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13 mai 2021, 20:21
« C'est ça, la maîtrise »  os 
Février-mars 2046
5ème année



C’est une habitude que j’ai prise. Le matin quand je me réveille, je n’attends plus que Zikomo fasse de même. Je me lève sans bruit et sans un regard pour lui et Nyakane, j’enfile mon uniforme, j’attrape mon sac dûment préparé la veille et je rejoins la Grande Salle. Là-bas, je ne retrouve pas Thalia à la table des Poufsouffle. De toute façon, je lui ai bien fait comprendre que je ne voulais pas lui parler. Je m’assieds proche de la table des professeurs, je déjeune et le livre que j’emporte avec moi est la plus belle compagnie que je puisse avoir, je ne suis même pas triste de ne plus commenter ma lecture à Thalia, hein ? Je ne vois pas les deux Messagers des rêves avant la pause de la matinée ; souvent, ils m’attendent à la sortie et viennent me demander comment s’est passé mon cours. Au début, Zikomo me posait des questions. « Tu es partie sans un mot ce matin, ça va ? » ou encore « Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas réveillé ? » parce que c’est vrai qu’avant je le réveillais toujours pour lui dire bonjour le matin. Il a cessé de me poser ces questions quand il a vu que mes réponses ne le menaient à rien. Sans doute a-t-il compris que mes « j’étais pressée », « j’ai oublié » ou encore « je ne t’avais pas vu » manquaient de sincérité — ou alors a-t-il saisi ce qui se cachait derrière ces excuses minables mais j’en doute fortement puisque même moi je ne suis pas certaine de le savoir.

Durant les pauses, je lis ; aux repas, je lis ; après les cours, j’étudie ; la soirée, je la passe sur mes recherches personnelles, et la nuit aussi. Je ne fais plus que cela. Je n’ai pas de temps à consacrer à Zikomo et Nyakane. D’ailleurs, la plupart du temps je ne pense pas à eux. Toujours la tête dans un livre et une plume à la main, le temps s’enfuit et alors plus rien d’autre ne compte. Je ne pense plus à ce qu’ils font sans moi, tout comme je ne pense plus à Thalia, à Gabryel, à Loewy ou à toutes les autres choses auxquelles je n’ai pas envie de penser. Un jour, Zikomo m’a dit que si j’arrêtais un peu de travailler, je pourrais peut-être penser à mes problèmes et commencer à les résoudre. Mais Zikomo n’a rien compris. Il croit que je travaille pour ne pas penser et ne pas ressentir, mais c’est faux. Je le fais parce que c’est essentiel et tout le reste est tellement vain. Moi, j’aimerais bien que le monde se mette en pause, un petit peu. J’ai tellement de choses à faire, à apprendre, à connaître. Si seulement le monde, les gens, mes proches pouvaient s’arrêter de vivre pour qu’enfin j’ai le temps de faire ce que j’ai à faire — puis quand j’aurais un peu plus de temps, la vie pourrait reprendre son cours. C’est ce que je me répète quand je sens le regard de Zikomo sur moi et que je ressens sa peine comme si c’était mon émotion et pas la sienne. Zik aimerait que je sois davantage avec lui mais moi, je n’en ai pas envie.

C’est un mensonge.

Parfois la nuit, quand la lune est haute et que le ciel est sombre, mes pensées s’enflamment et alors je commence à penser que tout ce que je vis en ce moment, je l’ai cherché. C’est moi qui ai fait en sorte de passer moins de temps avec Zik, c’est moi qui fuis Thalia et qui refuse de lui parler, c’est moi qui n’ai pas donné de nouvelles à Gabryel et c’est moi aussi qui n’ai pas cherché à recontacter Ao depuis la dernière fois qu’il m’a balancé ces horreurs au visage. C’est moi qui travaille tout le temps. C’est moi qui dit « je suis occupée » même quand je ne le suis pas tant que ça. C’est moi qui me casse la tête à Penser la Magie ; et qui m’épuise, tous les jours, à m’améliorer dans mon utilisation de cette dernière. Et quand la nuit s’installe et que je suis allongée dans mon lit, j’ai conscience que ce ne sont pas mes efforts qui m’éloignent des gens qui comptent, mais moi. Parce que, Merlin ! j’en ai assez qu’ils aient tant de pouvoirs sur moi. Et parce que je n’ai pas besoin d’eux, moi, pour être quelqu’un. Je n’ai pas besoin d’eux pour sourire et être heureuse.

