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01 févr. 2024, 18:56
 OS   Salle sensorielle  Que toute ta force s’imprime en moi
« Et serre moi. Plus fort que tu ne m’as jamais serrée. Que toute ta force s’imprime dans moi. »
— Jean Anouilh, Antigone


MARDI 20 OCTOBRE 2048, 18h05
[12e Πυανεψιῶνος, Ol.706-4]
Devant la porte du bureau de psychomagie, Poudlard
Iphis, 1ère année, 12 ans


« J’vais pas voir une psy !, » je bafouille avec véhémence. À quelques mètres de moi, mon frère est adossé au mur près d’une porte que je reconnais vaguement. Le bureau de psychomagie. À peine en ai-je entendu parler, le mois dernier, que j’ai résolu de ne jamais m’en approcher. Et voilà qu’Eyphah m’y conduit. *Le traître*. Après mon cours de sortilèges, c’est le parc qui m’accueille habituellement. Près de la rive du lac, je m’allonge et permets à la fatigue prendre possession de mon corps pendant quelques instants, avant de retourner à la lecture. La pratique magique me vide, dans les salles de cours pleines de la Foule et d’un adulte qui scrute nos mouvements. Je ne veux pas d’un imprévu, je ne veux pas de mon frère qui vient soudain me cueillir à la sortie de la salle de classe et me forcer à le suivre dans un couloir parallèle, jusqu’à cet endroit étrange. *‘Rien à faire ici*, je jure mentalement. La fatigue commence déjà à étendre son règne sur mes membres. Mes jambes tremblent, et ma canne menace de devenir insuffisante. Il faut que je m’assois, que je laisse libre cours à la douleur et l’épuisement. Ou même que je me rende à l’infirmerie, mais je n’en ai pas le courage. C’est toujours ainsi, après les cours pratiques. Pas qu’Eyphah daigne le comprendre, visiblement. Comment lui communiquer que des vagues brûlantes s’écrasent en moi et déciment tout sur leur passage, qu’il me faut laisser la tornade passer avant d’espérer me relever et entamer la soirée ? Après les quelques mots de refus instinctifs dont la simple prononciation m’arrache la gorge, je sens déjà que toute tentative de vocalisation se conclura en échec couteux. Mes doigts tremblent autour de la poignée de la canne, et je jette un coup d’œil désespéré à mon frère.

Il saisit mon regard et ne le lâche pas. Chose que je déteste ; ses yeux s’immiscent dans les miens et agrippent mes entrailles. Comme il est fragile, le regard. Je m’arrache à son emprise.


« Phi, on va pas voir la psy. » Un chuchotement, et je fronce les sourcils. *Il sait*, je songe ; il est conscient de l’agonie d’épuisement dominant mon être. Pourquoi, dans ce cas, me fait-il dévier ainsi ? Eyphah n’a jamais été cruel. « Fais-moi confiance. Viens. »

Trois longues secondes passent, voyant mon corps faiblir encore davantage. Ce n’est pas que j’hésite. Je n’hésite pas. Mais les mots ne parviennent pas à moi immédiatement. Ils doivent se frayer un chemin entre les secousses de mon âme, je dois les retourner dans tous les sens pour en extraire la signification, tant je suis malmenée par le monde. Aucune hésitation en moi, cependant. Mon frère me demande de lui faire confiance. Il m’énerve, il m’agace, il me fait dévier du chemin bien tracé de ma soirée, il me force à bouger, il me force à parler, il va me forcer à manger tout à l’heure, j’en ai marre de ses blagues, j’en ai marre de ses idées, j’en ai marre de sa voix. Bien sûr que je lui fais confiance. J’étends vers lui une main tremblante, et il se rapproche pour me permettre de l’appuyer sur son épaule. Le voilà, *mon Pilier*. Invincible. Moi aussi, si près de lui et de son aura rassurante, je suis invincible. Surmonter les séismes de ma corporalité est plus aisé lorsque je lui le confie le poids de mon corps que je ne peux déposer entièrement sur ma canne. Si j’étais seule, jamais je n’ouvrirais cette porte menant à l’antre d’une psychomage, mais je ne suis pas seule, je suis avec mon frère, et celui ci pousse la porte grande ouverte comme s’il savait exactement où il se rendait, et qu’il touchait au but.
Le regard que je jette autour de moi est nerveux. Une nouvelle pièce, un endroit inconnu ; je suis déjà submergée par mes sensations corporelles, il est difficile d’appréhender cet espace. Il y a encore quelques semaines, je me demandais si cet épuisement si envahissant est caractéristique de la pratique de la magie, ou de la présence de la Foule. Désormais, je sais qu’il s’agit de la Foule, qui me vide et creuse un abîme sans fond en moi. Cependant, je crois que la magie y contribue également. Non pas les sorts eux-mêmes, peut-être davantage un blocage à démolir dans mon être à chaque fois que je souhaite approcher le flux. Il y a quelque chose que j’appréhende, et cette pensée hante le fond de mon esprit, mais je ne peux lui accorder mon attention ce soir. Sans l’appui infaillible de mon frère, je m’effondrerais au sol. Reposant sur lui, je peux parcourir nos alentours, notant l’apparence étrangement confortable des fauteuils et du canapé. Peut-être est-ce ce qu’Eyphah souhaitait me montrer ; il n’est pas impossible, après tout, qu’il ait songé à juste titre que la gravité m’appelait, qu’il me fallait m’allonger. Pourtant, il continue. Sa main libre s’affaire à ouvrir une nouvelle porte, et la panique me saisit, persuadée qu’il a trahi ma confiance et s’apprête à me forcer à entrer dans le bureau d’une adulte, alors que je suis incapable de vocaliser la moindre pensée. Mes doigts s’agitent sous la pression de mon anxiété, mais mon frère m’accorde un coup d’œil qui dénoue quelque chose au creux de mes entrailles. Il y a une certaine douceur, cette chaleur qui l’emplit si souvent et que j’admire secrètement. Plutôt que de me pousser à travers la porte entrebâillée, Eyphah attend un instant que mes gestes effrénés se calment. Un timide hochement de tête m’anime, et c’est avec gentillesse qu’il me conduit à l’intérieur.

