ce matin, je retrouve Thalia. J’ai soigneusement rangé ses cadeaux dans ma valise, même si je ne les ai pas encore utilisé. Je n’ai pas rangé sa lettre dans la boîte aux Mauvais Souvenirs (qui contient plusieurs autres lettres auxquelles je ne veux plus jamais penser), non je l’ai amené avec moi pour la relire de temps en temps. Je suis tellement heureuse, que c'en est indécent. Mon coeur va exploser.
Peu importe.
Je veux seulement la revoir, lui sourire, plonger dans son regard, me sentir exister dans ses yeux, parler des heures de magie et des cours. J’accepterais même de l’écouter me raconter ses vacances et peut-être même que je lui raconterais les miennes. Maintenant que j’arrive à mieux parler, je veux continuer à le faire, je crois. Je veux lui raconter l’annonce qu’a fait Zakary à nos grands-parents, lui dire ce que j’ai eu à Noël et même lui parler de ce que j’ai lu. En fait, je veux lui dire n’importe quoi. Ou rien du tout. Je veux seulement être proche d’elle. Je n’avais pas eu conscience, avant ce matin, qu’elle me manquait si fort. La retrouver, c’est comme recommencer à respirer ; un grand poids s’ôte enfin de mes épaules et la vie semble si simple, si belle.

Je crois que Zikomo n’est pas mécontent de rentrer au château. Quoi qu’il se fout de l’endroit où il est tant qu’il est avec moi ; c’est ce qu’il m’a dit, même si j’ai un peu de mal à le croire. Je ne suis pas mécontente également. Parfois, il restait des soirées entières avec Maman à discuter de je ne sais quoi. La dernière fois, c’est même avec Natanaël qu’il est resté pendant trois plombes. Natanaël ! Qu’est-ce qu’il a bien pu raconter à Natanaël durant plus d’une heure ? Lorsque je lui ai posé la question, il m’a tout simplement dit : « Cela ne te concerne pas ». Et juste avant de partir pour la gare, c’est Zakary et Narym qui l’ont pris à part pour lui faire des confidences. Cela n’a pas duré longtemps, mais mes frères ont semblé insistant. J’ai demandé à Zikomo ce qu’il en était, évidemment ; j’ai cru qu’il ne me répondrait pas, mais il a été raisonnable pour une fois. Il m’a dit : « Ils m’ont demandé… Enfin, Narym a demandé et Zakary a ordonné que je prenne soin de toi. » Mon coeur a sursauté, mais encore une fois je ne sais pas si je dois le croire. Peut-être qu’il m’a dit cela seulement pour me rassurer.

De toute façon, cela n’importe plus à présent. Installée dans un compartiment en compagnie du Mngwi, je me fais un malin plaisir à repousser tous les idiots d’Autres qui essaient de s’installer avec moi. Je n’ai envie de voir qu’une seule personne et je compte bien ne partager mon compartiment qu’avec elle. Elle ne tardera pas, je le sais. Et quand je regarde au travers la vitre, mon regard est plus attiré par le passage vers le côté moldu que j’aperçois derrière la foule que par ma famille qui me fait des grands sourires.

Pour bien des raisons, ces vacances étaient différentes de celles de l'an dernier. Le manque de Thalia n'en est pas la seule raison, ni même la présence de Zikomo ou le fait que l'on ait fêté Noël chez les parents de Maman. Cette année, nous ne sommes pas sortis de la Maison. Nous n'avons pas été sur le Chemin de Traverse faire nos emplettes, nous n'avons pas rendu visite à Papa dans sa librairie, nous ne sommes même pas allés nous promener comme nous le faisons habituellement dans le village moldu du coin. Nous nous sommes contenté de la forêt qui entoure la maison, et encore ! pas sans la surveillance constante de l'un des adultes. A chaque fois que Maman rentrait de son hôpital de campagne le soir, elle passait plusieurs longues minutes avec les grands frères et Papa à discuter de je-ne-sais-quoi. Aodren a bien essayé de s'infiltrer dans la conversation pour en savoir davantage, mais ils n'ont pas voulu de lui. Je sais de quoi ils parlaient ; du monde, de Parkinson, des moldus, de la chute du Secret. Tant de choses que je ne comprends pas, tant de chose que je ne veux pas comprendre. Le monde devient tellement effrayant, je n'arrive pas à m'y faire. Je n'arrive pas à comprendre comment cela a pu arriver. Comme si ce n'était pas suffisant, cette année Natanaël a passé beaucoup moins de temps à la Maison. Ce qui est étrange car depuis les événements du mois de novembre, il dort beaucoup plus souvent à la maison paraîtrait-il. Mais là, il était absent quasiment tous les soirs, sans donner de raisons qui plus est ! Aodren a argué qu'il avait une copine ; Zakary a rétorqué qu'il pouvait très bien avoir un copain ; Narym a décidé qu'il nous en parlerait quand il en aurait envie — mais il n'en a jamais eu envie et j'ai bien remarqué moi, j'ai bien remarqué qu'il était encore plus pâlot que d'habitude. Il a changé, Natanaël, encore plus que Noël dernier. Je ne saurais même pas dire comment, ni pourquoi, mais il me paraît différent.

