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11 janv. 2022, 18:41
Tacenda  SOLO ++ 



— sciamachy —

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notre vie, il n'y a pas de signalisation.
Ernest Hemingway





· un peu avant ·

31 OCTOBRE 2044, SOIR
TOILETTES ABANDONNÉES, POUDLARD

Alyona, 14 ans
Anaë, 15 ans



Quand je suis à ses côtés, je me sens bien. Ce n'est pas comme si je me sentais mal ailleurs, non. Anaë a simplement le pouvoir d'ouvrir en moi une certaine porte qui me libère, me fait sentir plus importante, plus grande, plus intéressante, plus belle aussi, peut-être. Je ne sais pas quelle clef elle utilise, ou même si elle se sert d'un sortilège. Il lui suffit pourtant simplement de m'approcher et de faire je ne sais quoi, pour que je m'ouvre, comme une fleur. C'est cela, oui : une fleur. Elle m'aide à éclore. À ses côtés, mes pétales s'étalent pour frôler le sol et me dévoiler, et je n'ai pas peur d'être observée car son regard me recouvre et me protège. À ses côtés, je me sens capable de tout, rien ne peut m'empêcher d'atteindre mes envies et rien ne peut se mettre sur ma route. À ses côtés je suis forte, je suis moi ; elle me fait rayonner de plaisir comme si j'étais une fleur en cristal et elle mon Soleil, mes pétales irisent de sa douceur. À ses côtés et sous son regard, j'existe et j'ai de l'importance, je le vois bien ; il suffit que ses yeux se posent sur moi pour que je me sente exister et utile ; parce qu'elle est avec moi, je retrouve un sens à ce que je fais, une sorte d'objectif. À ses côtés, je me sens considérée, comme si elle parvenait à me porter plus haut, proche du Ciel. Anaë me fait du bien, je le sens, je le sais. Et même si, quelques fois, je m'écroule à ses côtés, c'est pour me relever plus forte et plus sûre. On pourrait croire qu'elle est en quelques sortes mon pilier, mais ce n'est pas exactement cela. Elle me maintient en équilibre et je la maintiens en équilibre ; ensemble nous sommes heureuses. Une fois, grand-mère m'a dit que le bonheur et l'amour étaient équilibre. Dans ce cas, je suis convaincue qu'Anaë et moi ne parvenons à créer ensemble que du bonheur et à ressentir l'une pour l'autre qu'un grand amour sororal1. Lorsque Anaë est à mes côtés, je n'ai plus peur : je suis confiante, utile et sereine ; je suis bien — et c'est le plus important.

Anaë est belle ce soir. Et dire qu'elle passera ses prochaines heures loin de moi, dansant en souriant dans la salle de bal pour le Bal d'Halloween ! Je ne sais que penser de cela. Quand je réfléchis à ce qui va se passer, j'ai l'impression d'avoir soudainement un poids un peu lourd dans la poitrine, le genre de poids qui vous incite à soupirer sans retenue, comme si vous pouviez laisser s'échapper de vos poumons toute la déception que vous ressentez. Anaë va certainement danser avec un inconnu — elle n'a même pas voulu me dire son nom ! Pourquoi, par Merlin ? Moi, je lui dis tout. — au milieu d'autres élèves certes bruyants et écrasants mais tous réunis pour passer une merveilleuse soirée. Pendant tout ce temps, je serais probablement dans les dortoirs avec Ecco, passant la merveilleuse soirée d'Halloween avec un rat que je ne connais qu'à peine, à des salles et des salles de mon amie. Je suis déçue, oui, et cependant je ressens également un autre sentiment, comme une étrange envie malsaine. Je sais que c'est de la jalousie, mais je ne la comprends pas vraiment. Pourquoi être jalouse ? Après tout, Anaë fait ce qu'elle veut et, même si ma soirée ne sera certainement pas aussi agréable que la sienne, elle n'en restera pas moins jolie.
Je préfère repousser loin de mon cœur cet étrange sentiment pour me concentrer sur ce qui compte en ce moment : Anaë.

Il me semble qu'elle n'a jamais été aussi proche physiquement de moi. C'est foutrement perturbant de savoir que si je me penche un peu en avant, je risque de toucher son nez du mien. Je parviens même à sentir son souffle chaud me caressant le poignet quand je lui applique son maquillage sur le visage. Cela fait battre mon cœur très fort et me rend étrangement mal à l'aise. Elle m'a demandé de l'aider à se préparer alors nous sommes toutes les deux allées dans les toilettes abandonnées ; c'est un lieu convenable puisqu'il est souvent vide, et il se trouve que nous avons également besoin de calme et de miroirs.

Le visage de mon amie est à une vingtaine de centimètres du mien. Je sens son regard posé sur mes gestes, semblant là simplement pour me perturber. J'essaye d'appliquer à l'aide d'un pinceau le rouge à lèvres sur les lèvres d'Anaë mais elle ne fait que bouger, remuant dans tous les sens, comme si sa présence anormalement proche de moi n'était pas assez déstabilisante. « Arrête de bouger, sifflé-je entre mes dents. » Grand Merlin, elle le fait exprès, j'en suis sûre ! Cela l'amuse de me voir essayer, concentrée et résolue, mais rencontrant tant de problèmes. Ah, si je savais qu'appliquer du maquillage sur son visage pouvait être aussi compliqué, je n'aurais jamais accepté !

