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22 janv. 2023, 13:26
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
PARTIE I

« Je ne sais pas ce qui encombre votre sac Miss Bristyle
mais n'hésitez pas à laisser couler quelques grains de sable
de temps en temps ici ou là. Vous verrez, ça fait un bien fou [...]
»
— Sarah Priddy, quelque part dans le futur



12 août 2047 — quelques heures après ceci
Mochdinam (village sorcier), Pays de Galle
Vacances d’été entre la 6ème et la 7ème année



Ce transplanage est moins violent que le précédent. Et plus réussi, malgré ma crainte et ma douleur. Le boyau magique m’expulse de l’espace, j’atterris à genoux face à un grand immeuble recouvert de colombages. Une grande porte étroite le perce juste devant moi. Je désespère à l’idée de devoir la pousser. Je ramène mes doigts contre mon ventre, les larmes aux yeux. Le sang suinte à travers le morceau de cape et les tremblements incontrôlables qui me secouent n’arrangent rien. Je me redresse tant bien que mal en maudissant tout ce qui me vient en tête, à commencer par la mère d’Elowen que je tiens responsable de tous mes malheurs.

Zikomo s’accroche à mon épaule, petit être tout misérable que j’ai récupéré sur le Chemin de Traverse lorsque j’ai eu le courage de quitter l'Île de Skye. Quelle peur il a eu en voyant ma vilaine blessure ! Je l’ai vite rassuré mais il ne me lâche pas pour autant. Il a compris, je crois, quelle tempête soulevait mon coeur. Je le sais car il n’a posé aucune question.

La ville est silencieuse. Le soleil rasant m’éblouit sur la droite, en direction de la grande route menant au centre du petit bourg. De l’autre côté de la rue, des sorciers en cape m’observent sur le pas de leur porte. Un homme bien en chair et certainement son gamin, trop petit pour qu’il soit à Poudlard. Baguette à la main, le père fait apparaître des bulles de toutes les couleurs qui font mourir de rire l’enfant ; ils passent une journée d’août tout à fait normale contrairement à moi. Ils se détournent dès qu’ils remarquent l’attention que je leur porte et poursuivent leur chemin. Même si cela m’arrange, je note qu’ils n’ont pas fait un pas pour me venir en aide alors que ma tronche livide, ma main poisseuse et mes cheveux en désordre sont des preuves plutôt flagrantes que je vais mal.

La porte grince lorsque je rentre dans l’immeuble de Narym. Le hall d’entrée est large et effrayant, tout sombre, avec une volée d’escaliers en bois. La lumière m’inonde après quelques pas.

Je monte au dernier étage. Je ne sonne pas tout de suite. Je prends appui contre le mur pour rassembler mon souffle et mon courage. Cela fait six jours que j’ai quitté la maison et que je n’ai pas parlé à un membre de ma famille. Six jours qu’ils se demandent où je suis ; Bézo m’a trouvé une fois mais je l’ai renvoyé sans lire le courrier m’étant adressé. Je sais déjà que Narym ne sera pas content de me voir mais c’est le seul qui ne me criera pas dessus, je le sais. Ce n’est pas pour rien que c’est chez lui que je me réfugie, comme je l’ai fait il y a cinq ans après ma fugue, même si la situation était différente. Aujourd’hui, je suis presque une adulte et je crains moins la colère des miens.

Il faut que je me lance, allez. Je me redresse et toque à la porte. Une seconde, deux secondes, trois secondes. Presque dix avant que le battant ne s’ouvre sur un grand gars à la chevelure en catogan. Ses yeux brillent et son sourire est réjouit mais il se fane dès lors que ses yeux ambrés rencontrent les miens. La surprise prend toute la place sur son visage, j’imagine très bien les battements effrénés de son cœur et ses poumons qui se serrent d’angoisse. Sa main est crispée sur la porte. Je le comprends après tout, il ne s’attendait pas à me voir là. Et puis je suis toute sale, j’ai les cheveux plaqués sur le visage à cause de la tempête que je me suis prise à Skye, j’ai de grandes cernes et mes yeux sont rouges et gonflés.

Puis son visage se durcit, comme je m’y attendais.

« Salut Narym, murmuré-je faiblement.
Aelle… »

Il tente de ravaler son émotion. Ses yeux passent de moi à Zikomo, il essaie de comprendre. Mais il n’y a rien à comprendre. Je suis partie de la maison et maintenant je suis là, j’ai besoin de lui, ça me fait mal de l’avouer. Je lutte pour ne pas baisser les yeux.

« Qu’est-ce que tu fais là ?
Je peux pas entrer ?
Pas si tu ne me dis pas ce que tu fais là, refuse-t-il en s’avançant sur le palier.
À ton avis, Narym, qu’est-ce que je fous là ? » rétorqué-je froidement. Puis, parce que je n’ai pas le droit d’être désagréable, je prends une inspiration, ferme les yeux, et précise mes propos : « Je… Je peux rester là ? Quelque temps ? »

Ses phalanges blanchissent sur la porte, ses sourcils se froncent. Je suis persuadée qu’il va me renvoyer, me foutre à la porte, m’abandonner sur son palier, trop déçue de moi pour m’accueillir chez lui. C’est ce que me disent ses yeux que je n’ai jamais, jamais connu aussi froids. Je compte les secondes dans ma tête jusqu’à ce que…

« Je vais pas te laisser seule, Aelle, mais… »

Mais tu dois parler aux parents, t’excuser, leur expliquer ce qu’il t’est passé par la tête.

« Mais ne crois pas que ce sera comme chez les parents. Je veux que tu me dises ce qu’il se passe. D’accord ? Aelle ? répète-t-il comme je ne réponds pas. D’accord ?
J’ai rien à dire ni à expliquer, » je mens dans un souffle en détournant les yeux.

J’entends à sa façon de respirer que je l'agace. Et je jure, je jure que réussir à agacer cet homme est un exploit.

« Ne me la fais pas à moi. »

Son regard parvient à accrocher le mien.

« Tu es ma petite sœur, je te connais. Tu as un comportement exécrable depuis ton retour, ce n’est pas pour rien. Pas pour rien non plus que tu es partie de la maison comme ça. Alors… Tu peux rester ici si tu veux mais je veux qu’on discute. »

Je serre les mâchoires, renâcle. Je réfléchis à une solution de secours. Je pourrais transplaner, repartir au Chaudron Baveur, dilapider mes économies afin de préserver mon intimité et ma liberté. Ou alors chercher Gabryel, là, dans le grand monde, aller demander l’asile ; mais je n’ai aucune idée de son adresse, ni de celle de personne d’autre. Et puis qui voudrait m’accueillir ? Je suis allée chez la seule personne qui m'est (*m'était*) proche et voyez comme j’ai été accueillie…

« Ok, articulé-je à mi-voix, ok, s’tu veux. Je peux rentrer maintenant ? »

Ce serait mentir que de dire que j’accepte sa condition. J’ai l’espoir qu’il oublie et qu’il ne pose pas davantage de questions, qu’il ait pitié de moi et me laisse tranquille.

Après m’avoir détaillé de haut en bas, Narym libère le chemin et me laisse entrer chez lui.

22 janv. 2023, 14:24
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
C’est un appartement trop grand pour lui avec des plantes dans toutes les pièces et des canapés confortables. C’est un peu sombre mais l’odeur est la même qu’il y avait dans son appartement à Londres. J’aime bien cet endroit. L’homme me mène dans le salon et sans me demander mon avis me sèche d’un coup de baguette. Il me laisse m’asseoir et m’abandonne le temps d’aller préparer des boissons chaudes. Il aurait très bien pu le faire magiquement mais Narym fait partie de ces personnes qui ont besoin de s’activer pour réfléchir, alors je ne dis rien.

