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07 mai 2022, 14:52
 Nottingham  Papi est communiste
Nottingham
Chez Georges
Juillet 2044

Mara regarda encore une fois à travers la fenêtre dans l'espoir que la pluie qui martelait le carreau depuis la veille ait finalement cessée, mais à sa grande déception ce n'était pas le cas. Elle jeta un œil à sa sœur plongée dans un livre :

— Eh Aoife tu veux pas faire un jeu ?

— … mmh ? Plus tard peut-être, répondit-elle sans lever les yeux.


Mara soupira, bien moins attirée par l'idée de lire un livre que par celle de jouer. Elle s'éloigna de la fenêtre et passa la porte du salon pour rejoindre la cuisine de laquelle s'échappait des ronchonnements. Là, elle trouva papi jojo en train de se démener avec un sac de farine qui, trop fragile, s'était déchiré, répandent sa poudre blanche sur la table et le carrelage verdâtre.

— Tu fais quoi papi ?

— Présentement, j'essaye, vois-tu, de minimiser les dégâts. Ensuite, je ferais un gâteau pour le goûter. Tu peux m'aider si tu veux.


Mara hocha la tête avec enthousiasme et se mit en quête des ingrédients que lui demandait son grand-père tandis que ce dernier finissait de nettoyer. Elle proposa à sa sœur de les rejoindre, mais encore une fois celle-ci déclina. La lecture était définitivement devenue aux yeux de Mara le fléau de l'enfance.

Une fois le tiramisu enfourné (papi n'était pas un très bon cuisinier), Mara se mit à fixer le carrelage au-dessus de l'évier, comptant chaque canard peint sur la faïence. Il ne lui fallut pas plus d'une minute pour s'ennuyer à nouveau :

— Papi, je m'ennuie.

Le vieil homme fronça ses épais sourcils, cherchant la meilleure réponse à fournir à sa petite-fille. Il songea à lui conseiller de prendre un marteau et de se taper sur les doigts avant de se raviser. Son regard s’éclaira soudainement :

— J'ai une idée. Attends-moi dans l'salon.

Malgré une visible tentative de se dépêcher, Georges mis plusieurs minutes à revenir avec en main un livre à la couverture rouge.

— Oh non, mais j'aime pas lire moi !

— Ah, mais là, c'est un livre très spécial. C'est mon livre préféré, alors essaye au moins, insista-t-il, contrarié.

Elle le prit et jeta un œil à la couverture et lut le titre ; « Le Capital ». Le vieux monsieur dépeint sous celui-ci ne l'encourageait pas à entreprendre sa lecture, mais en sentant sur elle le regard plein d'espoir de son grand-père, elle se décida à le remercier et à aller s'installer sur un fauteuil. Elle s'appliqua ensuite à scruter l'horloge jusqu'à ce qu'enfin celle-ci pointe 16 heures.

— Aoife, t'as pas vu papi ?

— Nan.


Mara leva les yeux au ciel avant de quitter le salon pour se mettre en quête du vieil Irlandais. Elle finit par apercevoir de la lumière dans l'atelier au fond du jardin. Grimaçant, elle attrapa sa veste sur la patère et ouvrit la porte. Après une grande inspiration, elle se décida à braver la drache, courant aussi vite que ses petites jambes le permettaient. Elle manqua de tomber en esquivant un escargot un peu trop téméraire, mais finit par atteindre l'atelier en un morceau. Elle entra sans toquer et constatant que son grand-père était bien là, occupé à bricoler sur sa bécane, elle lui annonça :

— C'est l'heure du goûter.

— Toujours aussi impétueuse toi, il sourit dans sa barbe. Je vous rejoins ma puce.


Elle ne l'attendit pas pour faire demi-tour et parcourir le même trajet que précédemment. Lorsqu'elle arriva, les pointes de ses cheveux étaient mouillées et une multitude de gouttes avaient coloré son pantalon. Elle regarda avec dépit sa sœur qui n'avait pas bougé d'un centimètre de l'après-midi :

— On va faire le goûter, mais je te propose pas de venir puisque apparemment tu préfères lire.

— Mmh ? J'arrive.

— T'es vraiment une tête de nœud. chuchota-t-elle

— De quoi ?

— Je dis, papi commence à se faire vieux.

— Heu... surement.


Le concerné fit son entrée à ce moment-là, coupant court à la conversation. Mara le vit entrer dans la cuisine et en ressortir avec un cake industriel.

— On mange pas le gâteau qu'on a fait ?

— Il est euh... il n'est pas encore cuit. Que voulez-vous boire dites-moi ?


Elle haussa les épaules et se servit une part de cake aux fruits pendant qu'Aoife demandait un sirop. Quand leur hôte revint, il demanda aussitôt à sa petite fille :

— Alors, il te plaît le livre que je t'ai donné ?

— Eeuh... c'est pas pour te vexer papi, mais il est un peu nul en fait.