Je n’ai pas souri et eu réellement l’impression d’être heureuse depuis un bon bout de temps mais ça n’a rien à voir avec le fait que je me sois éloignée de Zik et de Thalia et des autres, hein ?

« Il vaut mieux avoir quelqu’un à aimer, » a dit Loewy. « C’est ça, la maîtrise. » Mais Loewy, elle ne comprend rien à rien. Elle ne comprend pas que pour moi c’est tout le contraire. Moi, quand je ressens de vives émotions pour quelqu’un, je perds totalement pied. Je me laisse bouffer par ce que je ressens et alors il n’est plus question de contrôle. Croit-elle que je me contrôle quand je gueule sur Thalia ? Croit-elle que c’est du contrôle de balancer des horreurs à Zikomo ? Et le contrôle, c’est de frapper ? hein, c’est du contrôle que d’avoir envie de balancer mon poing dans le nez de Thalia parce que sa tête ne me revient pas, parce qu’elle me fait tellement mal, là, à l’intérieur du coeur, que je préfère la bousiller plutôt que de la laisser me bousiller ? Loewy, elle ne peut pas me comprendre, de toute façon. Elle croit qu’ils me rendent fort mais c’est tout le contraire. Thalia me rend faible, je le vois au quotidien. C’est à cause d’elle que j’ai mis mon nom dans l’urne et que j’ai failli être précipitée dans cette folle histoire. Gabryel me rend complètement abrutie ; quand je suis près de lui, j’ai parfois peur de perdre totalement le contrôle de moi, de me mettre à dire des choses complètement ahurissantes, de faire des choses inacceptables, de répondre aux envies de mon coeur qui bat trop fort. Et que dire de Zikomo ? Zikomo… Zikomo me transforme totalement. Pour lui, je serai capable de n’importe quoi. Je pourrais aller au bout du monde, pour lui, je pourrais abandonner ce que j’ai de plus cher, je pourrais… Je pourrais… Je pourrais l’aimer à la folie et alors qui sait ce que je deviendrais, hein ? Qui sait ce que je deviens depuis que je l’aime aussi fort ? Je suis devenue faible. J’ai commencé à croire que c’était possible d’acquérir la confiance et l’amour des gens, Thalia aussi m’a permis de le croire, mais c’est un mensonge et surtout, ce n’est pas cela qui me fera avancer dans la vie.

Est-ce que c’est en aimant Zikomo que j’apprendrais à maîtriser la magie informulée ?
Est-ce en aimant Thalia que je parviendrais à créer un golem à l’image de celui d’Erza ?
Et c’est en aimant Gabryel que je serais capable de pratiquer tous les pans de la magie, peu importe sa forme, peu importe sa nature ?
Et quoi ? C’est en m’attachant à cette femme que je vais apprendre à utiliser la magie noire sans me laisser bouffer par celle-ci ?

C’est une grande connerie, cette histoire de contrôle. Une grande bêtise, l’amour. Ce que n’a pas compris Kristen Loewy, toute aussi vieille et expérimentée soit-elle, c’est que l’amour, c’est perdre pied. C’est l’exact contraire du contrôle. Oh, je comprends ce qu’elle a voulu m’enseigner, qu’il ne faut pas que je me retrouve seule quand je serai aux prises aux grandes émotions qui bouleversent et déchaînent, qu’il me faut une raison solide pour me défaire de tout ça au moment venu, pour avoir envie d’en sortir pour éviter d’en crever. Certes. Mais ça n’a rien à voir avec l’amour. Les sentiments tendres m’entravent. J’en ai d’ailleurs la preuve puisque depuis que je me suis éloignée de toutes ces choses-là, j’ai beaucoup avancé dans mes études et mes recherches, dans ma compréhension de ma baguette, dans mes entraînements avec Nyakane. Alors ça veut dire que j’ai raison.