Zikomo se fait tout petit. Il saute sur la table basse puis rejoint le fauteuil le plus proche de l’âtre.

« Tu veux que je vous laisse un peu ? me demande-t-il.
Non ! m’exclamé-je trop vivement parce que je ne suis pas prête à me retrouver seule avec mon frère. Non, c’est bon, reste. »

Narym revient, s’installe sur le canapé face au mien après avoir déposé théière et tasses entre nous. Il se laisse aller contre le dossier mais un sursaut l’éjecte de l’assise :

« Aelle, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?! »

Je le regarde sans comprendre avant de me rappeler de ma main ensanglantée. Alors que je n’y faisais plus attention, la douleur revient en force et me fait grimacer. Narym s'agenouille devant moi. Je balbutie deux trois paroles rassurantes mais rien n’y fait, il insiste pour regarder. Il défait mon maigre bandage et blanchit en voyant l’étendue de ma blessure. Tout le côté de ma main gauche est recouvert de sang et on ne peut manquer le trou sur mon petit doigt… La chair est comme grignotée, l’ongle a disparu, ainsi qu’un tiers de ma phalange supérieure. Je déglutie en avisant les dégâts et ferme les yeux, moi qui ne suis pourtant pas sensible à ce genre de choses. Je devine aux mouvements de mon frère qu’il appelle magiquement à lui potions et compresses.

« Désartibulement ? devine-t-il enfin, parce qu’il n’est pas con, Narym.
Ouais, gémis-je ; je plante mes dents dans ma lèvre pour contenir la douleur. J’ai paumé ce putain de morceau d’doigt. »

Je ne sais pas comment il trouve la force de punir mon langage par un regard désapprobateur. Il s’active : coups de baguette, potion, compresse. Doucement, et magiquement, la douleur diminue. Je le laisse faire, rassurée qu’il ne me harasse pas encore de questions. Sa priorité : me soigner. Grand bien lui fasse, je crevais de douleur depuis bien trop longtemps.

« Pourquoi tu ne t’es pas lancé un Episkey ? finit-il pas demander. Ça aurait diminué la blessure.
J’sais pas, dis-je en haussant les épaules.
Aelle… »

Son regard est éloquent.

« Quoi ?! me défends-je. Tu vas pas te servir de ça comme excuse pour exiger que je réponde à tout et n’importe quoi non plus ? »

Seul le silence me répond. Je connais bien cette expression sur le visage de mon frère. Le regard fixe, les sourcils légèrement froissés, les lèvres pincées. Narym est l’homme qui retient le mieux sa colère, même mieux que papa, mais parfois ça déborde un peu et dans ces cas-là on dirait toujours qu’il va pleurer. Mais non, il ne pleure pas. Pas même un soupir ne franchit ses lèvres. Il termine précautionneusement son œuvre, applique un baume sur ma blessure et me la recouvre d’un épais bandage. Selon lui, tout sera rentré dans l’ordre demain. Sauf mon doigt qui ne retrouvera certainement jamais son ongle, à moins que je n’aille à l’hôpital ou que je demande à maman ou Natanaël de me soigner.

« Je ne peux rien faire de plus, dit-il, penaud. Demain on ira…
Non ! J’ai pas envie.
Aelle, il faut que tu te soignes !
J’ai pas envie de les voir, c’est bon !
On ira à Godric’s Hollow alors et…
Non, refusé-je catégoriquement. Je suis plus en danger, non ? Non ?
Non mais…
Alors c’est bon. »

Il me regarde sérieusement, l’air de se demander quel est mon problème exactement pour que je préfère garder mes blessures alors que la magie pourrait les faire disparaître rapidement. Je hausse les épaules ; je ne veux vraiment pas aller à l’hôpital, là. Il finit par lâcher l’affaire mais je devine qu’il reviendra à la charge plus tard.

Il retourne s’asseoir et nous sert une tasse de thé. Les volutes de fumée s’élèvent entre lui et moi, pas suffisamment épaisses malheureusement pour me soustraire à son regard.

« Écoute… Ça fait des semaines que tu nous fais subir ta mauvaise humeur, que tu parles mal, que tu te comportes comme une enfant. Tu ne souris jamais, tu te plains, tu grognes, tu t’enfermes dans ta chambre et quand on te demande de rester avec nous, tu tires une tronche de détraqueur et nous lance des regards noirs ! »

Son ton est dur et ses yeux si offensifs que ma gorge se remplit de son poison habituel, celle qui la noue douloureusement.

« Je ne sais pas si tu te rends bien compte de ce que tu fais subir à papa et maman. Ils veulent juste t’aider et… Oui, je sais, m’interrompt-il en me voyant ouvrir la bouche, t’as besoin de l’aide de personne, c’est pour ça que tu es si désagréable et que tu te traînes comme une misérable, c’est pour ça aussi que tu fais des cauchemars quasiment toutes les nuits. »

La honte me submerge. Elle est plus efficace que les regards de mon frère : je parviens enfin à baisser la tête, plus sale que jamais au souvenir des nombreux cauchemars qui m’ont réveillés cet été, surtout ceux qui ont réveillé les autres.

« Je ne te demande pas des comptes ou des explications, je ne veux pas tout répéter aux parents ou je ne sais quoi d’autre… C’est une question de respect : tu as quitté la maison des parents sur un coup de tête et maintenant tu viens trouver refuge chez ton frère… La moindre des choses serait que tu m’expliques ce qui t’arrive. Et je ne dis pas ça pour contenter une curiosité morbide, souffle-t-il en se penchant vers moi, mais parce que je m’inquiète pour toi ! Tu vas mal, Aelle !
Je ne vais pas mal. »

Mensonge. Ma voix grave en est la preuve. Je suis au bord des larmes ; je lutte de toutes mes forces pour que rien ne coule, je le refuse. Je garde tout à l’intérieur de moi. Tout. Si bien que se mélange dans mon esprit des dizaines de pensées de toute provenance. De Delnabo, de Poudlard, de la maison. Tout se mélange, tout remonte jusque dans ma gorge. Mes doigts se crispent sur le canapé. Lutter, ne rien laisser sortir. Surtout pas. Jamais.

« C’est Elowen ? »

Sa voix est douce mais elle me flagelle avec une force incroyable. Je frémis, baisse les yeux pour ne pas affronter le regard de mon frère. Le mal est fait : il a compris. Il garde le silence, technique récupérée de papa : se taire pour laisser la place à l’autre de parler. Je déteste ça car la place, il me la laisse effectivement et que cela permet à mes pensées de grossir et d’occuper le moindre recoin de ma tête, surtout les plus sombres.

« Je suis allée la voir, » finis-je par capituler.

24 janv. 2023, 10:42
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
C’est comme si je venais d’évacuer la boule de feu qui occupait l’intérieur de la bouche : la douleur est moins forte. Et le reste veut suivre, inexorablement. Ma jambe se met à tressauter sous l’afflux des émotions que je ressens. Elle tremble plus qu’elle ne tressaute, vestige de la douleur qui rend mon coeur tout noir.

« Sa mère m’a accueillie, » avoué-je d’une voix aiguë. Un petit rire nerveux me secoue. J’ai l’air d’une folle et j’aime ça. « Sa mère ! Elle… Elle… »

Ça fait mal, bordel ! Ses yeux me font mal, mes souvenirs me heurtent. Merlin, pourquoi ne puis-je pas abandonner toutes ces choses que j’ai dans la tête, les laisser dans un coin ? Oublier qui je suis, pourquoi je souffre. M’abandonner toute entière dans une amnésie bienheureuse.

