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04 sept. 2022, 12:13
 Worcestershire  Mon orgueil aussi haut que les monts  OS 
Texte que j'ai aimé écrire il y a une éternité que je pensais avoir posté mais en fait non, alors le voici.



25 décembre 2043 — soirée
Domaine Bristyle — Worcestershire
3ème année



La voix de mes frères me berce. Ils rient, discutent, s’amusent et se chambrent sans me reprocher, pour une fois, mon silence et ma réserve. Sans doute l’après-midi que nous avons passée à jouer au Quidditch les a-t-elle rassuré quant à ma capacité à faire preuve d’une présence relativement plus bruyante lorsque j’en ai envie. Actuellement, je n’ai nulle envie de rejoindre leurs discussions et leurs cris. Il faut dire qu’à eux quatre, ils suffisent à remplir le salon de bruits et que ma voix ne changerait rien à cela. C’est une bien belle excuse. Je me demande pourquoi tout le monde exige toujours de moi que je parle. Les Autres ou ma famille, c’est la même chose ; si je reste trop longtemps silencieuse, leur regard se tourne vers moi et leur bouche demande : « Ça ne va pas, Aelle ? » comme si mon mutisme était la preuve d’une quelconque affliction. Béni soit celui qui comprend que la parole n’est pas toujours nécessaire — je n’ai donc personne à bénir.

Je m’arrache à mon observation profonde de l’âtre de la cheminée pour baisser les yeux sur mon livre. Les jours passent, parfois lents, parfois rapides, et bientôt il sera temps de retourner au château. C’est la première fois que je ressens une telle crainte à l’idée de revenir à l’école. Ce n’est pas le même effroi que cet été, celui-là était motivé par mon retour à Poudlard après six long mois d’exclusion. Non, cette crainte a une teinte plus douloureuse et plus profonde. J’ai une conscience accrue et très désagréable qu’elle provient de mon désarroi à l’idée de quitter ma famille. Je suis incapable de l’accepter ! Après tout, n’ai-je pas quatorze ans ? Je suis assez grande fille pour ne pas que ma famille me manque, nom de Merlin.

« Eh, Aelle ! Tu en veux ? »

J’adresse un regard ennuyé à Natanaël qui, perché sur l’accoudoir du canapé comme s’il était un gamin, me tend une friandise. En arrivant ce matin, il était si fier de nous présenter l'énorme paquet de bonbons qu'il a ramené rien que pour nous. « Vous êtes contents, hein ? » qu’il a dit comme si nous avions encore dix ans. Et à voir l’air réjouit d’Aodren, nous pouvions effectivement croire qu’il avait encore dix ans. Moi, je ne suis plus une enfant, non, je suis une adolescente indépendante, mais une adolescente indépendante qui aime les Chocogrenouilles. Je me penche pour récupérer la friandise et grimace un sourire de remerciement à Natanaël.

Je me rencogne dans mon fauteuil et déchire l’emballage. La grenouille en chocolat s’en échappe en un seul et grand bon ; je l’attrape au vol sous le sifflement appréciateur de Zakary qui n’en rate pas une pour montrer à quel point il peut être bruyant. Je lui lance un regard en coin tout en mâchouillant la tête de la grenouille. Et alors peut reprendre la course apaisée de mes pensées…

« Tu regardes pas la carte ? »

C’est sans compter Aodren, évidemment, assis sur le fauteuil en face du mien, qui se mêle toujours de ce qui ne le regarde pas.

« J’m’en fous, » réponds-je en haussant négligemment les épaules.

J’ai déjà eu l’occasion de faire la collection des cartes de Chocogrenouilles, quand j’étais jeune. Cela a dû m’amuser un mois ou deux. Le plaisir a très vite été remplacé par des choses bien plus passionnantes, comme des lectures. Aodren, lui, est tout à fait le genre de gars à faire des collections. J’ai toujours pensé que les collections étaient le lot des abrutis qui, non contents d’être incapables de se concentrer sur quelque chose de concret, préféraient collectionner des biens absolument inutiles.

« Si tu la veux pas, je la prends, moi ! commente Aodren sans savoir qu’ainsi, il s’attire mes pensées les moins respectueuses. Il me manque encore quelques ors pour terminer…
Ta dixième collection ? me moqué-je en lui balançant la carte sans la regarder. C’est d’un passionnant. »

Je croise le regard désapprobateur de Narym, assis sur le canapé, qui n’aime pas que l’on se moque les uns des autres et lève les yeux au ciel. Aodren, insensible à ma moquerie, se penche sur sa carte avec un sourire réjouit. Grand bien lui fasse ! Je repars à la lecture passionnée, et quelque peu déconcentrée, de mon livre.

Je ne m’attendais pas à l’immense éclat de rire qui bouscule soudainement le précaire calme dans lequel était retombé le salon. Je fais les gros yeux à Aodren qui se bidonne en agitant la carte comme s’il s’agissait d’un étendard. Curieux comme pas deux, Zakary la lui arrache des mains ; il la regarde et son sourire s’étire si fort sur ses joues qu’il me fait peur.

