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30 janv. 2023, 11:21
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
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PARTIE III


26 août 2047
Domaine Bristyle — Worcestershire
Vacances d’été entre la 6ème et la 7ème année



Je transplane seule, autant pour me prouver à moi-même que j’en suis capable que pour montrer à Narym que je n’ai pas besoin de lui pour retourner à la maison qui m’a vue grandir. Nous apparaissons tous deux à une centaine de mètres de la porte d’entrée, comme je l’ai fait au début de l’été lorsque j’ai choisi de ne pas prendre le Poudlard Express pour rentrer. Cette fois-ci, la maison apparaît instantanément devant nous bien qu’elle soit magiquement protégée, et pour cause : maman et papa nous attendent, postés devant la porte comme deux gardes armés jusqu’aux dents ; sauf que leurs armes à eux, ce sont des mots et des regards. C’est moi où même à une centaine de mètres ils me paraissent terriblement en colère à l’idée de me voir ?

« Super, le comité d’accueil, grincé-je entre mes dents.
Tout va bien se passer, Ely. On y va ? »

J’ignore purement et simplement mon frère pour me concentrer sur les oreilles de Zikomo qui me chatouillent le menton. Le petit être bleu me soutient sans un mot et je ne regrette pas de l’avoir laissé monter sur mon épaule même si je ne l’avouerai pour rien au monde. Nyakane, lui, a préféré aller voir du pays. « Je n’ai pas envie d’assister à un drame familial, je reviendrai lorsque tu seras prête à reprendre ton entraînement ». Son comportement me blesse : lui aussi aurait pu rester pour me soutenir mais non il est parti faire je ne sais quoi de plus intéressant.

« Aelle, ils nous attendent…
Ouais, ouais, maugréé-je à l'attention de mon impatient de frère. Je viens. »

Le temps que nous traversions l’herbe puis la petite cour qui me sépare de mes parents, mon coeur a le temps de sauter dans tous les sens et moi de passer par tous les états d’esprit possible : en arrivant près d’eux, j’en suis au niveau de la colère, j’ai laissé la peur quelque part dans le champ, là-bas.

Je fais la jeune femme trop préoccupée par sa lourde valise qu’elle tire derrière elle malgré le fait qu’elle soit une sorcière qui n’aime pas se passer de magie : je regarde les roues pour ne pas qu’elles soient entravées par les graviers, je surveille que le bagage soit bien droit, bref tout plutôt que de les regarder. Pourtant à un moment je suis bien forcée de tourner les yeux dans leur direction. Narym a quelques mètres d’avance sur moi, je l’entends les saluer et leur dire quelques mots à propos du trajet. « Oui, oui le transplanage s’est bien passé, tout va bien. Nous n’avons pas déjeuné, non, je pensais le faire ici, ça ne vous dérange pas ? Oh mince, j’ai oublié la bouteille de Whisky pur feu que je t’avais promis, maman, tu veux que j’aille la chercher ? ». Cette dernière phrase me pousse particulièrement à me hâter : je n’ai aucune envie qu’il me laisse toute seule avec ces deux-là !

J’abandonne l’idée de surveiller les roues de ma valise sur les derniers mètres et m’approche de la porte d’entrée, le regard braqué sur Narym. Je lui grimace un sourire lorsque nos yeux se croisent.

« Tu la ramèneras une autre fois, Nar, je suis sûre que ça manquera à personne aujourd’hui. »

Comme première phrase prononcée après une fuite qui ressemblait à une fugue et trois semaines sans nouvelles, il y avait mieux. C’est d’ailleurs ce que dit maman, à un ou deux mots près :

« C’est tout ce que tu trouves à dire après tout ce qu’il s’est passé, Aelle ? »

Et là, je n’ai plus le choix, il faut bien que je la regarde. Chose dont je me serais bien passé parce qu’au moment où mes yeux croisent les siens… Deux fentes derrière lesquelles je devine ses yeux onyx, ce visage si froid presque blanc, les angles de son visage qui se font de plus en plus sévère avec l’âge… En voyant ce visage-là, je me décompose. Parce que c’est celui de ma mère et que j’avais oublié combien il était très différent de celui avec lequel je me plais à le confondre de temps en temps. Et aussi parce que cette face-là est vraiment très effrayante, c’est celle de mon enfance après tout, c’est elle qui criait quand on faisait une bêtise alors que papa nous parlait toujours calmement, c’est elle qui nous regardait mal alors que papa était toujours tendre. J’ai dix-sept ans, pourtant ce visage-là me fait toujours le même effet : je me sens comme une gamine prise en faute. Je déteste ça, je déteste ça, je déteste ça.

Aujourd’hui j’ai dix-sept ans et je ne baisse plus les yeux avec honte et crainte lorsque ma mère me gronde. Non, je garde la tête haute, le menton dressé et je la défie avec toute l’impertinence que j’ai en stock, et je dois dire que j’en ai un tas. J’ai plus ou moins conscience de papa et de Narym qui sont là à côté de nous, sans savoir que faire de ces deux femmes (dont une pas encore tout à fait femme) qui se fusillent du regard. Même moi je sens la tension qui s’échappe en ondes du détestable duo que je forme avec ma mère.

Merlin, que je déteste ce regard-là ! Je déteste cette posture qu’elle a ! Si droite, si fière, le menton dressé, le regard froid, la bouche résolument pincée dans un rictus mécontent. Je me sens insultée rien qu’à la voir devant moi. Mais j’ai dix-sept ans, moi, je suis une adulte, je n’ai pas à supporter le joug de mes parents, je n’ai pas à m’en vouloir, merde à la fin !