« J’ai pas pu voir Elowen. Elle m’a… La mère. Elle m’a fait…
La morale ? »

Je hoche vigoureusement la tête.

« J’ai détesté.
Je comprends.
Je… »

Je ferme les yeux. Désormais, l’intégralité de mon corps tremble. Tout mon corps, de la tête au pied. Ma gorge est si douloureuse que j’ai du mal à respirer.

« Vous vous êtes disputées à la fin de l’année scolaire ?
Non. »

J’aurais préféré que ce soit ça. Mais tout ce qui arrive cet été ne découle que d’un moment, d’une simple lettre. Si je ne l’avais pas reçue, je n’aurais pas essayé de repousser Elowen avec tant de véhémence. Ce n’est pas de ma faute.

« Je la déteste. »

C’est un aveu piquant et plus nocif que l’acide. Je ressens cette haine dans le moindre de mes nerfs, c’est elle qui me fait trembler. Je la déteste, je la déteste. C’est cela qui m’a permis de défoncer ces rochers sur l'île de Skye, elle qui m’a permis de me dépasser dans ma magie, de faire exploser le paysage comme une certaine sorcière noire a fait exploser un sapin en septembre dernier. Parfois, j’aimerais me plonger entièrement dans cette colère. Oublier tout le reste pour n’être que cela, un être de rage et de violence. J’aimerais tout casser, tout détruire, ne pas avoir de limite, aucune attache, aucun devoir, aucune attente. Rien, juste de la brutalité et du pouvoir. Tout contrôler et tout détruire, seulement parce que je peux le faire.

« Je la déteste, répété-je en ouvrant les yeux et en fixant Narym. Je la déteste, je la déteste, je… »

De mes yeux débordent des larmes amères.
Je ne sais plus très bien de qui je parle et je crois que Narym l’a compris. Dans ma tête, tout se mélange. Il y a les événements de la journée évidemment, avec la mère d’Elowen, mais il y a aussi les autres. Papa et maman. Et même encore avant. Avant, bien avant. Avant la fin de l’année scolaire.

Toutes ces choses prennent des proportions énormes, si bien que je sens dans mes veines que ça dépasse mes émotions et mon corps, ça s’immisce dans ma magie, au plus profond de moi.

« Qui ? demande Narym d’une voix très basse, comme s’il avait peur de réveiller quelque chose de dangereux. Elowen ? » Je secoue la tête. « Sa… Sa mère ? » Non, Narym, non ! « …Maman ? »

Un autre rire me secoue. Maman ? Maman ?!

Je me lève soudainement. Je ne manque pas le mouvement de recul de l’homme. Plus tard j’en aurai honte mais pour le moment il n’y a que le plaisir de voir que ma haine est suffisamment visible pour insuffler de la peur. Que ma magie est suffisamment palpable autour de moi pour que même une personne comme Narym qui n’a aucune intelligence magique la sente courir sur sa peau. Sans doute est-il étouffé par la tension qui provient de moi. Sans doute. Je la sens également. Elle m’attrape à la gorge, recouvre mon dos de frisson et me plonge dans une nappe de chaleur qui me coupe du reste du monde. Un voile sur mes yeux, un masque sur mon visage.

« Personne, craché-je en faisant les cents pas sur le vieux tapis. Personne. Rien du tout. Elle mérite même pas qu’on dise son nom. »

Je ne l’ai pas prononcé depuis des semaines.
C’est ma sentence pour ce qu’elle me fait subir : j’oublie jusqu’à son identité. Du moins, je le souhaiterais.

« Elle mérite rien du tout ! Elle… » Un autre rire ; la situation est si ridicule ! « Elle m’a juste écrit une lettre t’imagines ? »

Non, il n’imagine pas. Il ne comprend même pas.

« Juste une lettre alors qu’elle habitait littéralement dans le même putain de château que moi ! » crié-je.

Une ampoule explose sur la commode en bois. Je le remarque à peine, pas plus que la baguette dans ma main.

« C’était trop dur de venir me parler ?! Trop compliqué de descendre sept étages ou de me donner un rendez-vous avec les fameuses notes qu’elle aime tant pour qu’on se retrouve quelque part ?! Elle a même pas fait l’effort ! Même pas ! Elle… Elle voulait pas… »

Je ne peux pas le dire. Je ne peux pas dire à voix haute ce que je sais déjà : elle n’avait aucun besoin de me voir une dernière fois, aucune envie de s’assurer que la haine ne ferait pas son nid dans mon cœur. Aucune envie de me préserver ou de me promettre que nous resterons en contact. Aucune envie de faire des efforts. Non, les efforts c’est pour les gens courageux mais elle ne l’est pas. Elle préfère fuir. C’est plus facile, n’est-ce pas ? Partir sans un mot c’est ne pas s’encombrer des réactions des autres. Le pire c’est que je la comprends et que je ne la déteste que plus fort pour ça : je sais à quel point je manque d’intérêt pour elle pour qu’elle m’ait abandonnée de la sorte.

La commode explose tout à coup. Une déflagration qui envoie des copeaux de bois et de la poussière partout qui me fait tousser. Un nuage de poussière plane dans la pièce. J’entends plus que je ne sens mon souffle précipité et ma toux. J'en ai dans les cheveux, sur la peau, dans les replis de ma cape. C'était une vieille commode du siècle dernier dans un très joli bois verni. C’est alors que je sens dans ma main le bois familier de ma baguette magique. Au même moment, la pression dans mon corps descend légèrement. Un tout petit peu.

Je regarde par-dessus mon épaule et ce que je vois me fend le cœur aussi sûrement que l’ont fait les précédents événements de la journée : Narym et Zikomo recouverts de poussière, plaqués contre le mur au fond de la pièce, les yeux agrandis par l’effroi. Un charme du bouclier les protège. Non pas du sortilège de Réduction que j’ai utilisé mais de moi. De ma rage, de ma haine. Leur réaction est comme un coup de poing dans le ventre : elle me coupe le souffle et me fait redescendre.

26 janv. 2023, 11:08
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
Nous restons quelques secondes ainsi. Mon souffle étriqué, leurs regards effrayés. La poussière qui vole entre nous. Puis la voix de Narym s’élève timidement. Pas de reproche, pas de peur. Il cherche à comprendre, encore :

« C’est une Gryffondor ?
Quoi ? »

Sa question a le mérite de me surprendre suffisamment pour m’arracher à l’obscurité qui hante mon âme. Je m’attendais à tout sauf à ça.

« Celle dont tu parles, c’est une Gryffondor ? Tu as parlé de sept étages.
Je… Oui, c’est une Gryffondor mais… »

Mais on s’en tape !

« Je pensais que tu en avais terminé avec Charlie, » chuchote-t-il comme si ces mots pouvaient me faire exploser.

Et c’est le cas.

« Non ! m’exclamé-je, blessée par ce seul prénom. Non, putain ! Parle pas d’elle ! »

Je vois bien à l’expression de Narym qu’il est complètement perdu. Je le comprends. Il n’a jamais rencontré la Aelle que je lui sers aujourd’hui, jamais. Il n’ose plus dire le moindre mot et ne sait pas comment m’arracher des réponses. Sauf que moi, je ne veux plus rien dire. Je crève d’envie de repartir d’où je viens et de faire exploser encore des tas de choses, jusqu’à moi-même, pour ne plus jamais ressentir ce poids dans mon corps. Le poids de la haine et de la peine.

