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17 avr. 2024, 14:11
Comme un fantôme
Samedi soir, aux alentours de minuit, vacances de Pâques

Chapitre I : Une arrivée bien discrète

Taxi
Erin
Catherine
Bob


- On est arrivés.

J'entrouvre un oeil, et reste quelques instants sur le qui-vive, avant de me rappeler où je suis et ce que j'ai fait. Le chauffeur de taxi que j'ai commandé me regarde, pianotant de ses longs doigts le volant, attendant que je le paye. Je hoche la tête et lui tend le peu d'argent qu'il me reste, avant de sauter hors de la voiture, mes bagages autour de moi, seule dans la rue déserte. Je regarde aux alentours, mon coeur se serrant à la vue de ce petit village qui m'avait tant manqué. Sneem. Un vrombissement me fait comprendre que le taxi est parti, sans doute en quête de nouveaux clients. Je frissonne d'excitation, heureuse d'être revenue chez moi.
La plupart des néons des enseignes sont éteints, sauf celui de l'antiquaire. Bob reste toujours assez tard à la boutique, non pas pour attraper d'éventuels touristes à la recherche d'un peu d'aventure, mais plutôt par passion pour son métier. Je trottine en direction du côté opposé de la place, puis tapote doucement contre la vitre. Bob se retourne aussitôt, un chiffon plein de désinfectant à la main. Il fronce les sourcils un instant, mais finit par me reconnaître et se jette sur la porte. Les mains tremblantes, il réussit à faire entrer la clé dans la serrure, mais, quand on se retrouve face à face, il s'immobilise, comme s'il voyait un revenant.

- Erin ? Qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi as-tu disparu de la circulation aussi longtemps ? Quand...
- Eh, doucement !

Je le faire taire d'un regard. Bob n'est pas beaucoup plus âgé que moi ; il a à peine dix-neuf ans. C'est assez bizarre de voir un antiquaire aussi jeune, d'ailleurs. Il n'a même pas été forcé par ses parents. Limite si c'était pas choquant pour eux d'apprendre que leur fils ne deviendrait pas avocat.

- Je ne peux pas tout t'expliquer. En tout cas, pas maintenant.
- Erin, tu ne peux pas me dire ça. J'ai le droit de savoir.

Je croise les bras, butée comme un âne, et réplique :

- J'ai tous les droits. J'étais juste venue pour dire bonjour, mais si tu le prends comme ça...

Je fais mine de partir et Bob finit par soupirer :

- Est-ce qu'il y a une partie que je peux connaître, au moins ?

En me retournant, j'opine du chef, et répond :

- On se rejoint samedi à quatorze heures, à l'ancien atrium, ok ? J'essaierai d'amener Jeremy, Catherine, Ivy et Lucas.
- Pas comme si j'avais le choix, en même temps, ronchonne-t-il en se détournant.

Je souris puis repart. Je suis épuisée, c'est pas le moment d'aller dire bonjour à tous mes amis, qui sont tous tranquillement en train de dormir chez eux. L'enseigne du Blue Bird se balance de droite à gauche, en grinçant, créant une atmosphère légèrement pesante.
Une bruine commence à tomber, et je me dépêche de rejoindre le bar, fermé. J'emprunte le petit escalier, qui mène à la maison au-dessus de l'échoppe. Rien n'a changé. Je prends un caillou, repère la fenêtre qui m'intéresse et le balance là-bas. Quelques instants s'écoulent, mais rien ne se passe. Je m'apprête à lancer un autre projectile, quand la fenêtre s'ouvre dans un gémissement.
Une silhouette sort sa tête, curieuse. Je reconnais aussitôt les cheveux nattés de mon amie et souffle :

- Cath ! T'es là ?
- Mmmmrf ?...
- Ouvre grand la fenêtre, je grimpe à l'échelle.

Quelques instants plus tard, j'arrive, pantelante, sur le plancher de la chambre de mon amie. Celle-ci me regarde, plus du tout ensommeillée, l'air interdit.