« Les filles... On ne va pas se sauter à la gorge maintenant, d'accord ? »

La voix de papa s’élève sans que cela n’étonne qui que ce soit ; après tout, c’est toujours lui qui fait tampon entre nous. Maman détourne les yeux comme si ça ne lui faisait rien de perdre le combat de regards dans lequel nous nous étions lancées ; dans lequel je me suis semble-t-il lancée toute seule — premier coup à ma fierté, je crispe nerveusement les mâchoires. Je me demande si elle n’a pas aimé l’intervention de papa ou si elle n’apprécie simplement qu’il lui sorte du “les filles” comme si elle n’avait pas cinquante-sept ans, qu’elle n’était pas mère de cinq enfants et une guérisseuse connue du monde sorcier.

« Aelle, je suis heureuse de te revoir. Je… On rentre ? »

Papa. Papa et son sourire tout tordu, presque timide. Papa et son regard doux qui ressemble beaucoup à celui de Narym, excepté la couleur. Papa et cette appréhension qui envahit son visage. Je suis incapable de répondre alors je me contente de hocher la tête et nous voilà autorisés à pénétrer dans notre propre maison.

31 janv. 2023, 10:27
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
Maman se détourne sans un regard, elle disparaît dans le salon le temps que je dépose cape et chapeau dans l’entrée avec Narym. Nous échangeons un regard discret pendant que papa tourne le dos.

« Elle va se calmer, va, » me souffle Narym en passant près de moi et ce petit souvenir de la complicité que nous partageons forcément après avoir vécu deux semaines ensemble me réchauffe le cœur. J’essaie de lui faire un petit sourire maladroit mais je doute que ça ressemble réellement à quelque chose.

La maison n’a pas changé. Tout est à sa place, même les dossiers de maman en bazar sur la table de la salle à manger, le bocal de bonbons ouvert sur le bar de la cuisine ou encore les chaises déplacées qui prouvent qu’un conciliabule s’est tenu ici juste avant que nous arrivions. Je me doute qu’Aodren doit être dans calfeutré dans sa chambre, prié par les parents de ne pas déranger tant qu’on en aura pas terminé. Maman a-t-elle posé sa journée juste pour être ici pour mon retour ? Pour avoir le plaisir bien égoïste de me mettre la misère à peine rentrée ? Cela ne m’étonnerait pas d’elle.

« On va discuter, intervient-elle, venez. »

Assise droite comme un i dans un fauteuil du salon, elle ordonne plus qu’elle ne demande et tous lui obéissent. D’un coup de baguette, elle fait venir un service à thé suivi de ses tasses et lorsque je m’assoie à côté de Narym dans l’un des canapés, papa préférant rester debout derrière maman, tout est déjà installé et le silence retombe dans le salon. Je me sens terriblement mal là, face à ce drôle de couple qui fait peser sur moi un regard lourd d’un million de reproches. Papa a peut-être un sourire (mensonger) sur les lèvres mais il n’en est pas moins déterminé à me remettre à ma place, je le sais. Quant à maman. Maman a les bras croisés sur la poitrine, exactement comme moi, et quand elle me regarde c’est pour mieux me fusiller de ses yeux sombres. Je devrais sans doute dire quelque chose, me répandre en excuses, mais rien ne sort, rien n’a envie de sortir, j’ai seulement envie de leur crier de me laisser tranquille, que je suis adulte, envie de repartir avec Narym et de rester chez lui.

Ce dernier gigote inconfortablement près de moi.

« Bon, on fait quoi, là ? » dit-il tout à coup sans le moindre reproche mais avec l’air de celui qui souffre particulièrement de la situation.

Il déteste avoir le rôle de médiateur mais pour rien au monde je n’aurais souhaité qu’il s’en aille.

« Ta sœur pourrait commencer par s’excuser, peut-être ? dit maman sur un ton cassant.
Arya, la réprimande doucement papa.
Quoi, tu crois qu’elle va pouvoir revenir comme ça, sans un mot ? Pour moi c’est non.
Oui bah ça on a compris, interviens-je soudainement avec colère. Si tu préfères je peux repartir d’où je viens hein, je préfèrerais d’ailleurs ! »

Les regards qu’ils me lancent tous les trois sont éloquents et je devine que j’aurais mieux fait de tenir ma langue.
Maman semble prête à m’éviscérer sur place.
Narym me fait les gros yeux, comme pour dire : « on en avait parlé, garde ton calme ! ».
Quant à papa, ses sourcils froncés et légèrement dressés vers le haut lui donnent un air terriblement triste qui, pour la première fois depuis mon départ, me fait regretter mon comportement. Je l’ai rarement vu comme ça, et jamais par ma faute. J’ai peur qu’il se mette à pleurer alors je baisse les yeux sur mes genoux, ce qui semble être la meilleure solution.

« Bon, on prend un mauvais départ on dirait… »

Narym déteste les disputes. Il est toujours celui qui essaie de calmer les choses et de revenir à des sujets de conversation moins délicats alors même que papa, bien que ne tolérant pas les cris, encourage tout type de conversations, même ceux qui font pleurer. D’un geste du menton, mon grand frère conseille à notre père de s’asseoir, ce qu’il fait en prenant place de l’autre côté de la table basse. Cela me force à tourner la tête complètement à droite si je veux regarder maman et complètement à gauche si je veux le regarder lui. Pratique. Mais ainsi nous ressemblons davantage à une famille et je parviens légèrement à décrisper mes muscles qui me hurlent de me barrer d’ici très rapidement.