J'ai l'impression que cela bouge dans mon ventre, c'est si étrange. Anaë est là, tout près de moi, ses yeux pesant comme deux Lunes sur mon corps, sa peau rendue blanche par le maquillage, ses lèvres d'un rouge éclatant, ses cheveux remontés en un chignon propre et élégant, ses canines rendues plus longues grâce à un sortilège, sa robe de dentelle noire dévoilant une partie de son dos, éblouissante sous mon regard. Je ne dois pas me laisser déconcentrer, je le sais bien. Cependant, c'est si complexe ! Je dois me forcer pour ne pas relever mes yeux vers les siens et chuter dedans ; je dois m'empêcher de rougir comme une gamine sensible ; je dois me concentrer sur ma tache pour ne pas la rater et être utile à mon amie ; je dois contrôler mes pensées pour ne pas qu'elles s'égarent. C'est si difficile ! Je suis convaincue qu'Anaë s'amuse beaucoup à remuer devant moi. Elle le fait exprès car elle aime me voir aussi gênée et mal à l'aise face à son regard, elle aime l'importance que je lui donne et, par-dessus tout, elle aime me voir m'enfoncer dans mes pensées maladroites.

Mais merde, elle est si jolie ce soir, comment ne pas se sentir embarrassée ?

Je glisse une mèche derrière mon oreille et recule pour mieux observer les lèvres d'Anaë. Merlin, ses lèvres aussi proches de moi *’faut pas qu'j'y pense, c'est contre-productif*. Pourtant elles ne sont qu'à quelques dizaines de centimètres... Et son souffle chaud... *Ne pas y penser, par Circé !*

« J'crois que maintenant, c'est bon. » Je regarde la Verte dans sa globalité et, malgré mes précautions, je reste complètement soufflée par sa beauté. Je ne l'ai jamais vu ainsi. Même habillée de noir et de rouge, elle rayonne comme un soleil. J'ai presque du mal à reconnaître l'Anaë qui courait avec moi dans les champs, qui me récitait ses leçons et ses savoirs, qui m'aidait à réviser mes acquis, qui me défiait maintes et maintes fois, qui roulait dans l'herbe à mes côtés, bien heureuse de se foutre de l'Univers entier et d'oublier le poids du temps. Elle a tellement changé et grandi ! Mon amie ressemble presque à une femme habillée ainsi. Ses quelques formes sont mises en valeur par sa robe et son maquillage la rend terriblement jolie, et en même temps un peu terrifiante. Comment cela se fait-il qu'elle ait grandi si vite ? Un instant plus tôt, elle était la gamine qui jouait avec moi dans la terre, et maintenant... Suis-je restée aveugle à ses changements ? Elle est toujours la même, je le sais ; pourtant, jamais elle ne m'avait semblé aussi adulte. Cela me prend de court et me retourne le crâne. Je suis complètement ébahie en la voyant ainsi, à croire que ses yeux sont désormais ceux de Méduse. Depuis quand est-elle devenue aussi jolie ?

Elle me regarde et l'interrogation se lit dans ses iris. Je ne dis rien, rendue muette par cette soudaine prise de conscience. Anaë grandit ; Anaë devient une femme ; Anaë change ; Anaë m'échappe. S'amusera-t-elle encore avec moi dans deux ans ? Et moi, deviendrai-je également comme elle ? Grandir me fait soudainement un peu peur. Suis-je prête à voir mon corps changer ? À devenir une adulte ? Suis-je actuellement en train de changer sans m'en rendre compte ? Est-ce que Papa et Maman sont surpris lorsqu'ils me revoient pendant les vacances parce que je grandis ? Ressentent-ils eux aussi cet étrange sentiment qui vous murmure que quelque chose change et s'échappe, comme j'en ai l'impression avec Anaë ? Je ne sais pas. Peut-être. L'adolescence est-elle toujours aussi surprenante ? Mais, si Anaë continue à s'embellir ainsi et que des élèves viennent la voir, passera-t-elle encore du temps avec moi ? Oh Merlin, n'est-elle pas déjà en train de m'échapper puisqu'elle part au bal sans moi ?

S'échapper à moi. Est-ce que je considère Anaë comme ma possession ? Non, je ne pense pas, c'est vraiment étrange comme considération. Je pense que par s'échapper à moi je veux dire ne plus passer autant de temps avec moi. J'ai peur que le fait qu'elle grandisse la pousse à trouver d'autres occupations, d'autres amis, d'autres centres d'intérêt. Et si elle se rendait compte que je ne suis qu'une personne banale ? Et si elle me laissait ?
Enfin, c'est impossible ! Anaë et moi formons un équilibre parfait. Si elle s'en va, je chute, et elle aussi. Je crois qu'elle en est tout autant consciente que moi. Elle ne peut donc pas partir comme ça, subitement et sans y avoir réfléchi. Elle restera toujours près de moi car ensemble, notre équilibre sera toujours parfait.
Et s'il tanguait et chutait ? *Impossible.* Je m'enferme dans mes certitudes, trop pleine d'espoir.

Anaë, face à mon manque de mots, hausse les épaules avant de se retourner vers un miroir. Elle recule un peu pour mieux se voir et je l'observe faire, toujours aussi silencieuse, même si je suis désormais sortie de ma torpeur. Apprécie-t-elle la manière dont je l'ai maquillée ? Je ne sais pas mais je l'espère. C'est la première fois que je maquille quelqu'un ! Cela me fait un peu penser à Maman, quand elle peint sur ses grandes toiles des petits bouts de la Nature. Maquiller est assez semblable à peindre, si on enlève la proximité affreusement déconcertante qu'impose le maquillage.

« Alors, de quoi est-ce que j'ai l'air ? » La Verte se retourne brutalement vers moi, un grand sourire sur les lèvres, sa robe emportée par son mouvement. J'ai l'impression qu'elle se moque un peu de moi en me posant cette question. Elle a tout à fait conscience de mon malaise et de mes regards maladroits. Elle sait très bien ce qui me rend muette, elle me connaît presque mieux que je ne me connais.

