Dans l’esprit de Kristen, la variole du dragon, ou dragoncelle, rendait le teint vert et faisait pousser des sortes de pustules sur le corps du malade. Biao Xixia n’avait pas du tout le profil pour que ce diagnostic soit établi. Par ailleurs, une variole qui ne soit pas contagieuse, quand c’était l’une des principales caractéristiques de la maladie, lui apparaissait comme une maladie bien étrange. Pourtant, Hua parlait bien de variole du dragon… En tout cas, une maladie liée à ses dragons, qu’on l’appelle variole ou non. Aude en savait certainement plus qu’elle à ce sujet.

« Je n’y connais pas grand-chose en maladies. En revanche, Aude Luneau, la directrice du seul hôpital magique du pays, loge ici. À vous deux, vous pourriez peut-être trouver d’autres pistes pour le soulager. »

Kristen sentit qu’il était bizarre pour elle de qualifier Aude par sa fonction. Elle serra les lèvres pour s’empêcher d’autres réactions physiques absurdes et inappropriées.

« Concernant la relève pour Zhuangyán… Excusez-moi, mais vous êtes le second du doyen, non ? N’êtes-vous pas la mieux placée ? »

Cette supposition était peut-être stupide, mais c’était la suite la plus logique qui lui venait à l’esprit pour le moment. Elle ne savait pas comment les décisions étaient prises à Zhuangyán, mais il était clair pour Kristen que si elle venait à remettre les clés de Poudlard, parce qu’elle ne pourrait plus assurer ses fonctions pour une raison ou une autre, elle choisirait Isabel Almeida, actuellement sous-directrice. Non seulement c’était un choix logique, mais c’était aussi une des rares personnes parmi ses collègues qu’elle pouvait supporter sans grincer des dents. Isabel était quelqu’un d’intéressant, car elle faisait toujours ce qu’il fallait pour se rendre utile et ne protestait pas tellement quand Kristen l’embarquait dans ses plans farfelus.

Hua sourit au professeur Loewy.

« Le Doyen a vu juste, vous ne renoncez jamais, déclara-t-elle en portant son attention sur le couple de Yaoguai qui traversait son champ de vision (sorte de renards au pelage blanc considérés comme des démons par les sorciers chinois). Même quand il n’y a plus d’espoir, vous vous en fabriquez un. »

La femelle Yaoguai l’avisant de son regard bleu glace, Hua fouilla la poche de son tablier en quête d’une petite boîte en bois décorée d’un lézard noir sur le couvercle.

« Je discuterai avec votre amie. »

L’objet repéré, Hua l’extirpa de son bric-à-brac et se détacha de la table enracinée pour s’accroupir à trois pas de son bord. Là, elle fit coulisser le couvercle de la petite boîte en bois et la posa au milieu de l’herbe. Un craquement sonore précéda l’apparition d’un lézard aux petites écailles noires entre les quatre murs de la boîte. Une authentique salamandre. Ce qui eut tôt fait de mettre les Yaoguai en alerte. Ils raffolaient de cette nourriture.

« Mon père a exécuté ma mère quand j’avais trois ans, se confia Hua sans se soucier du sort de lézard qui venait de détaler. Elle regardait la petite boîte vide. Je n’ai pas réussi à obtenir sa tête en trente et une années d’existence. Je ne suis pas taillée pour ça. Pas plus que pour la direction de Zhuangyán. »

Elle se souvenait encore parfaitement du sentiment d’impuissance qui l’habitait lorsqu’elle était adolescente et que le Doyen lui rapportait les méfaits de son père une à deux fois par mois. Elle se sentait paralysée par la peur. Paralysée par son manque de détermination… sa lâcheté.

« Nous devons accepter la place qui est la nôtre, vous ne croyez pas ? demanda-t-elle en regardant le professeur Loewy par-dessus son épaule. »

Shaka, le faon sacré, était de retour auprès d’elle. Il lui flattait sa main malade d’un coup de langue râpeuse. Une vision qui amusa Hua. Les faons comme Shaka étaient sacrés dans toute la Chine précisément pour leur capacité à ne s’attacher qu’aux sorciers aux destinés exceptionnelles.

Elle se redressa. Convaincue que le Doyen ne s’y était pas trompé en désignant le professeur Loewy plutôt qu’elle pour mener à bien ses dernières volontés, elle s’approcha de la directrice de Poudlard et lui tendit un rouleau de parchemin scellé qu’elle gardait jusque là précieusement dans la poche de son tablier. Le sceau représentait un dragon, un tigre et un paon tournant autour d’un point d’eau : le sceau officiel de Zhuangyán.

« La dernière volonté de Biao Xixia. Il vous la confie. »

Hua avisa encore une fois la douceur avec laquelle Shaka léchait la main malade du professeur Loewy.