« Tu as raison Narym, excuse-moi, je… » Papa prend une grande inspiration et lorsqu’il me regarde de nouveau, il n’a plus l’air aussi triste qu’avant. « Aelle. Ces dernières semaines ont été éprouvantes. Tu nous as beaucoup manqué. Tu m’as beaucoup manqué. Ne crois pas que nous ne sommes pas heureux de ton retour, au contraire. Je suis très content de profiter de toi une petite semaine avant que tu ne repartes au château. »

Je me contrôle très fort, je le jure, pour ne pas lever les yeux au ciel. Quel discours charmant. Pleine de belles choses. Il me donne envie de rire. C’est des conneries, bordel. Qu’ils n’aillent pas me faire croire qu’ils ont pleuré mon absence. Ils devaient bien être soulagés, ouais. Je garde les yeux baissés au sol pour ne pas que se voient toutes ces choses dans mon regard mais je n’en pense pas moins. Je crève d’envie de lui dire tout ce que j’en pense mais Narym me met un petit coup de coude dans les côtes alors je me sens obligé de dire quelque chose d’un peu plus poli.

« Ok… »

Un peu plus poli, certes, mais cela ne semble pas convenir à maman qui expire un soupir agacé.

« Écoute Aelle, on ne va pas te faire un dessin. »

Elle lance un regard accusateur à son mari : « Ça ne va pas de lui dire ça ? tu veux la récompenser de nous avoir traité comme elle l’a fait aussi ?! ». Leur discours silencieux est plutôt aisé à deviner quand on les connaît tous les deux ; ils ont dû avoir cette conversation un nombre incalculable de fois ces dernières semaines. C’est pitoyable, je me promets de ne jamais leur ressembler.

« Soit ton comportement est exemplaire, soit tu repars d’où tu viens continue-t-elle en me regardant d’une telle façon qu’il m’est impossible de détourner les yeux. Personne ici ne veut supporter les humeurs d’une gamine…
Maman, elle a compris, intervient Narym avec un sourire gêné. N’est-ce pas Aelle que tu as compris ? »

Son visage avenant me rappelle tout ce qu’il m’a dit à propos des parents, que je leur manquais et qu’ils avaient insisté pour que je revienne. J’essaie d’y croire même si c’est plus facile de se persuader du contraire. Je puise tout au fond de moi pour sortir les paroles qu’ils s’attendent tous à ce que je prononce : des excuses. Mais la vérité c’est que je n’ai pas envie de le faire. Je me fiche terriblement de tout ce qu’il se passe ici, c’est tellement moins important que mes problèmes. L’immensité de mon indifférence est effrayante : devient-on insensible à nos parents lorsque nous grandissons ?

31 janv. 2023, 18:59
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
« Je suis… »

La boule dans ma gorge, pleine de poison, emprisonne les mots que je veux prononcer. Tout à coup je me rappelle de ces fois où j’ai dû m’excuser ; elles sont rares mais Merlin j’en garde à chaque fois un souvenir cuisant. Notamment de ces excuses-là. Celles que papa a insisté que j’écrive lorsque j’avais treize ans à l’attention de madame la Directrice de la grande école de magie de Grande Bretagne pour m’excuser d’avoir insulté un invité diplomatique. Quatre ans plus tard, ça fait toujours aussi mal de m’excuser, tellement mal que je pourrais m’enfuir pour ne pas avoir à le faire, abandonner cette famille qui ne me fait pas de bien pour ne plus jamais avoir à le faire.

« Pardon, soufflé-je en fermant brièvement les yeux pour me soustraire aux regards. J’ai… Pas bien agi ces dernières semaines. J’aurais pas dû… » Je secoue la main devant moi dans un geste nonchalant. « Pas dû… Enfin, voilà quoi. »

Lorsque j’ouvre les yeux je tombe dans le regard éberlué de maman.

« Tu crois qu’on va se contenter de ça ? »

Et voilà, elle ouvre une seule fois la bouche et toute ma colère revient, avec l’envie de bien l’envoyer se faire f—

« C’est bon ! »

La voix de papa claque et je me rassied ; je n’ai pas eu conscience de m’être levée. Narym est livide, on sent bien que la tension qui pèse dans la pièce le rend malade, lui qui a toujours été terriblement sensible. Papa de son côté est en colère et nous le montre bien.

« Ça sert à rien de partir sur un règlement de comptes, Arya, lance-t-il à maman sans se soucier de notre présence. Elle s’est excusée et elle aura l’occasion de recommencer tous les jours qui la sépare de son départ à Poudlard. Pas vrai, Aelle ? Plus de cris, plus de portes qui claquent, tu descends à tous les repas pour manger en notre compagnie, tu ne hausses pas le ton, tu ne lances pas de pique à tes frères, tu n’es pas impertinente. Et… Et si tu as la moindre chose à nous dire, tu nous la dit. On est là pour toi, que tu le veuilles ou non. Je… »

Laisse-moi tranquille bordel, laisse-moi, laisse-moi ! Mais il ne me laisse pas.

« Arya, tu veux bien aller voir avec Narym comment va Aodren ?
Tu te fiches de moi, là ? »

Non maman, il ne se fiche pas de toi, il veut seulement que nous soyons juste tous les deux. Merlin, ça manque terriblement de subtilité, tout ça. Où suis-je donc tombée ? Depuis quand ma famille est comme ça ? Papa et maman ont toujours fait front commun face à nous. Alors certes, maman dit toujours des choses qui dépassent sa pensée (dit-elle) et papa temporise toujours ses propos, mais ils ne se disputent jamais devant nous, jamais. Et là, voilà que papa la congédie comme si elle était l’une de ses enfants ; si la situation n’était pas à ce point dramatique, je crois que j’aurais ri. Mais elle est très dramatique alors je me retiens le temps que Narym encourage la femme à se lever ; celle-ci me lance un regard d’avertissement au passage avant de monter d’un pas colérique rejoindre Aodren dans sa chambre en compagnie du plus grand de ses enfants.