« Garde-la pour toi, conseille-t-il tout sourire à Aodren en lui rendant la carte. Celle-là je suis certain que tu ne l’as pas encore.
Attendez, je veux voir moi aussi ! » geint Natanaël.

Et les revoilà à brailler comme des enfants pour une carte de Chocogrenouille. Je me demande ce qui les fait rire ainsi. Un énième Merlin ? un énième Harry Potter ? Bah, c’est d’un ennui toute cette histoire que j’en soupire avec profondeur. Je ne lève pas la tête de mon livre quand Aodren fait le tour de la table basse après avoir échangé quelques messes-basses avec Naël, ni même quand il se dresse près de moi. Je ne bouge pas davantage en sentant sur moi son regard insistant ; qu’il aille jouer avec une autre personne, pitié ! Ma patience commence doucement à s’effilocher.

« Tiens, Aelle. »

Il me fourre la carte sous le nez, je l’ignore et le repousse à l’aide de mon livre.

« Prends-la, insiste-t-il, je sais que tu l’as pas, celle-là.
Je t’ai dit que je m’en foutais !
Allez, prends-là ! Elle va te plaire. »

Un soupir, un regard noir, encore un soupir. Rien n’y fait, il reste là, comme un mauvais air qui reste en tête. Incapable de me retenir, je grommelle un juron et arrache la carte des mains d’un Aodren victorieux.

« J’te jure que si c’est… »

Ma parole s’étouffe quand je tombe dans le regard de glace de Kristen Loewy. L’horreur qui s’affiche sur mes traits doit être hilarante parce que mon frère ricane. Moi, je ne rigole pas. Comme en février quand la femme m’a éjecté de son château, comme en août quand elle m’a fait la grâce d’accepter mon retour, mon souffle se bloque dans ma gorge et mon cœur rebondit contre ma cage thoracique. Merlin, que le regard de cette femme est détestable ! Tout à coup, je me revoie face à elle et comme alors, je me sens pitoyable. *Non !* se révoltent mes pensées et je vais dans leur sens : je n’étais pas pitoyable, elle l’était ! Moi, j’étais fière et absolument maîtresse de moi-même. J’ai d’ailleurs brillé la dernière fois que moi et elle nous sommes tenus face à face. Oui, brillé, et cette femme ne me fait pas peur et elle ne m’inspire aucune colère. Ce serait lui donner trop d’importance qu’être en colère contre elle.

Et pourtant dans mon cœur brûle un brasier.

Je jette un regard noir à Aodren.

« Je te jure, Aodren, sifflé-je, je te jure que si tu la récupères pas, je la jette au feu. »

Je le ferai. Aodren le sait parce qu’il la récupère aussitôt. Tout sourire perdu, il s’en retourne sur son fauteuil et dépose la carte sur la table en me fusillant du regard. Il râle. Si j’entends vaguement ce qu’il dit (« … malade, celle-là… ») je n’y prête aucune attention. J’offre mon regard froncé à mon livre en essayant d’ignorer l'orage qui s’est réveillé dans mon cœur — vestige de longs mois passés à ressasser la honte que m'a foutue Loewy en février dernier.

Si quiconque se permet de dire que j’ai une réaction disproportionnée, je le lui ferai regretter. Je n’ai pas une réaction disproportionnée. D’ailleurs, je n’ai pas de réaction du tout, me convaincs-je. J’ai été surprise, voilà tout. Allons bon, qui donc tombe dans le regard de Kristen Loew… Pardon, de Madame la plus grande sorcière de Grande-Bretagne sans en frémir de dégoût ? Personne ! Et surtout pas moi, surtout pas moi. Fut un temps, me rappellent mes vils souvenirs, j’ai apprécié cette femme. Certes. Disons que je ne la détestais pas. Temps lointain qui, jamais, n’est destiné à réapparaître. Je m’en fais l’intime et la sincère promesse.

Sans doute conscients qu’un mot de trop de leur part me fera sortir de mes gonds, mes frères restent calme un moment. J’évite soigneusement leur regard. Je ne me détends qu’au moment où Maman rentre du travail et pénètre dans le salon. Aussitôt, mes frères s’agglutinent autour d’elle. Moi, je me redresse plus calmement, ferme mon livre et le dépose sur la table basse. C’est le hasard, n’est-ce pas, qui fait que mon regard se dépose sur la carte de Chocogrenouille qui n’a pas bougé ? C’est le hasard, n’est-ce pas, qui fait qu’après un regard jeté à la famille, je me penche pour l’attraper ?

C’est le hasard, évidemment, qui me fait discrètement glisser la carte dans ma poche avant que j’aille rejoindre Maman pour la saluer. Et tandis que je plaque une bise sur les joues de la femme, je ne peux m’empêcher de compter les battements frénétiques de mon cœur ; grand fou excité par mon honteux larcin.

— Fin —