- Erin ? C'est bien toi, pas un tueur en série qui se fait passer pour ma pote, hein ?

Je lève les yeux au ciel. Toujours à exagérer, elle a pas changé.

- Non non, c'est bel et bien un tueur en série, je me disais que ça serait sympa de rencontrer ma prochaine victime. Sérieux, Cath !
- Mais, mais... commence-t-elle en balbutiant.
- Je t'explique tout dans trois minutes. Mais d'abord, on peut aller récupérer ma valise ? Elle est restée en bas, devant ta porte.

Elle hoche la tête, et, quelques dizaines de secondes plus tard, elle est de retour, ma valise derrière elle. Catherine ferme précautionneusement la porte et s'assoit en tailleur face à moi, attendant des explications.
Je soupire. Ça ne va pas être de tout repos.

- Comme tu l'as peut-être remarqué, j'ai... été absente quelques temps.
- Vraiment ? J'avais pas remarqué, ça alors, fait-elle d'un ton sarcastique.

Je plisse les yeux, un peu surprise. Est-elle si peu contente de me revoir ? Avant que je puisses continuer, elle se penche vers moi, l'air conspirateur.

- Alors, dis moi tout. C'est les aliens qui t'ont enlevée, c'est ça ? Ils voulaient faire des tests sur des humains pris au pif ? Ou alors tu es allée voir ton cousin le Yéti, pour le fun ?

Je recule, les yeux écarquillés.

- Mais qu'est-ce qui te prend, Cath ?
- Ce qui me prend ? fait-elle d'une voix plus aiguë que l'ordinaire. Ce qui me prend, moi, ou plutôt, ce qui t'as pris, toi ? Disparaître pendant huit longs mois, comme ça, sans nous prévenir, nous, tes potes ? Le 31 août, c'est "Trop hâte d'être à la rentrée ! À demain ! On va trop se marrer au collège !", le 1er septembre "Tiens, elle est passée où Erin ?". Imagine toi ce que ça fait, de se dire que une de tes meilleures amies part pour une raison mystérieuse, et qu'elle refuse de t'envoyer la moindre lettre ? Imagine toi ça !

Elle finit sa tirade à bout de souffle, les yeux rougis par la fatigue, la colère et les larmes. J'esquisse un geste pour la prendre dans mes bras, mais elle se dégage aussitôt et dit d'une voix sèche :

- Sors de ma chambre. J'ai une nuit à finir.

L'enfer, c'est les autres.

19 avr. 2024, 10:11
Comme un fantôme
Chapitre 2 : Qu'ai-je fait ?

Reducio
Musique d'ambiance pour la première partie :https://www.youtube.com/watch?v=fhM8t13 ... 6s/reducio]

Erin
Jeremy


Ça fait dix minutes que je cours à en perdre haleine. Les larmes coulent le long de mes joues puis tombent derrière moi, telles des traînées argentées. Ma valise rebondit sur les pierres du sentier. Puis, tout devient noir. La vue encore brouillée, je plisse les yeux, et m'aperçois que les lampadaires disparaissent à partir de ce moment là du chemin. Comment ai-je pu oublier ça ? Grâce à huit mois passés loin de chez moi. Je secoue la tête et continue ma route, plus doucement cette fois. Au loin se dessine de longues formes noires. Je vais bientôt à l'ancien atrium. Cela dit, ça n'a pas grand rapport avec un atrium. Ceux-ci se trouvaient dans les jardins des Romains à l'Antiquité, et là on est en Irlande, à la moitié du XXIe siècle. Simplement, les hautes pierres disposées en rond autour d'une cascade naturelle nous ont fait pensé à ça, la fois où on a découvert cet endroit secret, mes amis et moi. Je m'en souviens comme si c'était hier : Ivy venait de finir un exposé sur l'Italie, à l'époque de Pompéi. C'était elle qui avait choisi le nom de notre planque, et on l'a gardé.
Arrivée devant le saule au bord du petit bassin, je fonds définitivement en larmes. Une sensation de déchirure au niveau du coeur ; j'ai l'impression de l'avoir trahie. Et pourtant, n'est-ce pas plutôt elle qui l'a fait, en me rejetant ainsi ? Je vacille et m'effondre. Je murmure des paroles sans queue ni tête. Mes yeux finissent par se fermer, malgré moi. Je sombre dans un sommeil profond.