Me retrouver seule avec papa n’est pas agréable. Pas du tout agréable. Il se laisse tomber sur le fauteuil avec un long soupir et pour la deuxième fois de la matinée je me demande s’il va se mettre à chialer devant moi. Je remue maladroitement sur le canapé, pose mes coudes sur mes genoux et entoure mon visage de mes deux mains. J’essaie de garder une contenance mais c’est difficile alors que mon père est à un mètre de moi, les yeux fermés comme si tout le poids du monde reposait sur ses épaules.

« Elle est…, finit-il par dire, elle est un peu déboussolée par ton comportement de ces derniers temps et moi aussi, à vrai dire…
Je sais, papa, soupiré-je, le regard braqué sur l’âtre vide.
Si tu ne nous laisses pas t’aider, on ne peut pas…
J’ai pas besoin d’aide. »

Encore cet air triste sur son visage, celui qui me fait culpabiliser.

« C’est bon, je… Je vais faire attention, papa. Vraiment, insisté-je pour qu’il me lâche. T’as pas à t’inquiéter.
Je ne m’inquiète pas pour ça, ma puce… Euh, pardon, Aelle. »

Je le regarde curieusement. Depuis quand s’excuse-t-il de m’appeler par l’un de ses petits noms ridicules ?

« Je m’inquiète parce que tu vis… Tu as l’air d’avoir vécu quelque chose de… Difficile et je veux être là pour toi. C’est tout. »

Je ferme définitivement les yeux et me prends la tête entre les mains. Je me sens tellement… J’aimerais tellement disparaître de cette vie, parfois. Ne pas avoir cette famille, pas de père pas de mère, être tout à fait tranquille pour ne plus avoir sans cesse à subir la pression qu’ils me mettent inconsciemment sur les épaules. Un jour, je leur ferai comprendre que je ne serai jamais comme ils le souhaitent. Je ne suis pas la petite fille gentille qui viendra les voir tous les dimanches ou qui leur racontera tout ce qui lui arrive, ils ne seront pas les premiers à apprendre les bonnes nouvelles, ni même les deuxièmes. Je ne serai jamais une Narym ou pire encore, un Natanaël, à vivre à leur crochet, à avoir désespérément besoin d’eux. Non, je ne serai pas tout ça, jamais. Tu entends papa ? Mais papa n'entend pas, papa a terriblement besoin que j’ai besoin de lui et parfois, sincèrement, parfois je le déteste pour ça.

« Je ne te demande pas de parler, balbutie le grand homme de cinquante-sept ans, pas du tout mais c’est juste que…
C’est vrai, jeté-je tout à coup en me redressant et en soutenant son regard étonné. C’est vrai… Il s’est passé un truc pas… » Je rigole nerveusement. « Un truc pas cool. Pas du tout mais… J’ai pas… Je veux pas… J’ai pas envie d’en parler, papa. Vraiment, je veux pas du tout. Si ça peut te rassurer, j’ai… Ok, on en a discuté avec Narym mais… Sérieux, va pas lui demander, hein ?
Je ne ferai jamais ça, Aelle, murmure-t-il et je sais qu’il dit vrai.
J’ai juste envie de… »

partir disparaître mourir parfois juste ne plus parler ni penser à ça jamais et surtout pas maintenant

Il faut mentir Aelle, maintenant.

« J’ai juste envie de revenir tranquillement à la maison pour terminer les vacances… Je suis vraiment… »

Mentir, mentir bordel même si le mensonge est une invention inutile qui ne sert qu'aux pleutres et aux lâches.

« Dés… »

Non, je n’en suis pas capable. Je n’y arrive plus.

« Juste qu’on termine bien cette semaine… C’est possible ça, papa ? »

01 févr. 2023, 13:03
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
oOo

Zile a les yeux qui lui piquent et une furieuse envie de pleurer comme l’enfant qu’il est encore parfois. Il observe sa fille, sa petite fille qui il n’y a pas si longtemps que ça traversait toute la maison en courant pour venir se jeter contre ses jambes quand il rentrait du travail. En regardant cette fille devenue femme il se demande sincèrement si elle a conscience que ses mensonges se voient à des kilomètres à la ronde. A-t-elle conscience qu’il ne croit pas un mot de ses excuses ? Pire encore, qu’il sait très bien qu’elle n’a aucune envie d’être là avec eux, avec lui ? Oh si, Zile sait tout cela et c’est pour cela qu’il a envie de tout lâcher.

Il ne comprend pas ce qu’il a bien pu manquer avec Aelle. Il n’a jamais ressenti cela avec ses autres enfants. Oh, Narym lui en a fait de vivres des douloureuses aussi, et Zakary à sa façon, mais jamais jusqu’à lui faire croire à cette pensée qui s'immisce parfois dans sa tête : ça y est, elle ne m’aime plus.

Tous les enfants grandissent. Un jour ils quittent le nid, comme on dit. Ils volent de leur propres ailes. Cela arrive plus tôt que l’on pense : pas besoin d’attendre un déménagement. Déjà l’adolescence vole les enfants aux parents. Dès lors qu’ils se tournent vers leurs amis, leurs conquêtes ou pire, leurs amours, les enfants cessent d’être véritablement des enfants. Et que reste-t-il pour les parents, après ça ?