« Kristenloewy, » bafouille alors une petite voix si rapidement que je peine d’abord à comprendre ce qu’il dit.

Puis je saisis et c'est comme s'il venait de m'enfoncer un couteau dans le coeur. La douleur de sa trahison me fait suffoquer. Zikomo. Allongé aux pieds de Narym, il se roule en boule, les oreilles plaquées sur le crâne, comme si j’allais l’éviscérer. J’aurais pu mais je n’en ai pas la force, pas après qu’un deuxième prénom m’ait arraché toute ma vie.

Narym le regarde d’un air surpris. Ses yeux passent du Mngwi à moi. Il se demande certainement si c’est une blague mais je devine aisément le cheminement de ses pensées : il se rappelle de mon renvoi, de mes affres avec ma Directrice, puis il se souvient certainement de maman qui raconte qu’elle l’a déjà rencontrée, c’est sûr. Quelle conclusion fait-il ? Que sait-il de plus ?

« La… Directrice ? »

Rien, il ne sait rien.

« Elle t’a… Je ne comprends pas. »

Non, effectivement.
Je ferme les yeux et masse mes paupières du bout des doigts. Une douleur émerge lentement mais sûrement à l’arrière de mon crâne. Je me sens épuisée. Complètement vidée de toutes mes forces. Je me dirige à petits pas vers le canapé que je n’ai même pas la force de nettoyer. Mon frère ôte son bouclier et me rejoint après une seconde d’hésitation que je ne manque pas. Zikomo reste dans son coin et il a raison : je lui en veux très fort.

« Aelle, commence Narym d’une voix prudente. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
Elle a rien fait. »

Merlin, pourquoi suis-je en train de la défendre alors qu’elle est effectivement coupable de nombreux vices ? Elle m’a trahie, m’a abandonnée, m’a fait de fausses promesses, elle m’a laissée, elle me fait souffrir et me chaque jour qui passe me force à me dresser face à mes propres contradictions. Je la hais autant que je crève d’envie d’aller la retrouver. Et je ne sais même pas pourquoi c’est si fort, pourquoi c’est si douloureux. Elle devrait n’être rien du tout pour moi et pourtant elle compose plus de la moitié de mes pensées quotidiennes.

Je croise le regard suspicieux de Narym et soupire en me prenant la tête dans les mains.

« Elle m’avait promis un truc qu’elle a pas fait, dis-je d’une voix faible, honteuse.
C’était quoi ? »

Oui, qu’était-ce donc ? J’ouvre la bouche pour lui donner la réponse pourtant rien ne sort. Qu’a-t-elle fait ? « Elle m’a abandonnée » sonne trop enfantin et comment expliquer que je n’ai pas répondu à sa lettre ? « Elle m’a trahie » ne fera que prouver que je suis déraisonnablement attachée à elle et je ne suis pas prête à l’avouer à qui que ce soit.

« Elle est partie, » avoué-je d’une voix blanche, la gorge gonflée par l’émotion.

Les larmes me prennent par surprise. Je cache mon visage dans mes bras. Une seconde, deux secondes, trois secondes. Inspirer, ravaler ses émotions, les oublier. Je me redresse dans la foulée, les yeux rouges mais exempts de larmes.

« Je veux plus en parler. »

Ma voix est sans appel et le regard que je lance à mon grand frère l’est également. Je le sens plus sombre que jamais.

« Aelle, je…
Non, dis rien. Dis rien ou je vais… » La vérité, en un mot. « Ou je vais tout faire exploser. » Un petit rire au bord des lèvres. « C’est pas une blague, Narym. J’ai envie d’exploser et je… Je vais même pas pouvoir réparer ta commode. »

26 janv. 2023, 18:32
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
Je lance un regard dépité à la poussière qui s’accumule dans la pièce. Ça fait deux fois que j’utilise ce sortilège sur des affaires qui ne m’appartiennent pas aujourd’hui, deux fois que j’y mets une telle puissance que l’objet en question est irrécupérable. Mon frère doit comprendre que je dis la vérité car il se contente de hocher la tête. Je le sens profondément ébranlé par ce à quoi il vient d’assister et cela ne me fait rien, pas la moindre once de culpabilité. C’est ce que je suis, voudrais-je lui dire. Mais je n’ai pas besoin de le faire car je crois qu’il s’en doute un peu, désormais.

« Je vais te préparer la chambre d’ami, Ely. D’accord ? » Il attend que je hoche la tête avant de poursuivre : « Demain, les enfants arrivent tôt. Ils resteront toute la journée. Ne fais rien de répréhensible devant eux. »

Je lève la tête pour le regarder. Règne dans sa voix le même ton qu’emprunte parfois papa quand il veut nous faire réellement prendre conscience de quelque chose d’important. Et là, je devine que si je fais quoi que ce soit qui puisse choquer ou déranger les enfants dont s’occupent le Précepteur Narym, il n’hésitera pas à me foutre à la porte.

« T’inquiète, soufflé-je, ça ira. »

Il quitte la pièce après un dernier regard dans ma direction. Dès son départ, mes épaules retombent et mon âme s’affaisse. Parler de tout ça… L’annoncer à voix haute… Cela ne fait que le rendre plus réel et j’ai une conscience plus accrue encore de toute la peine qui me recouvre entièrement. Je ne me suis jamais sentie aussi misérable.
Enfin, si. Une fois.
Il y a cinq ans.
Je me souviens de l’envol de mes émotions, cette année-là. Ça avait pris des proportions déraisonnables et incroyablement douloureuses, comme aujourd’hui. Moi qui me suis toujours servi de cette vieille histoire comme une barrière entre moi et mes émotions, me voilà prise à mon propre piège. Au final, peut-être dois-je tout simplement éviter les Gryffondors. Les éviter comme la peste.
Les membres de cette maison ont tendance à me déchirer le cœur et à y laisser une empreinte éternelle.

Un léger bruit me force à ouvrir les yeux. Je découvre un petit Mngwi envahit de remords juste devant moi, misérablement assis sur la table basse. Les oreilles plaquées sur le crâne, la queue enroulée autour de son corps comme une protection. Je pose sur lui un regard plus froid que jamais dans lequel je fais passer toute ma colère. Il m’a tellement déçue que je n’ai rien à lui dire.

« Dégage. J’ai pas envie de te voir pour le moment, Zikomo. »

Ces mots le font frémir. Et alors ? Aujourd’hui, il a révélé un secret que je voulais garder pour moi. Et il a osé prononcer son prénom alors que je lui ai demandé de ne plus le faire. Je n’ai aucune envie de l’avoir sous les yeux ou ma rage endormie se réveillera et fera des ravages.

Je quitte la pièce sans un mot.

Je trouve Narym affairé dans la pièce qui me servira de chambre. Quatre murs, un lit, une armoire, une fenêtre qui donne sur la rue. L’homme s’agite comme un moldu ; il agite drap et coussins comme si ça pouvait lui faire oublier ce qu’il vient de vivre. Je le laisse faire et prends la direction de la salle de bains. Je passe mon visage sous l’eau tout en évitant consciencieusement de me regarder dans le miroir. L’eau froide efface les dernières traces de colère pour ne laisser qu’une lourde peine qui m’enchaîne le cœur.

