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26 sept. 2020, 16:30
 Roumanie  La vérité sur mon père
OS


Un serment n'est qu'un leurre
Elle était folle de croire au bonheur
Et de vouloir garder son cœur


TW : violence psychologique, manipulation, perversion narcissique.


J’aimerais vous parler de mon père et de cette femme, Anastasia, qu’il a trouvée en Roumanie. Nous avons quitté le Bhoutan au bout d’un certain temps, alors que les cadavres s’amassaient dans l’armée de Vater et reprenaient vie les uns après les autres, sous son contrôle absolu. L’armée de morts est restée là-bas, inanimée, et devait être ramenée petit à petit vers l’Europe, par groupes de deux, le plus discrètement possible, grâce à un contact de mon père. Mais peu importe, j’étais content de quitter le Bhoutan, je m’y ennuyais comme un rat mort – ce n’est peut-être pas la meilleure expression que je pouvais trouver.

Bref, c’est en Roumanie qu’il a trouvé Anastasia. Il était ravi de retrouver l’Europe, mon père, et il sentait qu’on n’était plus très loin de l’Allemagne. Il rayonnait, mais il lui restait encore pas mal de boulot : il fallait qu’il se trouve des complices. Anastasia devait en faire partie, d'après ce que je comprenais à ce moment-là.

C’était une belle femme (pour une femme de son âge) : elle devait avoir entre trente-cinq et quarante ans, donc plus jeune que mon père. De longs cheveux bruns, des yeux gris, avec des sourcils assez épais qui lui donnaient un air sévère. Elle souriait très peu car elle se mordait toujours l’intérieur des joues pour s’en empêcher. Elle pratiquait la magie noire, évidemment : sinon, elle n’aurait pas intéressé mon père. Elle était aussi très grande et franchement impressionnante : elle dégageait quelque chose qui m’avait fait croire qu’elle était du même monde surréel que Vater. Mais sa principale caractéristique, c’est qu’elle était éperdue d’admiration pour le célèbre Aigle Rouge du Brandebourg, et ça, ça lui plaisait beaucoup, à mon père. Quand elle le voyait, ses yeux de pierre se mettaient à pétiller, ses joues se remplissaient, et quand il l’appelait « Ana », son teint prenait une teinte rosée. Lorsque mon père, qui était très fort pour ça, remarquait qu’il lui faisait de l’effet, il levait le menton, au comble du bonheur.

J’ai cru que c’était ça, l’amour.

J’avais vu Vater enchaîner les conquêtes, en tout cas, il prétendait beaucoup aimer les femmes et ne se souciait pas de leur nom, du moment qu’il pouvait faire sa petite affaire. Mais avec Anastasia, c’était différent. Il lui voulait quelque chose, et ce n’était pas seulement lié à son grand projet de retour en Allemagne.

Avec Anastasia, Vater était charmant. Je n’en croyais pas mes yeux, et je me demandais comment elle pouvait ne pas voir tout ce que moi, je voyais en lui. Bien sûr, mon père avait une véritable emprise sur moi, il me contrôlait tout à fait, mais j’avais conscience de ce pouvoir qu’il avait, je m’y pliais plus ou moins consciemment. Cela ne m’empêchait pas de le craindre, de voir à quel point il pouvait être dangereux. Ana ne voyait rien. Vater lui a sciemment donné l'illusion qu’elle était son égale – je ne sais pas pourquoi – et elle y a cru, ce qui me semblait absurde : quiconque le connait un peu sait qu'il ne prendra jamais qui que ce soit pour son égal.

Ana ne m’aimait pas beaucoup. Elle devait sentir que je me méfiais de ce qu’il se passait entre mon père et elle. Un jour, j’ai écouté ce qu’ils se disaient, j’entendais mon père la couvrir de compliments et de douceurs : ravissante… un corps de déesse… la femme de ma vie… je ne te laisserai jamais… je te comprends mieux que quiconque, tu sais... Et je pouvais même sentir de l’autre côté de la porte tout le contentement d’Anastasia, et ça me prenait à la gorge. Pourquoi mon père était-il comme ça, avec elle ? Qu’est-ce qu’elle avait de différent ? Plus tard, Anastasia me croisait, le menton relevé comme mon père, adoptant ses manies, s’imbibant de sa gestuelle et de ses expressions, et à travers son visage, je voyais le visage de mon père. Elle était au comble de la fierté, elle devenait complètement lui. Ça me rendait fou, je détestais cette femme.

Plus le temps passait, plus je voyais l’ombre de mon père flotter derrière Anastasia. Il la regardait avec un sourire en coin, charismatique comme à son habitude, lui sortait les plus belles phrases qu’il pouvait imaginer. Anastasia, qui était au début assez renfermée, se gonflait de l’amour de mon père, qu’elle finit par considérer comme son sauveur. Elle se sentait élue, je dirais presque : élue des dieux, reine des femmes, parce que mon père la considérait comme il ne considérait aucune autre femme. Il l’avait élevée au sommet de l’Olympe et je n’y comprenais toujours rien.

Et puis j’ai fini par comprendre la première fois que j’ai entendu Ana pleurer, à travers la porte. Les belles paroles étaient devenues piques empoisonnées : tu es folle… tu ne dis que des conneries… tu es vraiment stupide… après tout ce que j’ai fait pour toi ! Et elle ne comprenait pas, la pauvre femme : « S’il te plaît ! Écoute-moi ! » et le sifflement de Vater : tu réfléchiras bien à ce que tu as dit… tu as un problème ; « S’il te plaît ! Pardon ! Je suis désolée ! C’est ma faute, tu as raison ! »

« Que ça te serve de leçon. » Sa voix sifflante, froide comme le marbre, a planté un pieu dans le cœur de cette femme qui n'attendait qu'une main tendue et qui ne comprenait pas que quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle dise, tout serait toujours sa faute.