Zile sait qu’il ne devrait pas penser cela d’Aelle, pourtant tout lui prouve qu’elle ne ressent rien d’autre pour ses parents que les obligations qui la lie à sa famille. Et cette idée, cette seule idée que sa fille puisse ne pas l’aimer aussi fort que lui l’aime lui fait totalement perdre la tête. Il n’est pas prêt à l’accepter et ne le sera sûrement jamais. Alors à la place il préfère faire quelque chose qu’il déteste que sa fille fasse : faire comme s’il ne savait pas. Il se persuade qu’avec de la gentillesse, des mots tendres et surtout beaucoup d'espace, Aelle ne s’enfuira pas trop loin. Non, il ne s’en persuade pas. Il espère plus que tout. Il va la laisser respirer, forcera Arya à tempérer sa colère pour qu’Aelle prenne l’espace dont elle a besoin mais qu’elle ne parte pas définitivement loin d’eux. Non, ça Zile ne le supportera pas.

« Bien sûr, ma fille, souffle-t-il avec un drôle de sourire sans parvenir à soutenir son regard. Excuse-moi, rigole-t-il en levant les yeux au ciel lorsqu’une larme dégringole sur sa joue, tu me connais, je pleure facilement. Je suis… Je suis vraiment heureux que tu sois là. Je… »

Non, non, ce n’est pas le moment de lui dire qu’il l’aime. Il ne faut pas l’étouffer.
Pourtant Zile en crève d’envie.
Mais non, il s’en empêche, comme il s’en empêchera toutes les autres fois qu’il aura envie de le dire jusqu’à ce qu’Aelle parte. Pourtant Zile s’en veut de ces mensonges, de ces omissions. Pour la première fois depuis très longtemps, il a l’impression de ne pas être lui-même et il déteste ça.

oOo

Ses larmes me mettent mal à l’aise mais au moins me dit-il ce que j’espérais entendre. Je suis désormais persuadée que tout est réglé du côté de papa, du moins tant que je respecte ses règles et n’agis pas mal cette semaine.

Dans le secret de mon coeur, tout au fond, tout au fond, sous les couches de tristesse, de rancoeur et de colère, se trouve une petite vérité que j’ose à peine regarder en face bien que j’ai pertinemment conscience de son existence : je suis terriblement soulagée qu’il ne me rejette pas et qu’il m’aime malgré tout ce que je suis. Mais je m’empresse de me détourner de cette pensée car elle me fait peur.

Je préfère me lever, sourire maladroitement à mon père et me diriger vers le vestibule.

« Je monte ma valise dans ma chambre, ok ?
Oui, bien sûr Aelle. Je… Je prépare le thé.
Ouais, ouais, » réponds-je sans un regard parce que ça ne me perturbe que papa souhaite préparer un thé déjà prêt.

J’oublie mes questionnements au fur et à mesure que je grimpe les escaliers jusqu’à ma chambre, ma valise flottant derrière moi. Ce n’est qu’une fois revenue dans cette pièce que j’ai quittée il y a une éternité que je m’autorise un long et profond soupir suivi d’un juron bien senti destiné à apaiser mes émotions mais qui n’a pas l’effet escompté. Je me laisse tomber sur mon lit, épuisée. Zikomo fait quelques bonds timides dans la pièce.

« Ça s’est bien passé, non ? »

Je me redresse sur mes coudes pour le regarder. Je grimace en avisant le regard qu’il pose sur moi. C’est ce regard, celui avec lequel il me regarde toujours quand il n’est pas d’accord avec moi.

« Bah moi je dis que ça s’est bien passé, » conclus-je en haussant les épaules et en me laissant retomber en arrière.

Maintenant, il ne reste plus qu’à faire comme si tout allait bien durant une semaine. Ne pas dire un mot plus haut que l’autre, supporter maman qui risque d’être exécrable et tout ira bien. N’est-ce pas ?

04 févr. 2023, 10:07
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PARTIE IV


Du 27 au 31 août 2047
Domaine Bristyle — Worcestershire
Vacances d’été entre la 6ème et la 7ème année



Ce n’est que lorsque Narym part en fin d’après-midi, après avoir fait tampon pendant plusieurs heures entre moi et les trois autres, que je prends conscience de ce que signifie exactement mon retour à la maison. Me voilà désormais seule avec une mère qui ne me regarde que pour me jeter des regards noirs et qui me rappelle à chaque instant que ma présence pourrait n’être que temporaire si j’ose ne serait-ce que dire un mot de trop ; un père qui porte sur le visage un sourire si triste que je ne sais pas si cela m’afflige ou m’insupporte ; un Aodren qui fait son Aodren : c’est à dire qu’il n’est pas bien différent que d’habitude si ce n’est que son ton est froid et qu’il se montre distant avec moi. Lorsque je le soir arrive j’ai l’immense joie, et cette affirmation est purement ironique, de voir Natanaël rentrer de la Nouvelle Sainte-Mangouste.

Que le jeune homme me paraît adulte dans sa tenue de guérisseur stagiaire ! À peine ouvre-t-il la porte du vestibule qu’il informe notre mère des cas qu’ils connaissent tous les deux puisque Natanaël n’a pas été fichu de choisir un autre service que le sien pour ses premiers pas à l’hôpital. Tout en blablatant il dépose un baiser sur la joue de papa, il claque dans la main d’Aodren et sourit à maman. Lorsqu’il arrive devant moi qui suis assise à l’une des chaises de la salle à manger, il se tait et son sourire dégringole de ses lèvres.

