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08 déc. 2020, 18:02
Au coeur de l'Ombre  os 
17 novembre 2045, avant une heure du matin
Couloir du troisième étage — Poudlard
5ème année



Aelle n’avait jamais vu l’intérêt d’enfreindre les règlements, quels qu’ils soient. Avant Poudlard, elle respectait volontiers les heures de coucher et les nombreuses règles qui régissaient la vie en communauté, même si elle ne se gênait pas pour montrer son désaccord. Pourquoi aurait-elle enfreint l’heure du coucher, par exemple, puisque ses journées étaient bien assez longues pour lui permettre de faire ce qu’elle souhaitait faire ? Plus grande, après son arrivée à Poudlard et son ouverture sur le monde de la connaissance, Aelle s’était rendue compte que ses journées n’étaient pas si longues et profitait outrageusement de l’absence de ses parents pour se coucher quant elle le souhaitait — elle n’en abusait cependant pas : il valait mieux se coucher tôt pour se réveiller tôt que veiller et voir sa matinée disparaître. Pour Aelle, tout était une question d’organisation. Si elle avait envie de lire un livre ou de se promener dans les couloirs, elle devait s’organiser pour le faire sur les bonnes horaires ; inutile de s’attirer les foudres des adultes quand un peu de jugeote pouvait lui éviter des désagréments.

Bien entendu, comme beaucoup de ses semblables, elle s’était parfois persuadée que si elle voulait quelque chose elle pouvait l’avoir, peu importe si des règlements stipulaient le contraire. Lors de sa première année à l’école de sorcellerie de Poudlard, l’autonomie que lui offrait l’internat l’avait poussé à enfreindre le règlement juste parce qu’elle avait la possibilité de le faire. En seconde année, elle n’avait guère eu d’occasion : après tout, n’avait-elle pas déjà désobéit de la pire manière qui soit en insultant un invité diplomatique étranger ? Cela lui avait valu un renvoi douloureux de six mois qui avait, semblait-t-il, annihilé toutes ses envies de désobéissance. Ainsi, en revenant au château pour sa troisième année elle n’avait même pas songé à désobéir au règlement : elle se tenait à carreau, ne sortait pas sa baguette magique dans les couloirs, retenait les paroles acerbes dont elle voulait trop souvent accabler ses camarades, etc. Il y avait bien sûr eut quelques ratés, Aelle n’étant pas un exemple de maîtrise, mais tout s’était passé pour le mieux. En quatrième année, après le coup d’état de Parkinson, la transformation de Poudlard en île et le durcissement des règles, tant dans le monde que dans l’école, Aelle n’avait pas eu goût à la désobéissance ; il était bien plus sécurisant de suivre les règles qui n’étaient après tout pas là pour rien.

Ainsi donc, Aelle était une jeune fille qui se considérait comme étant relativement obéissante — tant que cela lui convenait. Pour elle, les règlements ne concernaient que les actions, les faits observables. Ainsi, elle n’avait jamais eu l’impression de désobéir à une règle quelconque quand elle poussait ses recherches personnelles à la limite de l’acceptable — notamment la magie noire pour laquelle elle avait depuis toujours une fascination démesurée, peu importe ce qu’en pensaient ses parents. Sa mère avait toujours affirmé : « La magie noire est une aberration, ce n’est pas pour rien qu’elle n’est pas enseignée » ; et son père : « La magie noire est une branche de la magie qu’il peut être intéressant d’étudier, mais toujours avec une grande parcimonie ». Elle, ce qu’elle en disait, c’était que seuls les abrutis et les crétins se laissaient entraver par des limites aussi dérisoires que la moralité ; Aelle n’étant ni une abrutie ni une crétine, elle n’avait jamais éprouvé de honte à s’intéresser à la magie noire. La seule chose qui pouvait l’entraver dans ses recherches était évidemment l’opinion des adultes. Non pas que cela l’intéresse, mais elle avait conscience que les adultes — et notamment ses professeurs — n’accepteraient pas ses passions dérangeantes. Elle avait donc toujours pris grand soin, à Poudlard comme à la maison, de cacher le sujet de ses recherches avec plus ou moins de réussite.

Les événements qui avaient secoué la vie d’Aelle dernièrement ne l’avaient pas encouragé à se pencher davantage sur l’étude de la magie noire. Entre l’arrivée au pouvoir de Parkinson, le bal d’Halloween, l’effondrement du Secret Magique, sa grande dispute (et réconciliation) avec Thalia, son voyage au Japon et tous les autres drames qui avaient rythmé sa vie d’adolescente, Aelle n’avait pas pris le temps.

À l’aube de sa cinquième année pourtant, elle décida qu’il était temps de le prendre, ce temps. Cette envie soudaine n’était bien entendu pas étrangère à l’arrivée dans sa vie d’une certaine baguette et d’un certain Messager des rêves. Si Aelle n’avait jamais manqué d’ardeur et de volonté dans ses recherches quelles qu’elles soient, les enseignements du Serpentaire lui donnaient envie d’en savoir toujours plus — plus elle apprenait, plus elle avait envie d’apprendre. C’était un cercle sans fin, ce qui la réjouissait, elle qui avait toujours été persuadée que le savoir était ainsi, sans fin ; sans limite.