Le seul point négatif des changements qui impactent ma vie ces derniers temps, c’est la fatigue. Une intense et puissante fatigue. La fatigue physique, d’une part. C’est épuisant de manier la magie, je le sais depuis toujours, mais aujourd’hui épuisant veut réellement dire quelque chose. Mais ce n’est pas tout. Je me sens fatiguée de l’intérieur, aussi. Malgré ma passion quotidienne, celle qui me fait me lever avec le sourire, qui me donne envie de donner toujours plus de moi-même, malgré ma curiosité sans faille et ma motivation inébranlable, malgré toutes les belles choses que j’apprends tous les jours, je me sens tellement lourde. Un contrecoup de mes nombreuses heures d’étude, certainement. J’ai souvent l’impression d’avoir un voile sur mes pensées. Comme un mal de tête qui ne fait pas mal à la tête. C’est là, à l’intérieur de mon crâne, ça m’empêche de m’endormir le soir, ça prend de la place, ça appuie littéralement sur mes pensées. Je ne sais pas pourquoi c’est là.

Ce que je sais, c’est que souvent la nuit je me réveille parce que cette chose prend des proportions énormes et qu’elle me fait voir des choses. Au départ, je pensais que c’était des cauchemars mais j’ai rapidement compris que ce n’était que des divagations sans queue ni tête. Et je ressasse, je ressasse toute la nuit des choses sans intérêt. Souvent, c’est Thalia qui est là. J’imagine toute sorte de choses. J’imagine que la situation est différente. J’imagine qu’elle n’a pas mis son nom dans l’urne, qu’elle est toujours là près de moi. Je pense à nous, peintes dans toutes les couleurs du monde ; parfois c’est si sombre que j’en pleure, d’autres fois c’est si beau que j’en pleure aussi. Mais il n’y a pas que Thalia qui hantent mes nuits et mes faux-cauchemars. Il y a ma famille, aussi. Maman, elle revient souvent. Je me souviens de beaucoup de choses que nous avons vécu, elle et moi, quand j’étais enfant. Ce sont de doux souvenirs mais ils me font mal à la tête. Ils me font encore plus mal quand maman se transforme. Cela arrive régulièrement. Elle devient Loewy et là, ça pèse encore plus lourd dans ma tête. Ce ne sont pas les seuls moments où la femme apparaît, évidemment. Elle est souvent là, ma directrice, trop souvent, même. Je ressasse notre dernière rencontre. J’y pense tous les jours. J’entends ses paroles dans ma tête, je vois son visage, je ressens sa colère, son inquiétude et d’autres choses que je ne comprends pas. J’imagine beaucoup aussi, avec elle. J’imagine tout ce que j’aurais dû lui dire, tout ce que j’ai encore envie de lui dire. Et quand la nuit est un peu plus belle et moins difficile, je me prends même à imaginer ce que ça pourrait être, une véritable collaboration entre elle et moi. J’ai des idées qui me viennent en tête, des projets qui fourmillent — elle pourrait m’aider pour l’Élixir de Longue-Vie, m’aider à le comprendre ! et je lui parlerais de tous les autres idées que j’ai en tête, de la magie des golems et… Et…

Je suis épuisée. La nuit, mes pensées s’enchevêtrent et forment un gros nœud inconfortable. Jusque tard, je tente de le délier. Je n’y parviens jamais et finis par m’endormir mais je ne trouve jamais le repos. Quand le réveil sonne, les cours reprennent, la vie continue, mes études et mes recherches se poursuivent et la nuit, tout revient. Et le jour tout disparaît. C’est bien, quand ça disparaît. Quand je travaille, tout est beaucoup plus simple.

C’est étrange, cette vie. Parfois, dans des éclairs de folie, j’en viens à croire que dans ma quête de contrôle, je perds totalement le contrôle. Mais ces éclairs de folie sont assez rares. La logique est évidente : plus je cherche le contrôle, plus j’aurai le contrôle.

C’est ça, la maîtrise.