***


Des bruits de pas retentissent, mais je suis trop exténuée pour voir ce qui en est. Puis une exclamation et plus rien. Je me redresse, le dos perclus de douleur à cause de la position que j'ai prise pour dormir -et de l'endroit que j'ai choisi, c'est-à-dire sur une racine.

- Ar son Dé ! Síochánta, qu'est-ce que tu fous là ?

Je lui lance un regard vitreux. Il s'approche doucement, comme s'il avait peur de me faire fuir au moindre mouvement brusque.

-Rien, Jeremy, je me disais juste que c'était un endroit sympa pour dormir, je fais d'une voix dénuée de tout sarcasme.

Il s'assoit à côté de moi.

- Ça va ? Tout va bien ?

Je hoche la tête pour le rassurer.

- Juste... pourquoi est-ce que tu étais partie pendant aussi longtemps, sans nous prévenir ? Tes parents ont dit au village -à ceux qui te connaissaient en tout cas, c'est-à-dire tout le monde- qu'ils t'avaient envoyée au pensionnat. Mais nous -Ivy, Lucas, Bob, Catherine et moi-, n'y avons pas cru. On a vu tes parents suffisamment de fois pour se rendre compte qu'ils ne t'enverraient jamais loin d'eux.

Je renifle.

- C'est pourtant ce qui s'est passé.

Voyant qu'il s'apprête à surenchérir, je plante mon regard dans le sien.

- Écoute, j'ai pas forcément envie d'en parler. Ils m'ont caché un élément primordial de mon histoire toute ma vie. Je suis revenue pour les vacances sans leur en dire, juste pour passer du temps avec vous. Je reviendrai aux vacances d'été, bien sûr, mais... je devrai repartir à la rentrée. Ça sera le cas chaque fois pendant les sept prochaines années.

Je prends une grande inspiration, pour empêcher ma voix de trembler et Jeremy se contente d'attendre et d'écouter, se doutant que mon envie de me confier ne serait que très brève.

- Quand... quand je suis venue chez elle, chez Cath, j'ai tenté de m'expliquer, mais elle m'a jetée dehors.

Il me prend dans ses bras quelques minutes, puis prend la parole.

- Síochánta... Cath est celle qui a le plus souffert de ta "disparition".

Mon coeur se serre, et je suis prête à partir mais il continue :

- Elle n'aurait jamais dû te mettre à la porte. Si jamais l'un d'entre nous s'était retrouvé dans la même situation que toi, les autres l'auraient accueilli volontiers.

Ses yeux lancent presque des éclairs.

- Je vais aller lui parler.

Je secoue la tête, et il plisse les yeux, surpris.

- Inutile. J'ai déjà donné rendez-vous à Bob, samedi à quatorze heures, ici-même, pour tout lui expliquer. Et à vous aussi. Je ne supporterais pas de faire de longs monologues à tant de personnes différentes.

Je soupire longuement.

- Le problème, c'est que j'ai pas mon tel avec moi pour prévenir les autres. Il faudra que j'aille le chercher chez mes parents.

Il hoche la tête.

- Si tu veux, tu pourras loger chez moi. Tu sais comment sont mes parents...ils s'en foutent de ce que je fais et des autres. Ça ne sera pas bien grave de prétendre que tu es une amie d'école, ils ne te reconnaîtront pas.
- Merci, je murmure. Il faudra juste que je fasse quelque chose quand je me serai délestée de mes bagages...

L'enfer, c'est les autres.