L'ennui. Celui qui te ronge, comme à chaque fois que tu viens dans cette maison. Cette maison que tu habites. Personne n'est là. Tu es seule, dans un lieu pour lequel tu n'as aucune affection. Leur maison. Ta maison. Ils sont partis à Londres, rendre visite aux même amis que ceux du début des vacances. Toi tu ne voulais pas y aller. On se demande pourquoi. De toute façon, ils ne se seraient pas pris la peine de trainer derrière eux une insignifiante et une peste. Tu as envie de te venger, parfois. De leur dire à quel point tu les hais. Les insultes ne mènent à rien, à part les claques ils ne se sentent en aucun cas visés. Les assassinats du regards, ils ne s'en rendent même pas compte. Tu n'as jamais essayé les farces, toi qui pourtant adore ça. Ce serait une bonne idée…

Et si tu leur préparais une petite surprise ? Comme de la crotte de hibou sous le coussin par exemple ! Cette idée te vient à l'esprit du premier coup, comme si le dieu de la créativité se trouvait à tes côtés. Tu décides de commencer par la chambre de celui que tu détestes le plus. Ton père. Tu cours d'étage en étages pour aller chercher ce qu'il faut. Du deuxième, tu descends au rez-de-chaussée pour te rendre à la cuisine ou tu prends un récipient. Puis tu te diriges vers le sous-sol où tu empruntes une mini pelle. Tu remontes et te rends dans la petite tourelle qui sert de volière au manoir. Là-bas, tu ramasses avec la pelle la matière excrémentielle avec dégoût, et tu mets le tout dans le récipient.

Arrivée dans la chambre de tes parents, tu observes le lit avec un petit sourire. Tu te diriges vers ce dernier et tu soulèves le coussin qui sert à ton père. Tu déposes avec précaution, du bout de ta pelle, les crottes de hiboux sur le drap, puis tu reposes le coussin. Un petit « berk… » sort de ta bouche. Au tour de ta mère à présent. Tu soulèves son coussin, et… Il y a quelque chose dessous. Un carnet relié assez joli, la couverture semble être en cuir. Posant le récipient et la pelle â côté, tu le prends dans tes mains. Tu l'ouvres et tu vois dedans pleins de petit mots assemblés. Qu'a-t-elle écrit ? D'ailleurs, est-ce bien elle l'auteure de ces mots ? Tes doutes prennent fin quand tu vois inscrit dans la marge le nom de ta mère « Elinor McLearry ». Sauf que McLearry est son nom de jeune fille, reste à penser qu'elle possède ce carnet depuis longtemps. Tu l'ouvres et te plonges dans les mots.

« 21 janvier 2023.

Chaque fois que je vis, chaque fois que j'écris, chaque fois que je respire, j'ai envie de pleurer. Ils s'en fichent de moi. Je n'ai aucune importance à leurs yeux, à part ce qu'ils appellent le sang et mon physique qui ne vaut rien pour moi. Dès que je m'endors, je ne dors pas. J'ai l'impression de sombrer dans le néant. Je cherche la lumière, mais je n'en trouve pas. Rien qu'un petit brin lumineux qui pourrait me redonner l'envie de vivre. Mais rien. J'ai l'impression de me noyer dans un brouillard noir, sans sentiments. Et j'ai beau nager vers la surface, je broie du vide. Quand les gens me parlent, leurs paroles résonnent sans que je ne les entende. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je ne suis pas moi, je ne suis personne. De toute façon, qui que je sois, ils voudront que je sois quelqu'un d'autre. Plus rien n'est beau, ici. Plus rien n'a de valeur à mes yeux. Je veux ne pas être, je veux être ce qui n'est pas. Je ne comprends plus mes pensées, mes sentiments, mes actions, mes paroles. Mais c'est quoi tout ça, en fait ? Des choses écrites dans un stupide dictionnaire. Mais en réalité, ça ne veut rien dire. Pourquoi suis-je bloquée dans cette vie qui n'a aucun sens ? Pourquoi suis-je bloquée dans ce monde parmi l'univers qui n'a pas d'explication ? Je ne veux pas comprendre, c'est inutile. Il n'a rien à comprendre quand c'est naturel. Et naturel n'a aucun sens non plus.

J'ai beau les voir me regarder avec passion, je ne ressens rien. Comment ressentir les choses, et pourquoi les ressentir. Je ne mets aucun point d'interrogation à cette phrase. Je n'arrive plus à respirer, même si je sais que mes poumons baignent dans l'oxygène. Mes poumons sont en bonne santé, quant à mon cœur, il est déchiré. Est-ce que quelqu'un m'aime pour ce que je suis ? Est-ce que quelqu'un m'aime ? Inutile de chercher la réponse. Les réponses à mes questions ne sont jamais munies du mot oui. Rien n'a de sens ici. Y compris moi. Je veux taire le monde, quitte à me taire moi aussi. Je n'ai plus aucune raison de vivre. »

Tu pousses un long soupir. Une larme coule sur ta joue. Deux. Pas plus. La vie est injuste, et tu n'es pas la seule à penser ça. Elle... Tu es prise d'un soudain tournis. Tu quittes la chambre, le carnet toujours en main. Tu te masses le crâne, te pinces quelques fois. Ce n'est que réel. Ce n'est que réel... Tu repenses à celle que tu as toujours regardée avec mépris, que tu as toujours trouvée insensible. Mais elle a dû sûrement changer depuis ces vingt-trois ans passés. Sinon elle ne serait pas comme ça aujourd'hui. Mais alors pourquoi aurait-elle gardé ce carnet aux éléments si contradictoires à ses pensées ? En fait, tu ne sais pas de quoi sont constituées ses pensées.
Tu t'effondres sur ton lit avant de plonger dans un sommeil empli de rêves.