« Tu es... » Merde, je crois que mes joues se colorent de nouveau en rouge. Ma gêne me brûle aussi bien intérieurement que physiquement. Je n'ose lever mon regard vers celui d'Anaë mais je n'arrive pas à détacher mes yeux d'elle. C'est comme si elle m'avait hypnotisé, sauf que j'en ai pleinement conscience. Elle me fait perdre mes mots et mon bon sens en plus de teinter mes pensées d'un rouge-orangé. *Je dois me reprendre.* J'inspire profondément et relève mes yeux vers les siens... pour m'effondrer dans son regard. « Tu es très jolie. » Comment effacer le rouge qui colore lâchement mes joues ? « Cela te va bien, tu as vraiment l'air d'un vampire ! » Je reconstruis non sans mal l'édifice de mes pensées, décidée à ne plus le laisser s'écrouler dans un regard.

Anaë m'offre un grand sourire qui devient aussitôt miroir sur mon visage.

« Merci, le résultat n'aurait pas été le même sans toi. » Elle revient s'asseoir face à moi, ses genoux devant elle et son menton sur ses genoux. Ses yeux sont pendus aux miens, si bien que je n'arrive pas à me soustraire à son regard. Je suis habituée à ses iris plus profonds et merveilleux que l'univers, mais là j'ai l'impression qu'ils le sont davantage encore. J'ai presque du mal à respirer, comme si je retenais mon souffle quand je l'observai ; cela me fait un peu peur qu'elle ait tant de pouvoir sur moi. Ce soir tout particulièrement, j'ai la sensation que je pourrais me noyer dans son regard comme je me noie dans mes pensées. Si mon cœur pouvait se décrocher, il irait se pendre à ses paupières. Il bat tellement vite en ce moment, presque aussi bouleversé que mes pensées tout emmêlées qui font des nœuds dans mon crâne. Depuis quand Anaë a-t-elle un tel effet sur moi ? Je dois me ressaisir, ce n'est qu'Anaë. Nous sommes juste dans les toilettes abandonnées, le bal commencera bientôt et je partirai en prenant le chemin opposé à celui de la Verte pour rejoindre Ecco. Ce que je ressens est si perturbant et inédit que cela me rend d'autant plus mal à l'aise. J'ai envie de fuir son regard et en même temps, si je pouvais arrêter le temps sur cet instant-ci, je pense que je le ferais.

*Je dois me ressaisir.* Ma pensée germe comme une mauvaise herbe que je serais tentée d'arracher. Je dois me ressaisir, oui, parce que ce n'est qu'Anaë en face de moi, une Anaë que, certes, j'ai du mal à reconnaître, mais bien la même que je connais depuis mes cinq ans, et cette Anaë là n'a jamais eu autant d'effet sur moi.

Je romps brusquement le contact visuel d'un clignement de paupières. L'atterrissage est rude mais je parviens à balayer toutes mes pensées assez rapidement. *Merlin, elle est si proche de moi.*

« Tu... Je me racle la gorge. Tu n'm'as toujours pas dit avec qui tu y allais.
- Je te le dirais demain matin quand je te raconterais ! » Elle m'offre un sourire malicieux et des yeux brillants de secrets. Pourquoi ne veut-elle pas me le dire ? Ah, Circé seule le sait ! J'ai l'impression qu'elle prend du plaisir à me cacher cela. Prend-elle du plaisir à chaque fois qu'elle me cache quelque chose ? Son sourire étincelant écrase mes pensées si brutalement que je ne peux absolument rien faire. C'est Anaë, Merlin. J'ai presque du mal à y croire tant les changements qui se sont opérés en elle me frappent pleinement.

Je sais qu'elle n'ajoutera rien. Je sais qu'il est bientôt l'heure pour elle de partir et de me laisser. Je sais qu'elle passera le reste de cette soirée sans moi et *que j'ai terriblement envie de la supplier de partir avec moi et pas avec cet inconnu* ; mais je sais aussi que c'est impossible.
Par Merlin, que m'arrive-t-il ? Pourquoi mon cœur ne veut-il pas la quitter ? Pourquoi suis-je accrochée désespérément à son regard ? Pourquoi chacun de ses gestes me semble-t-il si doux, si délicat, si bienveillant et si gracieux ? Pourquoi son visage me semble avoir été taillé dans un bloc d'élégance ? Pourquoi suis-je incapable de l'imaginer danser avec un inconnu et s'être fait belle pour lui *alors qu'elle aurait dû passer la soirée avec moi* ? Et, par-dessus tout, pourquoi suis-je hantée par son regard ? Grande Circé, c'est Anaë, juste Anaë ! Ses yeux, je les croise depuis que je suis toute petite ; pourquoi ce soir tout semble différent ? Peut-être parce que je ne l'avais jamais vu aussi jolie, lumineuse, inatteignable — et en même si proche ! —, adulte et épanouie ? Ce soir, elle est comme partie avec mon cœur ; elle a dû lui jeter un sort.

Elle me sourit et mon regard revient naviguer sur ses lèvres. Ses yeux sont plongés dans les miens, je le sens. Pourtant, moi, j'ai les iris accrochés au maquillage rouge que je viens de lui appliquer. *Rouge*, répète mon cœur. Écho dans mon crâne et grand sourire lumineux — suis-je devenue folle ? Anaë se relève sans rien dire mais cela ne m'empêche pas de la sentir... mal à l'aise ? Je ne m'en préoccupe pas beaucoup car, à peine est elle debout que je le suis également. *Anaë*... Son nom résonne contre les parois de mes pensées. *Anaë Anaë Anaë*. Je croirais entendre une litanie murmurée. Elle va partir, c'est pour cela qu'elle s'est levée. Elle va partir et moi rester. *Mais je pourrais la retenir*. Une main sur son bras recouvert d'une dentelle noire, un sourire pour la convaincre et... Et quoi ? Un rendez-vous manqué ? Une promesse non tenue ? Tout cela pour quoi ? Et, par Circé, qui dit qu'elle a envie de passer sa soirée avec moi et Ecco ? N'a-t-elle pas choisi de son plein gré d'aller là-bas ? J'aimerais me convaincre que non, mais c'est bien le cas. Je ne peux pas la forcer à rester avec moi. Je ne peux pas la saisir par le bras comme cela, faire comme si elle n'était pas attendue ailleurs. Et que ferons-nous ensemble ? Nous parlerons ? Nous nous regarderons ? À quoi cela mènera-t-il ? *Mais ses lèvres rouges...* Et mon cœur qui s'envole pour la suivre.