La porte s’ouvre et je vois Anastasia par terre, roulée en boule, ne respirant qu’avec difficulté, ses longs cheveux bruns trempés de larmes. La femme fière que j’ai vue n’est plus qu’un déchet. Mon père sort de la pièce, digne, fier, le cœur nourri de la tristesse de cette femme. Il prend une grande inspiration, me repousse du bras et me dépasse. Je n’ai pas osé aller voir Anastasia, car mon père me l’aurait fait payer cher, mais j’ai compris.

Et cette situation a duré. Petit à petit, le sourire d’Anastasia, ce sourire fier que mon père lui avait offert, s’effaçait, comme tout son être, d’ailleurs. Elle était toujours pendue à son bras, en transe, et quand il lui injectait son venin : c'est ta faute, tu l'as voulu, j'espère que tu as honte de toi, Anastasia, elle ne pouvait plus qu’accepter la sentence, persuadée qu’il avait raison, parce qu’évidemment, mon père, le grand Baldur Feuerbach, son sauveur, celui qu’elle avait toujours admiré, celui qu’elle n’était pas la seule à admirer, d’ailleurs, ne pouvait pas avoir tort. Et s’il n’avait pas tort, c’était bien que le tort – que tous les torts – venait d’elle. Un jour, entre deux sanglots, j’ai entendu Anastasia dire : « Pardon, je t’en supplie, je ne veux pas être moi. » et quand mon père ne l’empoisonnait pas franchement, il infusait son venin dans ses cajoleries : ne t’en fais pas, je ne t’abandonnerai pas, j’aurais pu le faire, tu sais, mais je suis trop bon, j’ai de grandes valeurs. Et Ana lui faisait bien comprendre qu’il était tout ce qu’elle avait : pour mon père, c’était un régal absolu. Il lui était indispensable, et c’était exactement ce qu’il fallait.

Alors, parfois, il s’amusait à disparaître pendant plusieurs jours, me laissant seul avec elle et ne donnant pas de nouvelles. Je ne m’en offusquais pas, mais Anastasia le vivait toujours très mal. Quand, par miracle, Anastasia arrivait à le retrouver, il la repoussait : je n’ai pas le temps, j’ai des choses prévues, plus tard, et ça la laissait dans un état que je ne saurais même pas vous décrire, parce qu'elle se sentait rejetée par son héros, la pauvre femme, par tout ce qu'elle avait.

Il ne resta vite plus rien de la femme que j’avais vue pour la première fois, peu après notre arrivée en Roumanie. Elle ne m’impressionnait plus du tout, car comme moi, elle avait fini sous l’emprise de mon père, sauf qu’elle aurait pu fuir, elle devait en avoir les capacités magiques. Mais elle restait. À chaque fois qu’il lui faisait du mal, elle se jetait un peu plus dans ses bras : c’était à n’y rien comprendre. C’est pour ça que je vous dis qu’elle ne voyait rien. La parole de Vater était sacrée, son influence beaucoup trop importante pour qu’Anastasia puisse fuir. S’il sentait qu’elle pouvait partir, il reprenait ses cajoleries, il la complimentait à nouveau, jouait l’amoureux, injectait une fois de plus dans l'esprit de cette femme l'idée qu'il lui était indispensable, pour le simple plaisir de la faire redescendre un peu plus tard. C’était des montagnes russes dont lui seul avait le contrôle.

J’avais conscience depuis longtemps du pouvoir de mon père, je l’avais subi et finalement accepté, parce que pour moi aussi, il était tout ce que j’avais, et puis c’était mon père, je m'exerçais à le rendre fier. Mais Anastasia était une adulte, une mage noire qui appartenait à une sphère supérieure, et pourtant, Vater avait réussi à la transformer en ombre. Il ne restait rien d'elle : elle ne savait plus qui elle était, sa réalité avait été déformée, manipulée : et la pauvre femme devait penser sans cesse : qui suis-je ? suis-je la personne qu'il m'a dit que j'étais, m'a-t-il transformée en quelqu'un d'autre pour de vrai, a-t-il raison, tout compte fait, parce qu'il a fait en sorte d'avoir raison ? ou bien étais-je folle depuis le début, ou a-t-il tout inventé ? Je suis qui, bordel ? Ça doit faire bizarre, de ne plus savoir qui on est, de ne plus savoir distinguer le vrai du faux pour quelque chose comme le Moi qui devrait être à peu près clair.

Il l’a laissée quand elle n’avait plus assez de consistance pour l’amuser et qu’il a trouvé une nouvelle victime, en Hongrie. Anastasia faisait effectivement partie du plan de mon père : pas pour ses capacités magiques, comme je le croyais, mais pour nourrir son cœur nécrosé, pendant un temps.

Lorsque j’ai vu la prochaine, je n’ai rien dit, parce que Vater me terrifie et que je suis toujours de son côté, bien sûr, parce qu'il me tient tout à fait et que j'ai espoir que ce sera différent avec moi, mais aussi parce que les femmes de mon père ne croiraient jamais un petit ado comme moi : elles pensent le connaître mieux que moi qui ai pourtant tout vu.

Voilà qui est mon père – vous êtes prévenus, vous, au moins.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?