— Nul, comment ça nul ?!

— Ben je comprends rien.

— Ah...je vois. Vous avez quoi ? il passa une main dans sa barbe pendant qu'il réfléchissait. Presque 10 ans maintenant, vous avez l'âge de comprendre la politique.

— Moi j'ai neuf ans, rectifia Aoife.

— Mais de toute façon, je t'ai dit ; j'aime pas lire.

— Bon admettons... Et si.. Et si à la place je vous racontais l'histoire de robin des bois ?

— On la connait.

— On l'a déjà entendu au moins mille fois.

— Ah non mais pas l'histoire que vous apprenez à l'école, ça, c'est de la propagande gouvernementale, je vous parle de la véritable histoire !


Les deux sœurs échangèrent un regard dubitatif, mais ne dirent rien. Elles savaient que leur aïeul était trop têtu pour garder son histoire pour lui si on le lui demandait. D'ailleurs, il n'attendit pas qu'elles approuvent pour commencer :

— Bien, tout commence il y a de cela fort longtemps. Sur l'Angleterre régnait alors un tyran le plus cruel qui soit ; Marguerite Tchatcheur ! Cette femme était le néolibéralisme incarné, un démon venu bouffer tous nos acquis sociaux et cracher sur les classes ouvrières. Rendez-vous compte à quel point elle avait fait toucher le fond au pays ; hausse du taux de pauvreté, hausse du chômage, services publics de moins en moins efficaces. Elle prenait un malin plaisir à voler aux pauvres pour donner aux riches.

— Le néo- quoi ? interrompit Mara.

Sa sœur lui fit une tape sur le bras et écarquilla les yeux. Le message était clair ; si tu commences à poser des questions, on n'est pas sorties de l'auberge.

— Le néolibéralisme, c'est quand on laisse les riches faire tout ce qu'ils veulent aux dépens du bien commun. Mais passons, je t'expliquerai tout ça plus en détail quand tu seras plus grande. Donc malgré cette tyrannie, un petit groupe de valeureux ouvriers résistait encore et toujours...

Quand, après plus d'une heure, le récit de Georges se termina enfin, les yeux de Mara se mirent à papillonner. Elle avait réussi à ne pas s'endormir malgré sa compréhension très partielle des événements du récit. Elle retint tout de même que dans la version de son grand-père, Robin des bois fondait un parti ouvrier révolutionnaire, prenait le contrôle du royaume-uni, assassinait Marguerite et instaurait un système de partage équitable des richesses.

Elle occupa la fin de son après-midi comme elle le put jusqu'à ce que la sonnette retentisse indiquant que leur mère était venue les chercher. Mara se leva d'un bond pour ouvrir à sa mère tandis que Georges la suivait à une allure plus modérée. Jocelyn leur sourit, repliant son parapluie pour entrer :

— La journée s'est bien passée ? Vous avez été sages ?

— Bien sûr qu'elles ont été sages.

— Oui, même qu'on a écouté l'histoire de papi jusqu'au bout sans dormir !

Le conteur croisa les bras, vexé par cette remarque. Il ne lui avait pas semblé que son histoire soit soporifique.

— Et elle parlait de quoi cette histoire ? S'intéressa Jocelyn.

— De robin des bois contre Marguerite ! la renseigna sa fille.


Elle connaissait son père et savait qu'en fervent défenseur du socialisme, il n'avait pas dû hésiter à transformer un peu l'histoire de l'archer de Sherwood. Elle se souvint de ce qu'il lui racontait quand elle était petite, des histoires aux morales encourageant le partage, la solidarité ou encore la tolérance.

— Tiens d'ailleurs, n'oublie pas le livre que je t'ai prêté Mara. Aoife, tu pourras le lire aussi si tu le souhaites.

Cette dernière leva les yeux de son livre à l'entente de son prénom, étonnée de voir que sa mère les attendait devant la porte. Elle se leva et imita Mara qui enfilait ses chaussures.

— Faites-moi voir ce livre. Demanda Jocelyn, méfiante.

Lorsque Mara le lui tendit, elle laissa échapper un soupir et se pinça l'arrête du nez :

— Papa, reprends ça, elles n'ont pas l'âge de lire ce genre de choses.

— Bien sûr qu'elles ont l'âge, elles savent lire et réfléchir maintenant !

— C'est non négociable.

Il ne protesta pas et fit ses aurevoirs à ses petites filles. Ce n'était que partie remise, car il ne comptait pas laisser ses anges échapper à leur éducation socialiste.

Dans la voiture, Jocelyn entendit à peine la voix de Mara étouffée par la pluie qui s’écrasait sur le pare-brise lorsqu'elle demanda :

— Ma' pourquoi il aime autant son livre papi ? Il est tout nul pourtant, y a même pas d'histoire.

— C'est parce que papi est communiste, mon cœur.

#6B3CBC