« Eh bien, je... J'y vais. » Un sourire hésitant pour combler le silence qui rend nos pensées bruyantes. Elle cligne plusieurs fois des paupières, comme si elle essayait de sortir d'un rêve. Je lui souris comme une idiote sans prendre la peine d'écouter mes réflexions et la voix de mon cœur. « Oui oui... Passe une belle soirée ! » Son regard chaleureux englobe le mien quelques secondes, puis c'est un brutal déchirement. Elle recule sans me tourner le dos, ses yeux toujours dans les miens. Elle s'éloigne, elle s'en va, loin de moi. Un dernier sourire échappé du soleil et...

... Elle referme la porte.

*Ses lèvres*, me rappelle mon cœur. Ses lèvres rouges comme le feu qui consumait mes joues et ma poitrine. Ses lèvres si proches des miennes. Il aurait suffi d'un simple mouvement pour... pour... *Ses lèvres*.
J'aurais pu poser les miennes sur les siennes.


J'aurais dû.







1er NOVEMBRE 2044, 7H03
INFIRMERIE, POUDLARD

Alyona, 14 ans
Anaë, 15 ans



Parfois, il arrive qu'on se réveille, tout juste sorti de notre merveilleux rêve, pour se rendre compte qu'en un instant il est devenu cauchemar, comme si pendant qu'on était plongé dedans, des engrenages s'étaient mis en marche pour le transformer. Les rêves les plus beaux et les plus doux peuvent se transformer en cauchemar.
Mais dans ce cas, en quoi se transforment les cauchemars que l'on fait ?




1(La Plume murmure qu'Aly se voile la face)


Deux ans après... (Il n'est jamais trop tard.)
Je ne suis pas très satisfaite de ce Commencement... Tant pis !
Dernière modification par Alyona Farrow le 04 déc. 2022, 11:59, modifié 2 fois.

#466962Étudiante à l'Institut de Médicomagie et des Sciences Magiques — spécialité botanique

16 janv. 2022, 23:37
Tacenda  SOLO ++ 
Mon cœur n'a jamais battu aussi vite. À chacun de mes pas, il dégringole et remonte dans ma poitrine. Plus rien ne le maintient, plus rien de le retient ; il est en chute constante. Je suis tellement terrifiée que mes pensées ne forment qu'un grand nœud désorganisé, sans commencement ni fin. Tout hurle dans ma tête, mais autour de moi, c'est presque un silence complet. Tous les élèves semblent être devenus des fantômes qui errent sans but, leurs yeux ne fixent rien, comme s'ils n'étaient pas vraiment là, j'ai l'impression qu'ils ne marchent que pour marcher, comme s'ils n'avaient aucune destination, aucun son ne sort de leurs lèvres scellées par le traumatisme, leur visage est marqué par la nuit que certains ont passé et la nouvelle que d'autres ont apprise, ils sont certainement perdus dans leurs souvenirs macabres et dégoulinants de noir et de rouge. *Noir et rouge*, comme elle. Elle danse dans ma mémoire, comme si j'avais la tête plongée indéfiniment dans une Pensine et que le même moment repassait en boucle. Je revois sa posture et sa tenue de vampire. Et son visage étincelant. Et son regard lumineux éclatant de malice. Et ses lèvres rouges. *Oh, Anaë...* Mon cœur se serre inexorablement.

Je l'ai cherché pendant au moins une demi-heure, parcourant chaque étage et chaque pièce en courant, le cœur suspendu au souvenir de son regard, les pensées affolées à l'idée de la retrouver blessée, vide, traumatisée, ou pire, distante. Finalement, c'est Oscar1 que j'ai croisé par hasard qui m'a indiqué l'endroit où elle se trouvait. Je n'ai pas cherché à lui poser des questions malgré le fait que celles-ci formaient un blizzard immensément dense dans mon esprit. Pourtant, j'aurais pu lui soumettre toutes mes interrogations. S'il sait où Anaë se trouve, alors cela veut dire qu'il a certainement été la voir, qu'il a de ses nouvelles et qu'il est au courant de ce qu'elle a vécu. Moi je ne sais rien. Je n'étais pas là. Je n'ai appris au cours de cette matinée que des bribes d'informations, quelques mots échangés dans le vaste vide d'un couloir, quelques phrases qui flottaient dans l'espace étouffant entre ces murs ; mais je n'étais pas là. Je ne sais pas ce qu'Anaë a vécu, comment cette soirée s'est réellement passée, si Anaë a été touchée par un je-ne-sais-quoi, si elle a eu peur, mal, si elle s'est sentie seule. Je ne sais rien, absolument rien. Je ne sais même pas avec qui elle était. Tout cet inconnu forme une boule gigantesque dans ma poitrine. J'ai peur de la vérité, tellement peur.

Alors que je pose une main sur la porte de l'infirmerie, je me rends compte que ma gorge est tout aussi nouée que mes pensées. Que vais-je pouvoir dire ? Que vais-je pouvoir faire ? Je ne sais même pas dans quel état est Anaë. Je suis simplement poussée par ma terreur et mon besoin d'être auprès d'elle. Parce qu'elle a besoin de moi, n'est-ce pas ? Elle sera rassurée de me savoir à ses côtés, prête à la soutenir et à l'écouter, comme elle l'a toujours été avec moi — enfin je l'espère. Finalement, est-ce elle qui a besoin de moi ou moi qui ai besoin d'elle ? Je sais qu'il est nécessaire pour moi de la voir, de m'assurer qu'elle va bien, de la soutenir et d'être près d'elle. Mais elle, en a-t-elle vraiment besoin ? *Bien sûr*, nous formons un équilibre : si elle tombe, je tombe ou je l'aide à se relever, et inversement. Elle a besoin de moi tout autant que j'ai besoin d'elle. Nous dépendons l'une de l'autre.