Avant de sortir de la pièce, je vérifie que mon frère n’approche pas et fouille dans l’armoire à côté de la baignoire. Toutes sortes de potions occupent les deux petites étagères. Narym a beau se passer de magie pour la plupart des tâches quotidiennes, il n’en a pas moins conscience que notre monde offre une meilleure qualité de soin que celui des moldus. Il a des potions pour tout et n’importe quoi : je le sais depuis qu’il m’a soigné en première année, après que je me suis abîmé les poings sur le visage d’Aodren. Je farfouille et déplace les bocaux jusqu’à trouver ce que je cherche. Une potion pour calmer l’angoisse qui sourde dans mon cœur. Je la glisse dans ma poche.

« Voilà, tout est prêt, me dit Narym lorsque je reviens dans la chambre. Appelle-moi au moindre souci, d’accord ?
J’ai plus douze ans, Narym. Je vais pas t’appeler parce que j’ai fait un cauchemar. »

Lui et moi savons très bien de quoi je parle. De cette fois où, réveillée par un terrible cauchemar, il m’a entendue et réconfortée ; j’ai pleuré dans ses bras. C’est arrivé une fois et cela n’arrivera plus.

« Tu peux si tu as besoin, réplique-t-il néanmoins. Bonne nuit, Aelle.
Ouais, bonne nuit. »

J’hésite une seconde, une seule.

« Narym ? »

Il se retourne, une main posée sur le chambranle de la porte.

« Merci pour… Enfin, de me laisser rester là. »

Il se contente d’un sourire avant de disparaître.

Tout le reste disparaît également au moment où j’avale ma potion et lorsque je m’enfonce dans mes draps. Le sommeil me happe. J’y tombe avec soulagement et en souhaitant ne jamais en sortir.

27 janv. 2023, 16:31
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
PARTIE II



Du 13 au 26 août 2047
Chez Narym — Mochdinam
Vacances d’été entre la 6ème année et la 7ème année



Le lendemain matin, et tous les matins suivants pendant deux semaines, les cris des enfants me réveillent. Je n’ai jamais vu Narym plus épanoui que lorsqu’il s’occupe de toute cette marmaille sorcière agitée et bruyante. Il les installe dans une pièce confortable dont le sol est recouvert de tapis et de coussins en tout genre sur lesquels se jettent les gosses et il leur fait la leçon pendant des heures. Histoire de la magie, histoire moldue, mathématiques, littérature, tout y passe ; il invente des jeux, des chansons, des activités censées leur inculquer un peu de savoirs et de savoir-vivre avant leur entrée à Poudlard. Les plus âgés iront l’année prochaine ; les plus jeunes auront le plaisir de rester avec Monsieur Narym comme ils l’appellent pendant encore quatre ou cinq ans.

Parfois je me mets à l’arrière de la pièce avec un livre dont je cache résolument le contenu aux yeux inquisiteurs des enfants ; Narym m’a explicitement ordonné de ne rien laisser traîner en-dehors de ma chambre, l’une des seules pièces auxquelles ses élèves n’ont pas accès. « S’ils tombent ne serait-ce que sur un livre qui n’est pas de leur âge, tu entendras parler de moi, Aelle ». Alors je fais attention, même si je n’étudie rien d’effrayant : seulement une magie qui leur est inaccessible.

Parfois, de jeunes têtes se tournent vers moi pour m’observer ou me lancer de grands sourires édentés auxquels je ne réponds pas mais Narym les rappelle vite à l’ordre. Je fais en sorte de disparaître lorsqu’arrive l’heure de la pause. La première fois je ne me suis pas enfuie à temps et j’ai vu arriver vers moi un troupeau de bambins et de jeunes enfants surexcités à l’idée de rencontrer la sœur de leur merveilleux professeur — je n’ai pas fait l’erreur deux fois.

La plupart du temps je m’installe dans la cuisine pour travailler, puisque c’est une pièce à laquelle ils n’ont pas accès. Quand je ne suis pas dehors à me promener ou en train de broyer du noir, j'étudie comme je l’ai toujours fait, car c’est la seule chose constante dans ma vie et surtout la seule qui me permet d’oublier un temps soit peu la lourdeur de mon coeur.

Zikomo reste parfois dans la salle de classe, ou il sort chasser, il passe du temps avec Nyakane qui a décidé de me laisser en paix pour le moment. De toute façon, je me fiche de ce que fait le Mngwi. Le lendemain de mon arrivée, il a essayé de venir me parler ; je l’ai repoussé sèchement. Et j’ai recommencé à chaque fois qu’il est revenu vers moi, même s’il ne fait que s’excuser et qu’il a vraiment l’air misérable. La vérité, c’est que je suis en colère. C’est la première fois que ça m’arrive. Habituellement ça ne dure qu’un jour ou deux puis nous nous rabibochons sans le moindre mot. Mais là, le seul fait de le voir réveille ma colère. Je n’ai pas envie de lui parler, pas envie de lui pardonner et pas même envie de le voir.

Je me contente de ma solitude. Je passe des heures dans Mochdinam à me promener et visiter le village ; c’est un réel plaisir de pouvoir me balader dans une bourgade sorcière et de ne pas devoir me cacher. Ici, je ne connais personne et personne ne me connaît. Je suis invisible, quoi que je fasse. Les habitants sont avenants et ne me dérangent pas, même quand je reste des heures assise quelque part à observer le vide.

Le soir quand je rentre chez Narym, les enfants sont déjà partis. En général nous restons tous les deux. Nous lisons dans le salon en faisant comme si le trou laissé sur le mur par la disparition de la vieille commode n’était pas responsable d’une partie de nos silences.

Narym a prévenu la famille de ma présence chez lui dès le lendemain. Lorsqu’il me l’a annoncé cela m’a fortement déplu mais je n’ai rien pu dire lorsqu’il a argué : « Tu n’as pas le droit de protester alors que je te laisse rester ici. Je leur ai dit de ne pas venir te voir et ils ne le feront pas. » Évidemment après ça je n’étais plus rassurée, de peur de voir apparaître un Zakary survolté ou pire un papa hors de lui. Mais personne n’est venu et nous avons continué, Narym et moi (Zikomo n’a plus le droit de faire partie d’un nous), de partager nos silences parfois entrecoupés d’une discussion autour d’une lecture ou d’une leçon donnée aux enfants dans la journée.

« Est-ce que tu voudrais leur apprendre quelque chose ? me demande-t-il un soir.
Pardon ? Leur faire la leçon, tu veux dire ? »

L’idée me paraît très amusante, comme si Narym venait de faire une blague pleine d’esprit.

« Arrête de sourire, s’exclame-t-il, ce n’est pas une blague ! Tu pourrais leur apprendre tout ce que tu veux, tu en as les capacités. Pourquoi pas leur parler de Poudlard, par exemple ? Je l’ai déjà fait mais toi tu y es encore et ils le savent, ils sont curieux.
Ils ont tous des frères ou des sœurs ou des parents pour leur parler de Poudlard, Narym. Et puis y’a pas plus barbant comme sujet, sérieux. »

Mon frère prend cela pour un accord de ma part car il est tout excité tout à coup, avec les yeux brillants et un sourire disproportionné.

« Ok, ok, pas Poudlard alors mais euh… Et pourquoi pas une démonstration de magie ? Tu sais, certains d’entre eux ont déjà leur baguette à la maison qui les attend pour leur future rentrée. Évidemment ils ne peuvent pas l’utiliser mais ils n’attendent que cela, des démonstrations. Tu connais la magie, tu la comprends. Tu pourrais leur faire un exposé et…
Non mais Narym, c’est mort ! » lui lancé-je en ricanant derrière mon livre.

L’idée même de prendre sa place devant le grand tableau noir et d’observer cette bande de veaudelunes ébahis me fait glousser.