« Aelle, dit-il de la voix toute coincée que je lui connais bien, tu… Content de… »

te revoir ? C’est un mensonge et lui-même le sait, c’est pour cela qu’il ravale ses mots et se contente de sourire comme un abruti, avec cette grimace sur les lèvres qui est bien plus parlante que tous ses mensonges.

« Salut, Naël, » me contenté-je de dire avant de baisser la tête sur mon livre.

Si j’avais eu voix au chapitre, je ne serais pas là. Je serais dans ma chambre, tranquille, sans devoir supporter leurs regards à tous et la pression de savoir ce que l’on attend de moi. Mais je n’ai pas le choix, je dois faire semblant d’être ravie de partager ces moments avec eux.

Je ne pensais pas que l’appartement de Narym me manquerait tant. Pendant les jours qui suivent, je ne rêve que d’y retourner, de retrouver nos soirées calmes à lire ou discuter parfois, nos silences entrecoupés d’aucun reproche, son apaisement et sa voix douce, ses regards qui jamais ne jugent, même s’ils sont parfois accusateurs ou mécontents.

Même lorsque je suis dans les pièces de la maison que je préfère, comme la bibliothèque ou même la véranda, je ressens le besoin ardent d’être ailleurs. J’étouffe dans cette maison que je connais depuis ma naissance. J’étouffe dans cette odeur qui m’est tellement familière qu’elle fait partie de moi. J’étouffe lorsque je reconnais au son d’un pas de quel membre de ma famille il s’agit parmi les quatre qui vivent encore ici. J’étouffe lorsque je tombe sur la magnifique tapisserie accrochée à des paliers de l’escalier, celle qui montre un bateau qui tombe à l’infini de haut en bas, de haut en bas, de haut en bas, dans un perpétuel mouvement magique. On dirait une métaphore de ma propre existence et cela me terrifie : moi aussi je suis vouée à vivre et ressentir les mêmes choses à l’infini, ce sentiment d’étouffement, cette cage qui se resserre inexorablement autour de moi.

Dès le lendemain, j’ai le bonheur de voir maman partir au travail en même temps que son fils duquel elle est si proche. Cela fait deux âmes en moins dont je dois supporter le poids. Aodren part également faire je ne sais quoi et me revoilà de nouveau dans la même situation qu’au début des vacances : je suis enfermée ici parce que mon âge m’interdit d’aller à ma guise, parce que les règles imposées par papa ne veulent pas qu’une enfant encore scolarisée puisse transplaner n’importe comment ; et pour aller où ? et faire quoi ? si encore j’avais des amis, j’aurais pu prétendre leur rendre visite.

Ce n’est pas tant que papa m’interdise quoi que ce soit. Il se contente d’aller et venir dans la maison et dès le deuxième jour il la quitte même pour retourner au travail. Cette fois-ci il ne me propose même pas de l’accompagner comme il le faisait parfois au début de l’été. Non, il se contente de dire : « J’y vais, Aelle. À ce soir. Prends soi… Enfin, tu es assez grande pour rester toute seule. À ce soir, ma fille, » et il part sans terminer ses phrases, comme il le fait depuis mon retour. Alors je reste seule à la maison et même si j’aurais aisément pu transplaner pour me rendre n’importe où d’autre que dans cette baraque qui m’étouffe, je n’en fais rien. Ce n’est pas tant que papa m’interdise quoi que ce soit ; lui reste calme, ne dit rien et n’a pas durci le ton une seule fois depuis que je suis revenue.

Ce n’est pas le cas de maman.

« Tu as fait quoi aujourd’hui ? me demande-t-elle suspicieusement un soir, alors que j’ai passé la journée seule à la maison.
Pas grand chose.
Ce serait trop te demander de détailler un peu plus ? » fait-elle ironiquement.

Maman elle paraît souvent ironique mais son ton cache une colère froide et dangereuse. J’en ai souvent fait les frais tout au long de ma jeunesse. Un mot de trop de ma part et elle explosera ; non pas avec des cris et de la violence, mais avec brutalité, méchanceté et une voix trop calme qui fait frissonner.

J’échange un regard avec Aodren, installé à table en face de moi. Ses sourcils se dressent sur son front et sa bouche se tord dans une grimace que je reconnais bien. Lui aussi, comme chacun de mes frères, a déjà eu à faire à maman lorsqu’elle est dans cet état. Il sait comme moi, comme Natanaël assis à côté de moi et que je prends soin de ne pas regarder, que la tension qui se sent autour de la table est belle et bien réelle. Elle est explosive.

Je lève les yeux vers la femme dont la vue du visage m’est insoutenable. Je ne suis pas certaine d’avoir déjà ressentie une colère aussi grande pour elle, ma mère. Son regard froid et l’angle sévère de sa bouche me font serrer des poings. Tout chez elle tente de m’écraser, de me faire sentir comme une enfant en tort. Sa seule présence est une insulte pour moi et j’aimerais lui hurler que j’ai dix-sept ans ! Je suis une adulte ! Elle n’attend que cela pour sévir davantage, pour me pousser à bout, comme pour s’assurer qu’elle et papa ont endigué toute rébellion en moi. Ou peut-être pour prouver à son mari que ce n’est justement pas le cas. « Je te l’avais dit ! » pourra-t-elle jubiler lorsque je ne contrôlerai plus mes cris et mes insultes, « nous n'aurions pas dû la laisser revenir ».