C’est parce que le savoir était sans limite qu’elle se trouvait actuellement dans les couloirs après le couvre-feu en compagnie de Zikomo et de Nyakane. Le premier était posté sur son épaule, comme toujours, et le second volait paisiblement au-dessus d’elle. Il était silencieux, ce qui n’était pas plus mal. Aelle était dans une période où elle ne supportait pas le moindre mot qui sortait du bec de son nouveau compagnon, excepté lorsque cela concernait l’apprentissage. Ils revenaient d’une séance d’entraînement nocturne. Quand Aelle, qui n’avait pas eu de temps à accorder aux deux Messagers des rêves durant la journée, leur avait proposé de sortir la nuit, Zikomo avait émit quelques réticences : « Mais le couvre-feu, tu y as pensé ? ». Évidemment, qu’elle y avait pensé ! Quelle excitation lorsqu’elle s’était glissée hors de son dortoir, puis hors de la Salle Commune alors que tout le monde dormait — elle avait eu l’impression, pour une fois, d’imposer sa volonté au monde et ce n’était pas désagréable. Elle aurait pu attendre le lendemain pour rattraper sa séance d’entraînement, certes, mais en plus de ne pas vouloir attendre, Aelle avait eu envie, pour une fois, de sentir qu’elle avait le contrôle : si elle voulait s’entraîner en pleine nuit, elle pouvait le faire.

« C’est encore loin ? » demanda Zikomo d'une voix inquiète.

Aelle eut un sourire attendri pour son ami ; ses oreilles écrasées sur son crâne et le ton de sa voix ne mentaient pas ; il était inquiet non pas pour lui et Nyakane (ils ne risquaient pas grand chose) mais pour elle. C’était adorable, mais cela jamais Aelle ne l’avouera à voix haute.

« On y est presque, dit-elle. Encore un ou deux couloirs. »

Sans doute le Mngwi devait-il être trop inquiet pour se repérer, parce que ce n’était pas la première fois qu’il parcourait ces couloirs en sa compagnie pour se rendre devant le tableau de l’Ombre de la Mort. La plupart du temps, Aelle faisait un détour pour passer devant sans s’y arrêter, mais il arrivait quelque fois qu’elle s’adosse contre le mur et qu’elle l’observe pendant un moment. Elle ne restait jamais très longtemps ; regarder le tableau lui rappelait Kristen Loewy et penser à Kristen Loewy la troublait toujours. Elle avait cependant remarqué que lorsqu’elle se postait devant l’oeuvre et qu’elle laissait ses pensées se dérouler, elle repartait toujours avec de l’inspiration et une bonne dose d’envie de se plonger dans de beaux et grands grimoires passionnants — n’étaient pas étrangers à cela, bien sûr, les souvenirs des discussions qu’elle avait eu avec sa directrice devant ce même tableau, mais Aelle préférait se persuader que c’était le tableau lui-même qui l’inspirait et non pas le souvenir de la femme.

Sa séance d’entraînement terminée, elle avait eu envie de visiter le tableau qu’elle n’avait jamais observé de nuit. Zikomo et Nyakane avaient accepté sans problème, le premier parce qu’il respectait ses envies et le second… Bah, elle n’avait pas envie de songer au second.

« On y est. »

Effectivement, ils étaient arrivés. L’Ombre de la Mort n’était pas le genre de tableau devant lequel on s’extasiait. Au contraire, il laissait comme une impression de malaise dans le creux du ventre et il angoissait Aelle à chaque fois qu’elle le regardait. Pourtant, elle ne se lassait jamais de le faire. Le tableau était plutôt simple ; une grande ombre planait sur un champ de blé secoué par un vent mystérieux, c’était dérangeant et déstabilisant. En souvenir de Loewy, Aelle se plut à se placer plus ou moins proche de la toile et à se chuchoter : « C’est moi l’Ombre », comme souvent, même si son avis à ce propos n’avait pas changé : Loewy était toujours l’Ombre, quoi qu’elle fasse.

Dans la nuit et le silence du château, Aelle se prit à songer à ses recherches, à son envie de pénétrer dans la réserve, son besoin d’avancer dans sa découverte de la Magie, la magie avec un grand M, celle qui transcende tout. Elle resta plus longtemps que d’habitude. La nuit offrait une autre dimension au tableau. Il était plus effrayant encore, l’ombre semblait plus étendue, plus menaçante et plus d’une fois Aelle se surprit à regarder autour d’elle pour vérifier qu’elle était bien seule. Respectant son recueillement, Zikomo et Nyakane restèrent silencieux ; eux-aussi regardaient le tableau — Aelle se demanda s’ils ressentaient au plus profond d’eux le même malaise qu’elle.