Enfin, je me décide à pousser la porte, le cœur au bord des yeux. *Et si elle était subitement partie ? Et si elle était fort blessée ?* Je suis terrifiée à l'idée de savoir qu'elle a vécu d'affreux moments sans mon soutien ; terrifiée à l'idée qu'elle n'aille pas bien. Ma peur est une fumée qui obstrue mes poumons, je respire difficilement.

J'avance, le souffle court et les jambes tremblantes. Mon cœur bat beaucoup trop vite. *Où est-elle ?* Je parcours les lits du regard. Il y a tellement d'élèves ! Beaucoup trop, à vrai dire. Tout cela n'aurait jamais dû avoir lieu. J'aurais dû rattraper Anaë, partir avec elle, me confectionner rapidement une tenue et être là pour la soutenir. J'aurais dû être utile. Merlin, les regrets fleurissent plus vite que mes pensées dans mon esprit. J'aimerais tant ne pas avoir à croiser ces regards à moitié vides, écouter les quelques murmures de voix éteintes et ne pas traverser cette salle au pas de course, la poitrine comprimée par mes peurs insoutenables et mes réflexions toujours plus bruyantes et douloureuses. *Faites qu'elle aille bien, faites qu'elle aille bien...*

Et soudain, mon regard retrouve sa robe. Un souffle de souvenirs s'engouffre une nouvelle fois dans mes pensées. Cette robe, on l'a choisie ensemble chez Madame Guipure. Anaë voulait une robe noire pour rappeler le côté sombre d'un vampire. La dentelle nous avait toutes les deux attirées pour sa délicatesse et son élégance. Il ne nous avait fallu qu'un seul essayage pour décider : cette robe allait parfaitement à Anaë. Elle lui va toujours aussi bien, et je pense que toute ma vie je me souviendrai de l'allure époustouflante qu'elle avait dans cette robe.
*Oh, Anaë...* Mon cœur dégringole au fond de ma poitrine. Mon amie semble si mal en point.


Attention : mention de sang dans ce paragraphe.

Je m'approche à grands pas et un nœud d'inquiétude me remplit le thorax. Anaë a le teint tellement pâle qu'elle ressemble plus à un fantôme qu'à un vampire, ce qui fait ressortir le *oh Merlin* trait rouge sur sa tempe. *Elle est blessée.* Aucun sourire ne vient fendre ses lèvres en deux quand elle m'aperçoit, son regard ne bouge qu'à peine. Elle ne réagit pas à ma présence, je pourrais très bien ne pas être là, le résultat serait le même. Au lieu de m'énerver ou de m'irriter à cause de cette absence de réaction, je ne fais que prendre davantage peur. D'où vient le sang sur son visage ? A-t-elle été fort blessée ? Est-ce grave ? Par Circé, et si cela l'était ? Mon souffle s'affole tout autant que mes pensées. Anaë n'a pas l'air d'aller bien. Et moi je n'ai rien pu faire pour éviter cela ! Je n'ai rien fait ! J'ai été complètement inutile et impuissante. Quelle importance ai-je si je suis incapable de protéger ceux que j'aime des malheurs de la vie ? Est-ce que tout sera toujours comme cela ? Pourrai-je un jour sauver des vies et leur épargner la souffrance ? Je n'en sais rien. Mais pour Anaë, je n'ai rien pu éviter.
Ma culpabilité devient soudain plus douloureuse que ma peur.

« Anaë...? » Je m'assieds sur une chaise positionnée face à la Verte. Mon regard cherche désespérément le sien pour trouver dans ses yeux une lueur d'espoir ou même un semblant de lumière.

Ah, j'ai tellement peur ! Pourquoi ne répond-elle pas ? Pourquoi ne réagit-elle pas, par Merlin ?!

« Je suis là. J'suis là maintenant, ça va aller. » Ma gorge se noue douloureusement. J'attrape la main d'Anaë et la serre fortement dans les miennes. *Anaë, je t'en supplie, dis-moi que tout va bien, promets-moi que tout ira bien...*

Mon amie bouge enfin. Son regard argenté vient se planter dans le mien. Les paroies de mon cœur s'effritent à la vue de la souffrance et du vide immense qui se trouvent dans ses yeux.

Que lui est-il arrivé, doux Merlin ?




1 : Oscar Brown est le petit frère d'Anaë.

#466962Étudiante à l'Institut de Médicomagie et des Sciences Magiques — spécialité botanique

17 janv. 2022, 23:37
Tacenda  SOLO ++ 
Tout cela me rend malade. Mon corps entier est noué et emprisonné par mes émotions. J'ai peur, mon cœur suffoque ; j'angoisse, mon souffle se bloque ; je suis paralysée par son regard perdu dans un vide imaginaire, mon ventre se noue ; je suis habitée par mes souvenirs, mes mains s'agrippent à la sienne ; je suis terrorisée par mes pensées, mes yeux s'accrochent aux siens comme s'ils étaient les mains tendues qui m'empêchaient de tomber dans mon précipice. Chaque sentiment qui me bouleverse a un impact sur mon corps. Ce que je ressens semble s'y peindre instantanément, comme si les couleurs de mes émotions poussaient mes organes à réagir de manière incontrôlable. Mais, dans ce dédale de sensations, je ne parviens même pas à m'y retrouver. Cela se mêle en moi d'une manière que je n'avais jamais connu auparavant. C'est une palette entière de couleurs qui se mélangent, si bien qu'il est désormais impossible de reconnaître les couleurs initiales ou de distinguer celles qui ressortent le plus.
Cela me fait mal de ressentir autant alors qu'Anaë ne montre aucune réaction. Elle reste là, à me regarder sans agir. Ses yeux sont mes seuls indicateurs. Cependant, ce n'est pas suffisant pour moi. Que puis-je déduire en observant ses iris ? Que puis-je comprendre ? Son regard ne pourra jamais me transmettre tout ce qu'elle a vécu hier. J'ai besoin de mots, de choses concrètes ! Comment m'y retrouver dans ses yeux bleu-gris ? Je me noie, je me perds. Les vagues de mes pensées et de mes émotions m'accablent sans relâche. J'ai un mal fou à respirer calmement et mille questions au bord de mon cœur naufragé.