Maman est une femme rancunière et souvent détestable. Nous sommes bien loin, ce soir, de la femme qui a toujours été d’une sincérité bouleversante avec moi, qui ne me parlait pas comme à une enfant, qui me racontait des choses sur son travail qu’elle n’aurait pas dû dire à une gamine, qui donnait de l’importance à mes petites lectures enfantines et qui répondait toujours à mes questions avec sérieux. Bien loin de cette grande dame qui m’a longtemps paru impressionnante et splendide, intimidante et si intelligente. Si aujourd’hui elle est toujours intimidante, elle a pourtant perdu de sa splendeur. Elle me parait comme une femme perclus de rancœurs et si je la méprise aussi fort pour cela, c’est parce que je sais que je tiens d’elle et que je lui ressemble.

« J’ai lu et j’ai étudié, maman. Comme d’habitude » finis-je par dire en baissant les yeux pour ne plus la voir.

Lorsque je la regarde trop longtemps, je vois à la place de ses yeux noisettes deux billes d’un bleu glacial ; et à la place de cette courte chevelure sombre parsemée de cheveux gris, une coupe noire plus longue qui contient une seule et unique mèche blanche.

« Tu sais que tu n’as pas le droit de quitter la maison sans nous prévenir, n’est-ce pas ?
Arya, elle n’a jamais dit que… »

Papa, comme nous tous, se tait lorsqu’elle lui lance ce regard, celui qui tue, celui qui brusque. Il ravale ses mots mais ses sourcils se froncent de mécontentement. Cela me ferait de la peine si je n’avais pas ressenti une langue de feu m’accrocher l’âme : la colère brûle la moindre de mes pensées.

Oh, maman, tu crois que je n’ai pas le droit de le faire ? Et bien si, j’ai tous les droits, car je suis maîtresse de mes mouvements et que je peux aller où je le veux dès que je le désire. De quel droit m’interdis-tu d’aller et venir à ma guise ? De quel droit cherches-tu à m’enfermer dans ta fichue maison dont je ne peux plus me voir le moindre mur ? J’aurais pu lui balancer tout cela à la gueule, supporter vaillamment les cris qui auraient suivi et conclure par un brillant « va te faire voir » avant de récupérer valise et Mngwi pour m’enfuir une nouvelle fois vers des contrées plus agréables que celle-ci.

« Je n’ai pas quitté la maison, articulé-je lentement, les dents serrées à m’en éclater les mâchoires.
Pourquoi tu sembles persuadée qu’on peut encore te faire confiance, Aelle ? »

C’est un coup de poignard qui s’enfonce entre mes côtes. Une chose que j’avais toujours prise pour acquis vient tout juste de s’effondrer sous mes yeux : je ne suis plus l’enfant raisonnable, celle qui ne ment pas, à qui l’on peut faire confiance car elle ne fait que lire et étudier contrairement à Zakary qui faisait le mur pour sortir avec ses amis, qui ramenait des conquêtes imprévues dans sa chambre et qui s’enivrait malgré son âge.

« T’as pas qu’à me croire si tu veux pas, crâché-je alors car je n’en peux plus du regard suspicieux qu’elle pose sur moi, cette femme que je hais si fort que j’en oublie qu’elle est ma mère. Je vais pas me plier en quatre pour te faire croire en un truc auquel t’as à l’évidence pas envie de croire. »

La tension grimpe d’un palier.
Il y a son regard froid vissé au mien, mes poings serrés sous la table, mon souffle court, son visage plus dur que la pierre.
Et Natanaël qui blêmit, les doigts crispés autour de sa fourchette.
Et papa dont les sourcils prennent cette forme désormais familière qui montre sa tristesse.
Et Aodren qui soupire tellement bruyamment qu’il attire le regard des autres sur lui, excepté celui des deux seules femmes de la pièce.

Le bruit de la vaisselle qui s’entrechoque nous détourne cependant bien vite l’une de l’autre. Aodren remballe assiette, verre et couverts avant de se lever en faisant grincer les pieds de la chaise sur le sol.

« Vous saoulez ! s’exclame-t-il. Pardon papa, j’ai pas envie de quitter la table comme ça mais j’en peux plus, là. »

D’un coup de baguette, il envoie les restes de son dîner dans sa chambre.

« Vous pouvez pas faire un effort ? reproche-t-il sur un ton étrangement blasé qui contraste avec son coup d’éclat. Maman, essaie de croire Aelle, un peu. Si elle dit qu’elle est restée là, elle est restée là. Et au final, même si elle était partie, ça te ferait quoi ? »

Est-il réellement en train de prendre ma défense ? C’est suffisamment choquant pour que je garde un silence ébahi.

« Qu’elle aille faire ses trucs, on s’en fout non ? Vous pouvez pas l’empêcher de vivre, Merlin. »

Maman soutient vaillamment son regard mais je vois bien que les mots de son fils ne lui plaisent pas, pas plus qu’à papa qui a la tête de celui qui veut intervenir mais qui ne le fait pas car il est bien trop respectueux pour couper la parole à quelqu’un.

Alors que je pensais qu’il en aurait terminé et qu’il quitterait la pièce sur cet étonnant acte de défense de ma personne, le voilà qui se tourne vers moi et qui plante ses deux yeux vert dans les mien. Il n’a plus l’air aussi prompt à me défendre, tout à coup.

« Et toi, enfonce-t-il en durcissant le ton, quand on a agit comme tu as agit ces dernières semaines, on l’ouvre en général pas. »

À ma plus grande horreur, je me décompose. Ses mots me violentent comme ils savent si bien le faire.