« Laisse tomber ça arrivera jamais, j’ai pas du tout envie de faire cours à des gosses, moi !
Si tu essayais, tu verrais que c’est plutôt sympa, marmonne l’homme, vexé par ma réaction.
Pour toi peut-être, rétorqué-je. T’adores ça. Mais pour moi franchement ce serait un cauchemar. Déjà que je les entends tous les jours, ça braille, et en plus ils savent même pas parler correctement. »

28 janv. 2023, 15:07
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
Le regard qu’il me lance par-dessus la table basse est sévère.

« Ce sont des enfants, Aelle. Tu veux que je te rappelle comment tu étais à leur âge ?
Non merci, répliqué-je sans un regard pour lui.
“Ma-ma-mamaaaan”, mime-t-il soudainement en prenant une voix horriblement aigüe, “tu crois que… Que…Tu crois que…”. Fais pas cette tronche, Ely, sourit-il, tu parlais vraiment comme ça quand tu avais sept ans. Comme tous les enfants, tu mettais une éternité à faire une phrase. C’est pas parce qu’aujourd’hui tu es très intelligente que tu n’étais pas une enfant comme les autres. »

C’est assez vexant d’imaginer que je ressemblais à cette marmaille bruyante et bavante mais je ne prends pas le risque de répliquer. Narym était quasiment adulte lorsque je suis née, il m’a sans doute vue dans des positions qui me feraient mourir de honte aujourd’hui, autant ne pas risquer de me les voir rappeler.

Malgré tous mes efforts pour les éviter, les enfants semblent réellement intéressés par moi et il n’est pas rare que l’un d’eux vienne me parler. C’est le cas du jeune Liebel ; déjà, quelle idée d’avoir un nom pareil ?

Il entre timidement dans la pièce. Ça se voit qu’il sait qu’il n’a pas le droit d’être là. Je lève un sourcil mais cela ne l’intimide pas. Il avance vers la table et se tortille dans tous les sens pour s’asseoir sur la chaise trop grande pour lui ; bordel mais quel âge a-t-il ?

« Tu fais quoi ?
Je lis.
Tu lis quoi ? »

Avec les enfants il est parfois difficile de se rappeler qu’élever la voix ou leur dire de dégager n’est pas la solution la plus censée.

« Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? lui demandé-je sans même lever les yeux de mon livre. Monsieur Narym serait pas content de savoir que tu es entré dans la cuisine. »

Le chantage, ça marche mieux que les cris.

« Mais je voulais venir te parler…
On a pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Tu veux pas aller voir ailleurs si j’y suis ? »

Il se tord les mains dans tous les sens. Ses grands yeux qui me fixent sont dérangeants. Et… Merlin, est-ce une tâche de chocolat sur sa joue ? C’est répugnant. Je ne cache pas le regard dégoûté que je lui lance.

« Mais t’es là, tu peux pas être ailleurs.
En langage adulte ça veut dire que… tu ferais mieux de retourner avec les autres. »

Je me suis retenue de justesse de dire : « ça veut dire que tu me fais chier alors dégage ». Narym me répète au moins une fois par jour de faire attention à mon comportement. Je crois qu’il a peur que je pète un cable et que j’explose un bureau ou une chaise, bref que je traumatise ses pauvres petits élèves. Alors quand la pression se fait trop grande, lorsque je sens que mes émotions peinent à descendre, je quitte l’appartement et m’enfuis dans les rues de Mochdinam. J’ai même transplané sur l'île de Skye une fois car je ressentais le besoin lancinant d’être seule au monde ; et que là-bas, près des falaises battues par les vents, j’ai l’impression que le monde m’appartient et que j’ai le droit de tout laisser exprimer comme je le désire.

« T’es pas adulte, toi, glousse le petit enfant en posant les deux mains sur sa bouche, t’es encore à Poudlard !
Ouais mais j’ai dix-sept ans, marmonné-je en gonflant les joues parce que franchement, il me tape sur le système ce marmot.
On est pas adulte à Poudlard !
Moi si.
Ma maman elle dit que je pourrai faire ce que je veux que quand j’aurai terminé Poulard… Euh Poudlard. Et quand on peut faire ce qu’on veut on est adulte. Alors t’es pas adulte. »

C’est quoi cette explication tirée par les cheveux ? Le pire étant qu'il a l'air d'y croire sincèrement.

« Ta mère a tort. »

Ce n’est peut-être pas la meilleure chose à dire à un enfant. Le petit garçon se décompose et des plaques rouges recouvrent tout à coup ses joues.

« C’est pas vrai ! » crie-t-il.

Oh, Merlin.

« C’est pas vrai tu…
Liebel ? »

Narym arrive dans la cuisine, ses grands bras croisés sur la poitrine. Il pose un regard sévère sur l’enfant qui se ratatine devant lui avant de tourner les yeux vers moi et de les plisser dans une mimique méfiante.

« Qu’est-ce que tu fais là, Liebel ? Tu sais que tu n’as pas le droit d’être ici. Est-ce que tu embêtes Aelle ? »

Vu la tronche que mon frère tire, on croirait plutôt qu’il se demande si je ne suis pas en train d’embêter son petit protégé. Il m’a dit un jour qu’il aimait beaucoup un certain petit Liebel qu’il trouvait très attendrissant. Je ne comprends pas comment on peut apprécier un gosse qui met du chocolat partout sur les joues.

28 janv. 2023, 17:02
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
« C’est elle qui m’embête ! » s’exclame ledit Liebel. À ma grande horreur, ses yeux se remplissent de larmes. « Elle a dit que ma maman avait tort mais c’est pas vrai !
Hey, interviens-je, bien décidée à rétablir la vérité, c’est lui qui a com…
Aelle, me souffle Narym, tu es vraiment en train de te disputer avec un enfant de six ans ? »

Je grimace. Mon livre est plus intéressant à regarder, tout à coup. Je hausse nonchalamment les épaules.

« Il ne sait juste pas respecter les règles, c’est lui qui est venu dans la cuisine. »

L’enfant se cache dans le giron de Narym, bien conscient de sa bêtise. Sale gosse, pensé-je intérieurement, ils sont tous aussi agaçants les uns que les autres.

« Allez, Liebel, dit Narym en détachant doucement l’enfant qui s’accroche à lui. Va rejoindre les autres. » Il s’agenouille pour être à sa hauteur. « Mais tu ne dois pas venir dans la cuisine, tu le sais, non ?
Oui, renifle Liebel en se torchant le nez.
Alors ne recommence plus.
Oui, Monsieur Narym.
File, » conclut mon frère en lui lançant un sourire bourré de tendresse.

J’attends que le gosse se soit enfuit en courant, non sans m’avoir lancé un regard noir au passage, pour me tourner vers Narym toujours accroupi au sol.

« C’est sûr qu’à tout leur passer ils vont apprendre les règles, ceux-là, râlais-je avec un geste d’humeur.
Si j’ai besoin de conseils d’éducation, je viendrai te voir, d’accord ? Ou peut-être que je ferais mieux de consulter quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne se dispute pas avec un gosse… “C’est lui qui a commencé”, sérieusement ? se moque-t-il avant de partir dans un grand éclat de rire.
Oh ça va ! C’est pas ce que j’allais dire !
Ah oui ?
Non ! » répliqué-je, une moue boudeuse sur les lèvres.