Tu te rends aux dernières pages écrites du carnet et te rends compte que l'écriture n'est fraîche que d'hier :
« Voilà que je retrouve ces mots, toujours là, datant d'une trentaine d'années. Je les lis, je les pleure à nouveau. Mes larmes ne coulent pas moins. Je n'ai jamais su m'imposer comme elle le fait elle. Je n'ai jamais su leur montrer ce que je suis, ce que je pense réellement. Ma vie passe, lentement et trop vite. Je vis comme une ombre, comme quelque chose dont on ignore l'existence. J'ai deux filles à qui je n'ai jamais prouvé mon amour. J'ai une belle-famille à qui je n'ai jamais prouvé mon dégoût. J'ai un mari à qui je n'ai jamais prouvé ma haine. Et j'ai un monde à qui je n'ai jamais prouvé mon incompréhension. Je m'appelle Elinor Always, et je suis la femme la plus ingrate de la terre, la plus silencieuse de l'univers et la plus triste de ce monde. Tout ceci est parce que je suis impuissante. Faible. Je n'ai jamais su dire à quiconque mon avis personnel. Encore moins à cette famille. Les McLearry voulaient que je sois digne sorcière écossaise d'une famille de crétins bourges, que je fasse la cuisine à mon mari, que j'ai de bonnes notes et que je ne sois pas ce que je suis vraiment. Que je me taise et me laisse écraser par ce poids ingrat. J'ai fait une fille qui a su exprimer ce que je pensais, mais j'ai fait semblant de la détester. Parce que les Always la détestent. Parce que les Always n'aiment pas ceux qui s'opposent à leurs coutumes, propos et préjugés. Parce que les Always sont des affreux salopards. Et moi, je ne lui ai jamais montré que je l'aimais et que je l'aimerai pour toujours. Que je suis fière d'elle et qu'elle a raison, qu'elle a le droit. Je fais semblant de ne lui porter aucune attention et de la détester comme eux. Je fuis son regard car je sais qu'elle me hait. Et j'ai mérité ça. Elle est forte, je suis faible. Je ne veux pas me dévoiler car j'ai peur qu'ils me rejettent après. J'ai peur de me retrouver seule. Mais parfois, je me demande si je serais mieux seule qu'avec ces gens. »
Tu entends du bruit dans les escaliers. Ravalant tes larmes, tu observes ta montre. Six heures et demie, tu as dû dormir longtemps. Ils doivent être déjà rentrés. Les bruits de pas se rapprochent de ta chambre et tu n'as pas le temps de ranger le carnet que la porte s'ouvre brusquement. Elle. La Femme.

• April, tu...

Elle observe ce que tu tiens dans tes mains. Silence. Vous vous regardez intensément, les yeux dans les yeux. Jamais avant tu n'avais autant eu l'envie de crier, de pleurer, de mourir. Douze ans à vivre un enfer avec une mère que tu pensais insensible et idiote. Vos yeux se brouillent et vous pleurez toutes les deux.

• Je...

• Pourquoi ? cris-tu. Pourquoi ?

Elle s'approche de toi pour te serrer dans ses bras, mais tu l'évites et sors de ta chambre en courant. La vie est injuste.

Quelques minutes passent, quelques heures peut être, tu ne sais pas. Tu n'as plus la force de savoir. Tes larmes coulent abondamment et retombent sur ton visage à présent tout rouge. Le coussin dans lequel ta tête est enfouie étouffe tes sanglots. Tu attends, tu pleures, et tu ne fais rien d'autre. Tu te retourne sur le dos et essaye de sécher tes larmes qui ont un peu arrêter de couler, mais tu recommence à pleurer. Respire. Il faut que tu te calme. Il ne faut pas que tu pense à ça mais... C'est trop dur.

Quelqu'un toque à la porte. Tu ne réponds pas. C'est elle, c'est sûr. Inspire, Expire. Tu es calmée.

• April, tu... ça va ?

Elle rentre dans la pièce, et tu ne te donne pas la peine de retenir tes mots.

• Est-ce que ça va ? Tu me demandes si ça va ?! Respire. Et depuis quand ça t'intéresse ? Tu ne t'es jamais demandé si j'allais bien. Jamais. Peut-être que tu me comprends, tu as vécu la même chose que moi. Mais quand est-ce que tu es venue t'inquiéter pour moi ? Jamais ! Pas de "Oh April, j'espère que ce n'est pas trop dur pour toi de partager ta vie avec des cons, Oh April, cette atmosphère ne t'étouffe t-elle pas ? Oh, April, tu sais tu peux tout me dire". J'avais besoin de toi, tu le savais, j'en suis sûre, et qu'est-ce que tu as fait ? Rien du tout. Tu fais semblant de ne rien voir, comme d'habitude !

De grosses larmes coulent à présent sur vos joues à toute les deux. Tu mes tes mains sur ton visage et love ta tête dans tes genoux. Elle s'approche de toi et s’assoit sur le lit. Elle te prends dans ses bras, mais cette fois tu ne résiste pas.

• Je suis désolée pour tout. te glisse-t-elle à l'oreille. Je suis désolée et je t'aime. Je t'aime si fort, tu ne peux pas savoir. Je suis fière de toi, fière de tout ce que tu fais, tu es tellement... tu es tellement plus forte que moi. Je t'aime.
• Moi aussi je t'aime maman.