« Le sceau est ensorcelé pour ne céder que lorsque le Doyen jugera le moment venu. »

Kristen commença par prendre la remarque de Hua Cao pour un compliment. En effet, il lui semblait absurde de renoncer, de manière générale. Elle n’avait pas le gène du renoncement ; elle était une Gryffondor, pas de ceux qui ont de grandes gueules – quoi que – mais de ceux qui en ont dans les tripes, qui continuent même quand c’est foutu, pour peu que ça leur tienne à cœur. Pas de ceux qui baissent les bras à la moindre difficulté, mais de ceux qui, trop entêtés, ne voient même pas bien où peut être la difficulté. Ensuite, la directrice fut rassurée lorsqu’elle comprit que la grande guérisseuse ne lui en voulait pas pour le meurtre de son père, si ce n’est qu’elle regrettait apparemment de ne pas l’avoir tué elle-même, ce que Kristen pouvait tout à fait comprendre.

« Nous devons accepter la place qui est la nôtre, vous ne croyez pas ? »

Elle ne put s’empêcher de murmurer un « non, je ne crois pas », qui, croyait-elle, ne parvint pas jusqu’aux oreilles de son interlocutrice. Kristen n’acceptait rien qui ne vienne pas de ses propres injonctions, encore moins s’il s’agissait d’une « place » à laquelle elle aurait dû se tenir. En fait, elle considérait qu’elle n’avait pas de place, puisqu’elle allait où elle voulait, quand elle voulait, si elle le voulait. Bien sûr, tout le monde n’avait pas cette capacité et il était préférable que les gens inintéressants restent à leur place, c’est-à-dire le plus loin possible d’elle. Globalement, elle avait la fâcheuse tendance à se sentir bien au-dessus de la plèbe et à s'autoriser des choses qu'elle aurait trouvées inconcevables chez autrui.

La langue de l’animal contre sa peau rendait la main de Kristen humide et chaude. Elle ne pouvait pas dire qu’elle aimait particulièrement cette sensation, mais cela ne la dérangeait pas plus que cela. Justement parce que c’était sa main malade qui était léchée, cette main dégoûtante, cette espèce de peau de crapaud granuleuse et pleine de cicatrices répugnantes. Elle bougea sa main pour faire quelques caresses inconscientes à l’animal.

Kristen saisit le parchemin que lui tendait Hua et fronça les sourcils. Ses explications n’en étaient pas. Pourquoi le doyen lui confiait-il sa dernière volonté, à elle ? Il ne la connaissait pas vraiment. Kristen tourna le parchemin dans sa main, l’observant de tous les côtés. Finalement, elle remonta ses yeux bleus vers Hua et l'interrogea du regard. Pourquoi elle... Parce qu'elle ne renonçait jamais, justement ? Elle garda le parchemin près d'elle.

« ... D'accord... fit-elle avec un air suspicieux et incontrôlé. »

Elle fit d'autres caresses à l'animal.

« J'espère être digne de sa confiance, dans ce cas. »

Hua releva le regard interrogateur du professeur Loewy. Des questions, elle devait en avoir plein la tête. Pourtant, ses lèvres refusaient d’en énoncer ne serait-ce qu’une seule. La plus importante de toutes. Pourquoi moi ?

« Je suis impressionnée, avoua-t-elle en souriant. Par votre capacité à ne pas remettre les choses en cause. Comme si… tout était toujours en ordre. »

Hua fixa longuement le regard du professeur Loewy puis finalement elle se détourna, marchant à pas feutrés vers la sortie. L’attitude de la directrice de Poudlard l’avait complètement désarçonné. Il se dégageait de cette femme une telle assurance et une telle volonté qu’elle ne doutait plus un seul instant du résultat. La dernière volonté du Doyen serait respectée. L’admiration qu’elle éprouvait pour le vieil homme n’en était que plus grande. Car comment était-il parvenu à comprendre aussi bien cette femme sans réellement la connaître ? Comment ? Cette question la fascinait.

Arrivée dans l’entrée, Hua s’immobilisa avant que ses pieds nus ne troquent la douceur de l’herbe fraîche pour la dureté des dalles de pierre polie. Elle releva le menton et prit une profonde inspiration. Ce qu’elle s’apprêtait à dire la prenait aux tripes. Il lui fallait s’assurer un contrôle total sur sa respiration avant d’ouvrir la bouche.

« Merci. »

Le ton de sa voix lui parut étranger. Hua la rectifia en reprenant une autre inspiration.

« Merci d’avoir vengé ma mère, professeur. »

Le silence qui suivit ces paroles coïncida avec l’emballement de son rythme cardiaque. Hua se sentit délestée d’un poids immense. Celui-là même qu’elle n’avait cessé de trimballer depuis ses trois ans. Apprendre à vivre sans ce poids était quelque chose de tout nouveau pour elle ; une chose à laquelle il lui faudrait s’habituer.

« Je ne doute pas un seul instant de votre réussite, ajouta-t-elle. Nombreuses sont les légendes qui parcourent le monde. Certaines sont plus sincères que d’autres, mais toutes ont en commun de posséder un fond de vérité. Vous êtes une légende vivante. Je sais à présent que votre histoire ne comporte pas un seul mensonge. Le Doyen l’a compris bien avant moi. »

Hua posa le pied droit sur la première dalle de pierre et réprima un frisson.

« Vous êtes son égal. Voilà pourquoi ça ne peut être que vous. Bonne journée professeur. »