Nous avons passé des heures avec les parents à parler de ce qu'il se passe dans le monde extérieur. Ils ont essayé de nous rassurer, Aodren et moi, de nous faire comprendre que les moldus sont effrayés, qu'ils réagissent en conséquence parce qu'ils n'ont pas compris qui nous étions. Papa a été ferme : hors de question que nous éprouvions la moindre haine envers les Né-Moldus et les Sang-Mêlés. Mais il n'avait pas besoin de nous le dire, nous n'avons rien contre eux. D'ailleurs, Papa parlait beaucoup mais Maman ne disait pas grand chose. J'en ai conclu qu'elle pensait comme moi : les Moldus ne sont pas effrayés, ils sont juste complètement cons. Ils n'ont rien à voir avec nous, le fait que le Secret soit tombé est absolument épouvantable et effrayant. Parfois, je me réveille en sursaut la nuit. J'imagine que des Moldus nous ont trouvé et qu'ils viennent nous faire la peau. Ce sont des cauchemars très effrayants qui me laissent toujours complètement essoufflée. Je déteste cela.

Cette année, le retour à Poudlard après les vacances de Noël est différent. En bouclant mes valises ce matin, je me suis retrouvée nez à nez avec Calmar le calmar. La grosse peluche me regardait de ses grands yeux sombres et elle me demandait calmement : « vas-tu m'emmener avec toi ? ». Cette question, au départ, m'a surprise ! Jamais je n'ai dormi sans Calmar, jamais je ne suis allée quelque part sans l'emmener, peu importe qu'il soit énorme et qu'il prenne beaucoup de place avec ses tentacules. Pourtant... Pourtant j'ai compris que s'il me posait cette question, c'est parce que j'allais partir et le laisser là, comme ça, posé sur le coffre qui habite ma chambre depuis toujours. Alors je l'ai regardé, Calmar, je l'ai regardé sans détour et je lui ai dit : « Je crois que j'ai pas besoin de toi. » Et je suis partie. J'ai peur de le regretter un peu. J'ai un peu peur d'avoir besoin de lui à Poudlard, d'avoir envie de le serrer contre moi parfois la nuit quand le monde m'étouffe et que les larmes coulent de mes yeux. Mais je crois aussi que j'ai Thalia et Zikomo, et que c'est la seule chose qui importe.

Je me penche au travers la vitre, souriant vaguement à ma famille qui me sourit fort. Je cherche Thalia. Où est-elle ? Je ne vois ni son frère, ni son demi-frère bizarre, ni même sa belle-mère. Elle n'est pas là, elle n'est nul part. Je ne m'inquiète pas, je sais qu'elle me rejoindra bientôt. Mais je veux que bientôt soit maintenant. Je crève d'envie de la voir ! Oh, elle sera peut-être tellement heureuse de me voir elle aussi ! J'ai tellement hâte de la voir sourire quand ses yeux tomberont sur moi, j'ai hâte de voir ses yeux briller, qu'elle me raconte ses vacances, qu'elle me raconte tout ce qu'il y a à raconter ! Par Merlin, Thalia, je ne peux plus respirer sans toi.

- Fin -

02 déc. 2020, 16:25
 Worcestershire  Ainsi s'apprend la vie  Solo 
Texte du 30 décembre enfin posté !
Pour toi, Plume de @Thalia Gil'Sayan.
Et tous mes remerciements à la Plume d'@Eryne O'Kieran pour m'avoir motivé à l'écrire !