Je ne peux pas rester là à ne rien dire. Je ne peux pas continuer à contenir mes mots et ce que je ressens. Je ne peux pas rester là les bras croisés. Merlin, je me sens tellement impuissante ! Pourquoi n'a-t-elle aucune réaction ? M'en veut-elle ? Oh Circé, peut-être ! Je l'ai laissée y aller sans la retenir alors que j'aurais pu. Je n'ai pas été là, auprès d'elle, à la soutenir. Je n'ai servi à rien, n'ai été d'aucune aide. Que je suis une amie pitoyable ! Pendant qu'elle souffrait, je m'amusais tranquillement avec un rat que je ne connais que depuis quelques semaines. Ah ! Elle ne peut que m'en vouloir. Moi, je m'en veux terriblement. Je suis malade d'inquiétude à savoir qu'elle souffre et qu'elle m'en veut. Cela me prend aux tripes et me retourne l'estomac. C'est ma faute si elle est là aujourd'hui, j'aurais dû la retenir, l'empêcher d'y aller sans moi, écouter mon cœur et la prendre par le bras. J'aurais dû rester avec elle. Merlin, pourquoi ne l'ai-je pas fait ?! J'avais peur qu'elle réagisse mal. Mais quelle peur est la plus puissante désormais : celle d'hier ou celle d'aujourd'hui ? *J'aurais dû, j'aurais dû, j'aurais dû.*
Ma vie n'est qu'une suite de regrets.

J'ai ma gorge qui se noue quand je la vois rabaisser son regard. Sa main est toujours dans la mienne, je croise mes doigts avec les siens pour les serrer davantage. *Anaë, dis-moi que tout ira bien, je t'en supplie...*
J'ai l'impression d'être une enfant attendant d'être rassurée. J'ai besoin qu'elle me dise que cela ira mieux, qu'elle n'est pas tombée de notre sommet, que je ne vais pas basculer avec elle. J'ai besoin qu'elle me parle, *juste quelques mots, cela me suffira*. J'ai besoin qu'elle me réconforte, sinon je risque de me faire dévorer par mon angoisse.
Mais est-ce vraiment moi qui devrais être réconfortée ?

« Anaë, je t'en prie... » Les secondes sont lourdes sur mes épaules. Elles écrasent davantage mes pensées et mes émotions sur mon corps. « Je... J'ai... » *besoin que tu me dises que tout va bien.* Ma voix s'éteint dans un souffle. J'ai peur, Merlin, affreusement peur. J'ai peur parce que je sais que cela ne va pas. J'ai peur parce que je sais que ce qu'elle a vécu hier soir ne peut pas la faire sourire le lendemain. J'ai peur parce que j'ai l'impression qu'elle ne redeviendra jamais exactement comme avant, et que ce que nous avions ressenti hier ne pourra jamais revenir de manière aussi forte. J'ai peur et cela me pousse à avoir mille mots au bord des lèvres qui se battent aussi sauvagement que mes pensées emmêlées.

« Je m'inquiète pour toi. » Bien sûr, c'est beaucoup plus que de l'inquiétude. Ce que je ressens me déchire le ventre et forme un énorme nœud dans ma poitrine ; mais cela, je ne peux pas lui dire, et je ne sais même pas pourquoi. Peut-être crains-je son rire sarcastique et quelques mots qu'elle pourrait jeter en l'air comme : mais t'étais même pas là ou et alors ? Est-ce que cela change quelque chose ? Le sarcasme, c'est ce qu'elle utilise quand elle va mal. Mais je ne sais même pas ce qu'elle pourrait vraiment dire dans une telle situation. En fait, je ne sais absolument rien, c'est terrible.

Cependant, elle garde le silence, ce qui est bien pire. « Dis-moi quelque chose, je t'en supplie... » Comment peut-elle être aussi silencieuse alors que toutes mes pensées s'affolent ? Je panique. A-t-elle perdu l'usage de la parole ? Est-elle si terrorisée et traumatisée qu'elle ne peut pas me parler ? Mais je dois savoir, moi ! Merlin, je dois avoir une réponse, j'en ai besoin !

Je déglutis péniblement avant de me lancer. Si elle n'est pas décidée à prononcer un seul mot, alors je parlerai jusqu'à ce qu'elle le fasse. J'ai tant de maux sur le cœur qui ne demandent qu'à s'échapper. « C'est Oscar qui m'a indiqué que tu étais ici. Il est venu te voir, n'est-ce pas ? » *Es-tu restée aussi silencieuse avec lui qu'avec moi ?* « J'aurais voulu venir plus tôt... Pardon. » *C'est complètement inutile. Je suis complètement inutile.* « Anaë, je... » *t'aime tellement ; s'il te plaît, réponds-moi...* « ... J'aurais aimé que rien de tout cela ne se produise, tu sais. »

Mes paroles ne sont plus que des murmures. Mais je parle à un mur. Anaë ne dédaigne même pas réagir d'une quelconque façon. Et moi, j'ai mon cœur qui s'écrase contre son silence.