Elle n’aurait rien vu si elle n’avait pas été plantée devant le tableau quand une heure sonna. Elle cilla quand se retira l’immense ombre, laissant apparaître une petite serrure. Au début, elle pensa rêver et ne bougea donc pas. Il fallut que Nyakane murmure : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » pour qu’elle se décide à croire en ce que ses yeux voyaient. Excitée, elle s’avança — ce tableau devant lequel elle avait passé tant d’heures pouvait-il cacher quelque chose ? Elle ne s’en était jamais doutée mais soudain cela lui parut d’une logique effroyable : après tout, si ce n’était pas le cas pourquoi aurait-elle trouvé plusieurs fois Kristen Loewy devant ce même tableau ? La femme n’était pas du genre à observer les œuvres d’art juste pour le bon plaisir de les regarder.

Autour de la serrure, Aelle trouva une formule écrite à l’encre noire. Quand elle s’approcha, Zikomo sauta sur le sol et dressa le museau vers le tableau — même Nyakane sembla intéressé puisqu’il fit quelques bons pour s’approcher lui aussi.

« Je suis clair quand tu m'empruntes. Je disparais quand tu m'oublies, lut-elle. Putain… »

Aelle n’avait jamais aimé les énigmes qu’elle trouvait aussi inutiles qu’agaçantes. Elle avait toujours eu du mal à les résoudre. Non pas qu’elle manque de subtilité ou d’intelligence mais elle avait parfois l’impression qu’elle ne pensait pas tout à fait comme les autres et donc qu’elle était incapable de comprendre ce qu’ils voulaient dire avec ces phrases pleines de mystère.

Aelle se redressa, leva le nez vers le plafond comme si cela pouvait l’aider à se concentrer.

« Je suis clair quand tu m’empruntes…, réfléchit-elle à voix haute. J’déteste les énigmes. »

Son excitation ne l’aidait pas à se concentrer. Son coeur battait dans tous les sens et elle trouvait bien plus intéressant de réfléchir à ce qui pouvait bien se cacher derrière ce tableau plutôt qu’à songer à l’énigme en elle-même. Heureusement, elle n’était pas seule mais accompagnée de deux Messagers des rêves plus vieux que le monde lui-même qui avaient été confrontés à plus difficiles qu’une simple énigme.

« Le chemin, annonça simplement Nyakane de son éternelle voix calme — et ô combien agaçante pour Aelle qui lui adressa un regard piquant.
Oui, je suis d’accord, » acquiesça Zikomo.

Aelle allait rétorquer quelque chose, n’importe quoi, mais elle n’eut pas le temps de le faire. Le tableau changea quand le mot chemin fut prononcé : dans le champ de blé se dessina un sentier. Elle se redressa, un sourire étirant ses lèvres et attendit, attendit…

« C’est tout ? »

Il y avait la serrure et un chemin… Et rien d’autre ne se passa.

« Je comprends pas. »

Certes, elle ne comprenait pas et cela avait de quoi l’agacer très fort. Elle fit marcher sa cervelle, réfléchit à toutes les possibilités, répéta « le chemin » à voix haute et plusieurs fois de suite, donna même d’autres réponses au cas où, mais rien n’y fit. Elle ne s'imagina pas sérieusement que la réponse puisse être fausse, elle avait confiance en Zikomo (et en la connaissance de Nyakane, à défaut d’avoir confiance en lui) et préféra croire que le chemin lui était tout simplement interdit. Et il n’y avait qu’une personne capable de lui interdire quoi que ce soit dans cette fichue école, une seule personne qui régnait sur ces couloirs et ces tableaux, sur ce tableau : la Directrice. Aelle éprouva une vive colère pour la femme qu’elle rendait responsable de sa frustration. La colère fut aussi vive qu'éphémère ; la remplaça bientôt l’unique brûlure de la curiosité.

Il lui fallut une maîtrise exceptionnelle pour ne pas se précipiter dans l’instant jusqu’au bureau de Loewy pour exiger des réponses. La seule chose qui la convainquit d’attendre le lendemain fut l’heure : nul doute que la femme la réprimanderait si elle la surprenait dehors en pleine nuit, et si elle la réveillait à une heure du matin. Aelle refusait de gâcher ses chances d’avoir une réponse en s’attirant les foudres de la femme : mieux valait attendre le lendemain. Et puis, elle avait besoin de réfléchir à ce qu’elle venait de découvrir, mais aussi à ce qu’elle allait dire à la directrice : on ne rencontrait pas Kristen Loewy sans une bonne préparation.

Hantée par ses nombreuses questions Aelle retrouva son lit mais il lui fut impossible de fermer l’oeil de la nuit. Elle ne cessait de penser au tableau, à ce qu’il cachait. Son coeur appelait désespéramment des réponses. Cette nuit-là, elle se fit la promesse qu’elle découvrirait tout ce qu’il y avait à savoir, peu importe le prix, peu importe les conditions.