Je ne suis pas certaine d’avoir réussi à le convaincre, ce qui m’est confirmé plus tard puisqu’il ramène l’histoire sur le tapis à chaque fois que je critique sa façon de faire avec les enfants. En même temps il est si… Laxiste ! Il leur sourit tout le temps, leur parle calmement, écoute leurs explications même quand les bêtises sont grosses. Alors certes, les enfants l’écoutent et obéissent la plupart du temps mais tout de même, je trouve qu’il manque de sévérité.

C’est ce que je lui dis d’ailleurs un jour, ce à quoi il me répond :

« C’est comme ça que papa nous a élevés, je te rappelle. Tu aurais préféré qu’il nous crie dessus ? »

Je ne sais pas ce que je pense et je n’ai rien répondu mais impossible de ne pas songer que papa a eut beau nous éduquer comme il l’a fait, ça ne change pas qu’aujourd’hui tous ses enfants sont terriblement différents : il y a Narym qui est à l’écoute de tout le monde et profondément doux ; Zakary qui brille par sa sincérité et qui ne lâche pas le morceau quand il a quelque chose en tête ; Natanaël qui est le mec poli par excellence et qui s’évertue à marcher dans les pas de sa mère ; Aodren, gentil, amical, super sociable ; et moi, très intelligente et n’ayant aucune envie d’exprimer la moindre émotion. À quel moment pouvons-nous nous attendre à élever correctement des enfants alors que ces derniers deviendront de toute façon ce qu’ils doivent devenir ? Je ne crois pas que l’éducation de papa ait eu une quelconque influence sur moi.

Papa… J’essaie la plupart du temps de ne pas penser à lui ni à ce que je lui ai dit en partant. Je n’ai aucune envie de le revoir, aucune envie de repartir à la maison. Si je le pouvais je resterai ici jusqu’à la rentrée mais Narym m’a bien fait comprendre qu’il était hors de question que ça arrive. « Vous n’allez pas couper les liens, non plus ! ». Et pourquoi pas ? Actuellement mes parents représentent un gros point noir dans ma vie. Ils me saoulent, m’étouffent, je n’ai pas envie de les voir me dire ce que je dois faire de ma vie, comment je dois me comporter. Je veux être libre ! Narym ne semble pas comprendre cela. Il me fait de grandes leçons sur la vie, le respect que l’on doit aux autres et bla bla bla. Il essaie de m’expliquer que mes parents ne comprennent pas ce qui m’arrive, qu’ils sont inquiets, que si j’acceptais de leur parler…

« Je ne dirais rien, Narym, qu’est-ce que tu comprends pas dans cette phrase, putain ? m’exclamé-je un soir où nous discutons du sujet pour la énième fois.
Je ne te dis pas de te livrer entièrement, Aelle ! Juste de… Je ne sais pas, de mettre des mots sur ton comportement de cet été, peut-être ? Essaie de les comprendre ! Ils devraient subir ta mauvaise humeur sans ne rien dire ?
Bah ouais, peut-être, répliqué-je de mauvaise foi. C’est aussi chez moi que je sache, non ? Si je peux pas être moi-même chez moi, où est-ce que je peux l’être ?
Joue pas à ça avec moi, soupire mon frère. Tu peux être toi-même mais ça ne t’empêche pas de les respecter. Ce n’est pas en leur criant dessus ou en t’enfermant dans ta chambre que tu les respectes. Et puis c’est très enfantin comme comportement.
Ouais bah je suis une enfant, ok, j’ai compris ! crié-je en me levant. Bah l’enfant se tire dans sa chambre ! Et arrête avec cette histoire, j’ai rien envie de leur dire ! »

29 janv. 2023, 20:50
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
Je m’enferme dans ma chambre, comme je l’ai fait des dizaines de fois cet été lorsque je n’en pouvais plus des reproches de ma famille qui me poussaient sans arrêt à la parole. Même papa qui a toujours veillé à nous laisser notre espace m’a foutu une pression incroyable durant toutes les vacances. Et après ça s’étonne que j’explose !

Zikomo est là dans la pièce. Je le regarde comme il me regarde : pas trop en face et en silence. Il saute du lit sur lequel il était installé et prend la direction de la fenêtre entrouverte. Je comprends qu’il va partir, comme à chaque fois, car il s’est habitué à ce que je le chasse. Il préfère s’en aller avant que je ne lui dise de le faire. Mais ce soir c’est différent. Ce soir, la vision du petit Mngwi ne me donne pas envie de lui arracher les oreilles.

« C’est bon, reste, » lui lancé-je en me jetant sur le lit.

Alors il reste mais ne s’approche pas trop de moi, ce pour quoi je lui suis reconnaissante. Il se met à son aise sur le bureau, son cul posé sur mes parchemins et ses oreilles dressées sur la tête, signe qu’il est loin d’être aussi apaisé qu’il paraît l’être.

« Excuse-moi, » dit-il soudainement, comme ça, sans le moindre contexte.

Je n’ai pas besoin de chercher bien loin pour comprendre pourquoi il s’excuse. Ce n’est pas la première fois qu’il le dit mais cette fois-ci pas d’oreilles qui se plaquent sur sa tête, pas de museau qui se baisse vers le sol. Il me regarde fixement, même quand je lui rend son regard avec bien plus de colère que lui. Il n’ajoute rien de plus, il ne dit pas qu’il s’en veut car ce serait un mensonge, il n’explique pas qu’il a fait ça car il pensait sincèrement que j’avais besoin que quelqu’un d’autre que lui sache, car je le sais déjà.

« C’est bon, on oublie. »

Une unique phrase et cette dernière semaine passée dans un silence rancunier disparaît.

Oh, nous ne redevenons pas ce que nous étions avant ça. Il dort toujours loin de moi et je ne me confie pas à lui, nous ne nous amusons pas ensemble, je ne l’embête plus pour des broutilles et il ne plante plus ses dents dans mon oreille pour m’agacer, d’ailleurs il ne s’installe même pas sur mon épaule comme il aime tant le faire. Mais parfois je lui demande de m’accompagner pour une balade et nous parcourons ensemble le village et la campagne du Pays de Galles dans un silence plus ou moins apaisé. Le soir j’accepte qu’il s’installe sur le même canapé que moi au lieu d’aller sur celui de Narym ou sur le fauteuil. Puis je recommence à lui partager le contenu d’une découverte que j’ai faite dans la journée ou une réflexion à propos d’un sortilège ou d’une partie de l’histoire que je révise, et il me répond, me donne son avis en me parlant de son expérience.

Les regards sombres sont toujours là, parfois je quitte soudainement la pièce dans laquelle il se trouve également car le voir me rend dingue de colère, ou je lui envoie une réplique méchante juste pour lui rappeler que je n’ai pas oublié qu’il m’a trahi et m’a fait du mal. Il ne se plaint pas, il encaisse, même si je sais qu’il n’est pas d’accord avec ma façon de faire, comme Narym qui est témoin de notre relation ou Nyakane qui traîne toujours dans les parages.

« Zikomo tient énormément à toi, me dit un jour mon frère. Il a fait ça pour t’aider.
J’ai pas besoin de ton avis sur la question.
Je sais, Ely. Mais dis-toi qu’il est toujours là avec toi. Ce ne serait pas le cas s’il ne t’aimait pas sincèrement, alors apprends à nuancer ce que tu ressens. »

Actuellement je ne sais pas grand-chose de l’amour que me porte ou non Zikomo mais je sais que je n’ai pas envie de me pencher sur cette question. Alors je persiste dans mon comportement et je me sens légitime de le faire.

30 janv. 2023, 11:00
Le gîte pour un grain de sable  Solo 
Finalement je suis bien contente que Zikomo soit là le jour ou Narym vient m’annoncer dans le plus grand des calmes que je retournerai au Domaine dès lundi prochain.