#466962Étudiante à l'Institut de Médicomagie et des Sciences Magiques — spécialité botanique

18 janv. 2022, 23:38
Tacenda  SOLO ++ 
Je détourne les yeux, ne parvenant plus à supporter son regard et son silence. Merlin, se rend-elle compte de ce que cela me fait à moi ? A-t-elle conscience qu'à cet instant je souffre certainement autant qu'elle ? Comprend-elle que ne pas savoir me fait ressentir une douleur que je n'avais jusqu'alors que peu ressenti ? J'ai mal, par Circé ! Ma peur est si grande qu'elle me fait mal ! Pourquoi me plonger dans ce silence si pesant ? Pourquoi ne rien dire ? Les mots sont-ils incapables de franchir ses lèvres ? Mais que faire dans ce cas ? Devrai-je attendre jusqu'à ce que le gouffre brûlant qui s'est installé dans ma poitrine ne me consume totalement ? Veut-elle que je souffre comme elle a souffert ? Mais, Merlin, c'est Anaë ! Anaë dans son costume rouge et noir, Anaë et ses lèvres que j'ai colorées, Anaë qui jouait dans les prés avec moi, Anaë avec qui j'ai déjà vécu tant de moments bien plus terribles ; Anaë plongée dans un silence de plomb, mon cœur au bord de ses lèvres. Je brûle, enveloppée dans son mutisme, ma poitrine consumée par les flammes gigantesques de ma peur, suffoquant à cause d'un nuage noir d'angoisse.
Je me laisse brutalement tomber en arrière. Mes yeux me piquent et ma gorge se noue. Qu'ai-je fait pour mériter cela ? Rien, mais peut-être que le problème est là.

Si elle ne veut pas me parler et réagir à ce que je dis, ce n'est pas grave. Je resterai tout de même là, à ses côtés, parce que c'est ici que ma place est en ce moment. Je dois la soutenir, c'est mon devoir. Et qu'importe si elle ne me raconte rien, si elle reste plongée dans son silence et dans son absence de réaction. Qu'importe, oui ! Je resterai là, mes mains entourant la sienne, pour la soutenir, coûte que coûte, jusqu'à ce que cela aille mieux. Je suis prête à faire cela aussi longtemps qu'il le faudra. Plongeons-nous dans un silence profond, n'écoutons que nos pensées assiégées et les murmures de nos souvenirs. Si c'est ce qu'Anaë veut, alors je suis prête à le faire.

« Ce n'est pas grave si tu ne dis rien, je reste à tes côtés. » Ma décision prise, je l'annonce pour la renforcer. Je suis sûre de moi cette fois-ci : ce choix est le bon. Rester à ses côtés, c'est le plus important. Parce qu'elle a besoin de moi tout autant que j'ai besoin d'elle. Nous formons un équilibre parfait, s'en rappelle-t-elle ? Qu'elle essaye donc de ne pas m'emporter dans sa chute ! Ou je chute avec elle, ou je l'aide à se relever. C'est ainsi que nous fonctionnons, et ainsi que nous fonctionnerons toujours.

Mon cœur bat plus calmement. Je suis parvenue à me rassurer par mes propres moyens, ce qui me semble formidable. Peut-être que de cette manière, nous ne semblons pas beaucoup avancer, mais ce n'est pas grave. Le but n'est pas de progresser mais de rester debout. Et s'il faut pour cela un peu de temps, alors je suis prête à l'accorder.

Mes deux mains toujours sur celle d'Anaë, je desserre un peu ma poigne. Elle sait que je suis là maintenant, c'est le plus imp–

Un mouvement d'Anaë fait s'interrompre brusquement le flot de mes pensées. Je la regarde et découvre qu'elle sort son autre main de sous le drap pour essuyer ses yeux.*Essuyer ses yeux... Elle pleure ?* Toute bousculée, je l'observe plus attentivement. Ses yeux luisent bien différemment et ses pommettes semblent humides. *Oh Merlin, Anaë...* Quelque chose en moi dégringole brutalement — ma certitude ?

« J'n'ai rien vu venir... » Sa voix est tellement brisée que je ne comprends qu'à peine ce qu'elle dit. Que n'a-t-elle pas vu venir ? Je me redresse, l'inquiétude passant au-dessus de mes autres émotions pour dévorer mon visage.

Pourquoi cette réaction aussi tardive ? Pourquoi ces quelques mots incompréhensibles ? Que voulait-elle dire ? Et moi, que dois-je faire ? Je suis complètement remuée, si bien que la douleur dans ma poitrine revient me brûler tout doucement. Il n'a suffi que d'une seule réaction — tant attendue ! — pour faire revenir ma douleur. Comment Anaë peut-elle avoir autant de pouvoir sur moi ? Je réfléchis un instant. Est-ce vraiment la question principale ? Mon amie pleure, Merlin ! Elle pleure et je ne fais rien ! Est-ce réellement le bon moment pour se demander pourquoi je tiens tant à elle et pourquoi elle a autant d'importance pour moi ? Quelle idiote je fais !

Je serre de nouveau sa main entre la mienne et me penche un peu vers son visage pour mieux l'entendre au cas où elle parlerait de nouveau.

« Anaë ? » Que voulais-tu donc dire ? Parle-moi, je t'en supplie ! J'ai besoin de tes mots. J'ai besoin d'explications ! J'ai cru que je pouvais rester près d'elle alors qu'elle était cloîtrée dans son silence mais il n'a suffi que d'un seul geste de sa part pour que ma croyance s'effondre : je ne peux pas, rester à ses côtés et accepter qu'elle ne me parlera peut-être jamais d'hier soir est impossible. Mon besoin de savoir est bien trop grand. J'ai trop de questions, trop de regrets, trop d'angoisse. Ne pas savoir, ce serait refuser d'ouvrir les yeux sur ce qui s'est passé, rester enfermée dans son monde idéal sans prendre en compte les erreurs et les traumatismes, ce serait ne pas avancer. Parce que savoir permet de progresser, de grandir intellectuellement et d'avoir sur la vie plusieurs regards différents et instructifs, savoir c'est avancer. Alors, ne pas avoir connaissance de ce qui a eu lieu pour elle ce soir-là, c'est m'empêcher d'avancer, et l'empêcher elle aussi d'avancer.
Alors Anaë, je t'en prie, parle-moi.