Aussitôt, mes épaules se détendent, une certaine tension d’évadant de mes muscles noués. Ma respiration s’interrompt un instant sous la surprise, et je peine à réguler de nouveau mon souffle. Mes yeux se promènent sur cet espace inattendu avec une avidité dont je ne me croyais pas capable, engourdi par la fatigue. Quand je parviens enfin à me tourner de nouveau vers mon frère, il me sourit avec un air rieur et une pointe de moquerie. En silence, il bouge ses lèvres, formant sans aucun son des mots aisément déchiffrés ;
tu vois, j’avais raison, comme toujours. Une moue bougonne installe son joug sur mes lèvres, et un rire silencieux secoue les épaules de mon frère. Il se penche légèrement, et je vacille, surprise. Un instant d’incompréhension passe avant que je ne réalise qu’il retire ses chaussures et chaussettes, puis m’invite à faire de même. La confusion me saisit ; je ne peux me baisser sans lâcher la canne ou mon frère, ce qui implique que je ne peux me baisser si je souhaite avoir la possibilité de me relever par la suite. Un éclair de compréhension illumine les yeux d’Eyphah, et il s’agenouille pour m’aider à enlever mes chaussures, tout en me permettant de continuer à m’appuyer sur lui. Seule mon absorption dans la découverte de notre environnement me permet d’ignorer la gêne qui monte en moi— je me prends parfois à haïr ma faiblesse, à abhorrer la facilité avec laquelle mes proches réalisent que je ne peux effectuer des gestes simples. Mais la fatigue est trop grande pour que je m’appesantisse sur ce point, et cet espace est trop vaste. Bientôt, je suis libérée de l’emprise de mes chaussettes, et Eyphah se relève tout en me lançant un regard contenant une question muette. La déchiffrer est tâche ardue, mais je ne pourrais subir le son de sa voix ici sans m’effondrer. Des mots vocalisés seraient autant de lames aiguisées enfoncées dans mon crâne. Alors je m’efforce à comprendre la raison de son interrogation, et je finis par pointer faiblement les arbres se dressant à notre droite. Mon frère semble satisfait, et me soutient sur le chemin. Chaque pas manque de me faire chuter, des épines immatérielles se plantent dans mon crâne et perturbent mes tentatives de garder le contrôle sur mes jambes. Mes pieds s’enfoncent lourdement dans l’herbe, je trébuche. Eyphah patiente. Souffle erratique et membres prêts à céder, je parviens enfin sous l’arbre le plus proche, et mon frère m’aide à m’allonger sur un large coussin. Celui ci se déforme sous mon poids, s’adaptant à la forme de mon corps et m’enveloppant dans sa douceur. Un soupir de soulagement m’échappe, et je ferme les yeux. Derrière la membrane close de mes paupières lourdes, seules des lumières jaunes tamisées éclairent l’endroit, mais elles sont suffisantes pour m’éblouir tant ma tête est prise dans l’étau de la douleur. Vaguement, j’entends mon frère s’asseoir dans l’herbe près de moi, et s’agiter quelques instants avant de demeurer silencieux. Alors, je cesse tout effort de rester consciente de ce qui se déroule autour de moi, et je me laisse sombrer dans l’abîme feutré de l’épuisement.

Lorsque j’entrouvre enfin les yeux, le poids de mon être s’allège progressivement et le monde commence à relâcher son emprise féroce sur mon âme. Une expiration tremblante franchit mes lèvres, et je réalise que mon souffle s’est de lui-même ralenti. Je parcours les lieux d’un regard prudent et davantage attentif que lors de notre arrivée, cataloguant le mur-cascade dont la mélodie liquide m’attire, ainsi que les lumières dansantes éclairant doucement l’espace. La léthargie saisissant mon corps est trop immense pour que j’explore ces recoins, mais je les apprécie de loin, recueillant précieusement la douceur qu’ils me permettent de ressentir au cœur du Château bruyant aux pierres étouffantes. D’une main, j’effleure la joue de mon frère, et lorsque son attention se porte sur moi, j’énonce silencieusement deux syllabes.
« Merci. » Il fait mine de se rapprocher, et pause pour me laisser réagir à son avancée. L’ombre d’un sourire fatigué danse sur mon visage, et je laisse mes doigts se refermer sur le tissu de sa robe de sorcier. *Mon Pilier*. Ses bras m’entourent, et je laisse mon frère m’engloutir toute entière dans son étreinte rassurante.


— ἔξοδος —



premier cycle
solit[air]e