« Il ne reste qu’une semaine avant le début de ta septième année, Aelle, souffle Narym en voyant mon visage s’assombrir et ma colère enfler. Je n’aurais aucun problème à ce que tu restes ici, au contraire même. J’aime bien t’avoir près de moi mais…
Mais t’en as marre.
Non, Aelle, Merlin non ! Mais j’estime que ce ne serait pas t’aider que de faire en sorte que tu ne revois pas les parents avant des mois et des mois. Peu importe ce que tu en penses, il faut bien que tu les revoies !
Pas obligé, non, murmuré-je, les bras croisés sur la poitrine et les yeux résolument tournés vers le coin opposé de la pièce.
Et après quoi ? Tu coupes les ponts ? À dix-sept ans, tu es prête à faire une croix sur tes parents ? Sur nous ? C’est ça Aelle ? »

Narym est blessé d’imaginer que je puisse être capable de ça. Et moi je préfère garder le silence pour ne pas avouer que l’idée de ne plus avoir ma famille me donne le vertige.

« Je les ai vu hier et…
Quoi ? m’exclamé-je en me tournant précipitamment vers lui. Tu les as vu ? Tu m’avais dit que…
Je t’ai dit que je ne te forcerai pour le moment pas à les voir mais pas que j’allais me priver d'eux tout le temps où tu serais là. » Il me lance un regard curieux, comme s’il trouvait ahurissant le fait que je puisse penser qu’il allait s'empêcher de les voir pour moi. « J’ai rien contre eux, moi. »

C’est justement ça qui me dérange. Je crois que j’aurais préféré qu’il soit avec moi.

« Il reste une semaine avant la rentrée alors fait un effort… Il faut que tu leur parles, ils… Ils sont vraiment tristes que tu ne sois plus là, tu sais. »

Mes sourcils font des vagues sur mon front : ouais, ouais, me la fais pas à moi, je sais bien qu’ils s’en tapent que je sois là ou non.

« Fais-moi confiance. Tu connais papa. Tu penses vraiment qu’il peut continuer à vivre paisiblement en sachant que l’un de ses enfants est en colère contre lui ?
C’est lui qui est en colère contre moi, » chuchoté-je doucement en haussant les épaules.

La vérité c’est que lorsque je pense à papa, j’ai mal d’imaginer qu’il m’en veut terriblement fort pour ces dernières semaines. J’ai mal d’imaginer son regard déçu. J’ai mal d’imaginer qu’il est bien mieux sans moi, que la famille est enfin apaisée maintenant que je suis partie. Mais la vérité c’est aussi que je n’ai pas tellement envie de les revoir, pas envie de repas en famille, de leurs bavardages, de leurs questions et de leur tendresse. Je n’ai pas envie de leur amour.

« C’est faux, me confie Narym en venant s’asseoir près de moi. Il n’est pas en colère. Il est blessé par ce qui s’est passé mais… Mais tu le connais, ce n’est pas lui qui va garder le silence et être rancunier. Ça ne lui correspond pas trop, tu ne crois pas ? »

Je hausse les épaules, même si je suis d’accord avec lui. Connaissant papa, il ne me criera pas dessus, il cherchera plutôt à discuter et à s’excuser pour des choses pour lesquelles il n’est pas coupable. C’est tout papa, ça.

« Maman, alors, soufflé-je en me mordillant la lèvre. Maman elle va péter un câble.
Maman l’a déjà pété son cable. » Il soutient mon regard étonné puis ses lèvres s’étirent finalement en un sourire amusé. « Tu la connais elle aussi, évidemment qu’elle était en colère. Et… Elle sera certainement un peu, mh… dure quand tu reviendras, dit-il avec une grimace, mais tu le mérites un peu, non ? Non, ne répond pas, moi je te l’affirme : tu le mérites. Tu ne peux pas leur parler comme tu l’as fait et quitter la maison comme ça sans mériter un peu leur colère. En attendant, ça fait des jours qu’ils me tannent tous les deux pour que tu reviennes à la maison. Tu leur manques.
Pfff, c’est des conneries tout ça.
Merlin, arrête Aelle ! Tu ne peux pas me faire confiance un peu ? »

Je lui lance un regard dubitatif en coin.

« Tu leur manques, insiste-t-il. À papa et à maman. Et avant que tu me le dises, sache que tu ne manques peut-être pas à Aodren et à Natanaël mais en même temps ils portent le nom Bristyle. » Son sourire est contagieux, même si j’essaie de retenir le mien. « Il faut bien qu’ils soient un peu rancuniers eux aussi. »

Oui, peut-être. Mais l’idée de les voir me noue le ventre. Je ne suis pas certaine de pouvoir supporter cette semaine avec ma famille. D’ailleurs, ils ne me manquent même pas. Je n’ose pas le dire à Narym mais je crois qu’il l’a deviné. Je ne ressens pas le besoin de voir mes parents ou mes frères avant de repartir à l’école, au contraire même. Et ça, je ne suis pas sûre que les concernés puissent l’accepter.

« Quant à Zakary…, continue Narym d’une voix prudente, ça te dit qu’on l’invite à prendre le thé ? On pourrait aller au…
T’es sérieux là ?! Jamais ! Non ! Il va me tuer, je veux pas le voir ! »

Ma réaction pourrait être amusante si je n’étais pas persuadée d’avoir totalement raison à propos de mon grand frère.

« Mais non, il ne va pas…
Je veux pas le voir, je te dis. Les autres vont peut-être mettre de l’huile sur le feu mais lui… C’est toi qui est le plus proche de lui, Narym, et tu oses croire qu’il va pas m’en mettre plein la tête ? »

Narym grimace. Pas besoin d’en dire davantage, évidemment que Zakary me mettra la misère si nous venons à nous revoir avant mon départ. Ce qui arrivera de toute manière, puisque je ne peux pas éviter de rentrer chez mes parents, mais je préfèrerais autant qu’il y ait une personne pour faire tampon entre nous. Et pas Narym, de préférence, qui est incapable de s’opposer à son cadet ; plutôt papa. Oui, papa c’est une bonne idée.

La rencontre avec Zakary n’a donc pas lieu, Merlin merci, mais rien ne peut empêcher la folle course du temps : quelques jours plus tard je me retrouve à tirer ma valise jusque dans le salon, la mort dans l’âme, désespérée à l’idée de devoir supporter une discussion avec les parents. Ce que je ne dis pas c’est que derrière mon masque froid et les répliques sanglantes que j’envoie à Narym pour le punir de la décision qu’il a prise, je brûle de la peur irrationnelle que recommence l’infernal moment que j’ai vécu en arrivant ici : l’épisode des explications et des questions. Je pourrais difficilement garder bouche close si papa et maman exigent de moi des réponses, même si Narym a dit qu’ils respecteraient mon besoin d’intimité si tant est que mon comportement soit exemplaire. Mais je crains de ne pas contrôler la colère, si grande et monstrueuse, qui patiente à la porte de ma conscience. Je la sens très souvent en moi, parfois elle grossit, grossit et il s’en faudrait de peu pour qu’elle m’échappe. Ce n’est pas tant que j’ai peur qu’elle le fasse… C’est surtout que je sais ce qui arrivera si elle le fait : cela me ferait tellement de bien que je ne chercherai pas à la museler.

Quoi qu’il en soit, qu’importe mes craintes, qu’importe ma colère latente ou ma rancœur, aujourd’hui je quitte l’appartement de Narym pour retourner chez papa et maman.