Elle semble difficilement réfléchir mais elle est désormais sortie de sa torpeur et de son absence de réactions. Ses yeux clignotent pour empêcher les quelques larmes qui tentent de déborder et son regard est rivé sur nos mains unies. *À quoi pense-tu Anaë Brown ? Parle-moi, s'il te plaît.* Elle relève enfin son regard pour le plonger dans le mien et elle ouvre la bouche... pour changer brusquement d'avis et reporter ses iris sur le lit dans lequel elle est allongée. *Anaë ?*

« Est-ce que... » Elle inspire un instant, je suis suspendue à ses mots. Sa voix devient plus sûre, plus dure. « Laisse-moi seule, s'il te plaît Alyona. J'en ai besoin » Et je me prends un coup de poignard dans le ventre.

La laisser seule ? Après toutes mes paroles, tous mes aveux et mes mains pour la soutenir, c'est cela qu'elle veut ? J'ai mal au cœur, j'ai l'impression qu'elle vient de m'abandonner, pourtant c'est elle qu'elle me force à abandonner.

La laisser seule. Mais je ne peux pas ! J'ai besoin d'elle, elle a besoin de moi ; j'ai besoin de réponse, de savoir qu'elle va bien, de pouvoir l'aider... Cependant, elle préfère que je la laisse seule. Alors elle n'a pas vraiment besoin de moi, au contraire. Mais pourquoi cette décision ? Qu'ai-je fait de mal ? Ai-je dit quelque chose de mal ? Je ne la laisserai pas seule au milieu de tous ces inconnus, sans soutien et sans aide. Non, elle peut toujours rêver si elle veut me voir quitter cette salle sans elle ! Je n'ai pas été là durant le bal alors désormais, je la soutiendrai tout le temps. Elle ne pourra plus se passer de moi. D'ailleurs, elle dit qu'elle veut que je la laisse, mais c'est faux. Elle préfère simplement ne pas pleurer devant moi. Peut-être devrai-je dans ce cas lui expliquer que ce n'est pas grave si elle pleure, que le plus important à mes yeux est qu'elle aille mieux ? Elle reviendra alors sur sa décision et changera d'avis. Parce que je n'ai aucun doute : elle a besoin de moi tout autant que j'ai besoin d'elle.

Alors que je m'apprête à lui expliquer que ce n'est pas grave si je la vois souffrir et pleurer, elle retire délicatement sa main des miennes. Et tout ce que je parviens à faire c'est rester là, les mains sur son lit, là où la sienne était auparavant.

Elle n'a pas envie que je reste.
Elle n'a pas besoin de moi.

Pourquoi, Merlin, pourquoi ? Je ne comprends pas. J'ai mal, presque plus qu'avant. J'ai mal et l'impression d'avoir le cœur en morceau, fissuré et fragmenté. Pourquoi me faire cela ? Veut-elle vraiment me faire souffrir comme elle a souffert ? Mais ça ne lui ressemble pas, tout cela ! Anaë essaye de se convaincre qu'elle n'a pas besoin de moi mais c'est faux, n'est-ce pas ? Que ferions-nous et que serions-nous l'une sans l'autre ? Pourquoi veut-elle que je la laisse ? Pourquoi me repousser aussi brutalement ?

Je n'ai plus de mots capables de franchir mes lèvres. En quelques secondes, Anaë m'a rendu muette de stupéfaction. Je suis désormais incapable de penser correctement, j'ai le regard fixé sur l'endroit où se trouvait sa main et dans mes pensées repassent en boucle ses paroles.

« Laisse-moi » Hier soir son regard m'invitait presque silencieusement à partir avec elle et maintenant, elle m'exprime clairement qu'elle préfère être loin de moi. Pourquoi ?

Que vais-je faire, moi ? Comment pourrai-je la sortir de mes pensées ? Comment passer une journée entière tout en sachant qu'elle est seule à l'infirmerie sans personne pour la soutenir ? Et pourquoi veut-elle que je m'en aille, terrible Circé ? N'a-t-elle donc aucune envie, avant même le besoin, de passer du temps avec moi ? Suis-je une mauvaise personne, une mauvaise fréquentation ? Pourquoi cette demande maintenant ? Elle n'a pas prononcé un mot en cinq minutes et tout à coup... Je m'effondre dans mes propres pensées. Je ne sais comment réagir et ce que je dois dire. Dois-je accepter cela sans me rebeller et sans lui assurer que, peu importe ce qu'elle dira, je resterai auprès d'elle ?

Je hoche simplement la tête. Si elle le veut, alors je le ferai, même si cela me brise le cœur et me fait bien trop mal. Si c'est son choix, je le respecte, même si ma poitrine se fait lourde de douleur. Si elle me supplie, je lui obéirai, même si je ne suis pas d'accord avec elle. Parce que c'est cela aussi, être une amie : savoir renoncer à se battre et accepter les choix les plus durs — mais peut-être me trompais-je sur cette pensée-là.

Je me relève, mes jambes tremblent un peu, ma gorge me serre et mes yeux s'embuent. *Si elle le veut, je le ferai.* Je suis vidée. Un grand gouffre occupe mes réflexions. Je pense sans penser, un pied devant l'autre ; je m'active comme dirigée par un sortilège, je ne fais qu'avancer vers la Grande Salle. Après tout, il est l'heure de manger.



La balance se brise si facilement, c'est terrifiant. Un matin on se lève et on découvre que l'équilibre n'est plus, et alors nous chutons sans retenue.




[∞]


f i n



Merci à celleux ayant eu le courage de tout lire ! Je ne suis pas sûre que la suite des aventures d'Anaë et d'Aly arrivera tout de suite, mais elle arrivera.

#466962Étudiante à l'Institut de Médicomagie et des Sciences Magiques — spécialité botanique