« Une semaine, tu dois faire genre que t’es normale pendant une semaine. » Il me lance un regard ébahi qui me blesse. « C’est trop demander ? »

Puis il quitte la pièce, non sans un regard d’excuse pour son père et Natanaël. Il nous laisse dans un silence franchement douloureux duquel parviennent tardivement à nous faire sortir Naël et papa en lançant une conversation à laquelle je n’écoute rien du tout. Maman finit par se dérider mais elle ne s’excuse pas plus que je ne le ferai.

04 févr. 2023, 12:27
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
Je suis soulagée lorsque le repas prend officiellement fin, que papa et maman s'asseyent dans le canapé, que Natanaël rejoint notre frère dans sa chambre. Je suis alors objectivement autorisée à rejoindre mes propres quartiers, ce que je fais sans le moindre mot pour ma famille pour laquelle j’éprouve des sentiments négatifs d’une violence inouïe.

Cette ambiance à couteaux tirés dure jusqu’à la fin des vacances. Je ne partage pas le moindre moment positif avec maman et si la plupart du temps je me convaincs que cela ne me fait rien, parfois il m’arrive d’en être attristée et surtout blessée. Sa rancune m’apparaît comme un manque d’amour, ce qui ne fait qu’accentuer la colère que je ressens à son égard ; je n’en éprouve qu’une envie plus grande de partir de cette maison et de ne pas y revenir.

Mon retour m’apparaît comme un échec. De mon envie d’indépendance d’une part et de mon besoin d’imposer une coupure nette avec les émotions qui m’ont transpercées durant tout le mois de juillet. Revenir ici, c’est me rappeler des nuits remplies de cauchemars, des pleurs perdus et de la colère harassante qui me prenait lorsque je m’autorisais à songer à elle. Ils reviennent en force. Les mauvais songes. Les souvenirs. La tristesse qui n’a pas tellement de nom.

J’envoie la lettre à Montmort sur un coup de tête. Un besoin de savoir. De me persuader, déjà, que ce n’est plus celle que j’espère à la tête du château mais bien une autre. Et également l’envie lancinante d’avoir des réponses : elle pourra m’affirmer que l’ancienne directrice a laissé quelque chose pour moi, qu’elle lui a donné les raisons de son départ. Égoïstement et bêtement, j’espère qu’Elina Montmort me dira : « Elle m’a parlé de toi, elle semblait attristée de devoir partir en te laissant là ».

Elina Montmort ne fera, sans même le savoir, qu’affirmer l’impression que sa prédécesseure est partie sans le moindre regard en arrière, vers moi. Elle ne fera qu’affirmer ma peine et ma colère. Mais aujourd’hui en envoyant ce courrier, j’espère encore qu’elle m’offrira les réponses dont j’ai besoin pour oublier.

Plus la peine tente de m’engloutir, plus il m’est difficile de regarder maman. C’est étrange, non ? Elle semble me détester à chaque fois qu’elle pose les yeux sur moi et je crois qu’elle doit se dire la même chose de moi dès que je la regarde.

Je sais ne pas être la seule à être troublée par les ressentiments de maman. Évidemment, Aodren en est agacé, il ne nous l’a fait comprendre, et ça rend nerveux Natanaël qui a toujours été celui qui avait le plus peur de nos parents.

Je suis paisiblement installée, si tant est que je puisse être paisible dans cette maison, sur un fauteuil du jardin d’extérieur, un livre sur mes genoux nus et la peau gorgée de soleil, Aodren me rejoint et s’assied près de moi. Il dépose d’office un verre de citronnade sur la table devant moi. Je le remercie du bout des lèvres tout en le regardant de mes yeux plissés : que me veut-il ? Nous n’avons quasiment pas parlé et jamais sérieusement depuis que je suis revenue de Poudlard au début de l’été. Zikomo est allongé dans l’ombre de la table, il ouvre paresseusement un œil avant de le refermer.

« Ça va, Aelle ? demande Aodren en sirotant sa boisson.
Euh, ouais… »

Nous sommes seuls à la maison, tous les autres sont au travail. Il semblait plus ou moins acquis que nous allions rester chacun de notre côté mais je me suis semble-t-il trompé.

« C’est plus paisible quand elle est pas là, non ? » demande-t-il en regardant l’immense champ qui s’étend devant nous et qui sépare la maison de la forêt.

Je comprends rapidement de qui il parle. Cela m’étonne qu’il aborde le sujet aussi calmement.

« Ouais…, avoué-je du bout des lèvres en attrapant le verre de citronnade.
Ça l’a vraiment blessée. Ton départ, je veux dire, précise-t-il en me jetant un regard.
Qu’est-ce que tu en sais, Aodren ? »

Je soupire et me détourne légèrement pour lui montrer que je n’ai aucune envie de parler de ça. Mais Aodren n’a jamais été très respectueux de ce genre de signe. C’est à peine s’il les remarque, d’ailleurs.

« Je la connais depuis le temps. Elle fait genre qu’elle est en colère mais dès que t’es plus dans la pièce, elle retrouve son sourire et…
T’es sérieux, Aodren ? »

Je hausse la voix, mes yeux accusateurs braqués sur lui.

« Tu crois que j’ai envie d’entendre combien elle est heureuse dès qu’elle respire plus le même air que moi ? »

Il semble blasé, tout à coup. Je me rappelle que c’est désormais un jeune homme et que cela fait longtemps qu’il ne prend plus la mouche lorsque je lui crie dessus.

« T’excite pas, Merlin, lance-t-il en secouant la tête. Ce que je veux dire c’est qu’en général quand elle est en colère contre quelqu’un, elle est en colère contre tout le monde. Tu te souviens quand Gontag lui faisait la tête, je sais plus pourquoi ?
On a jamais su pourquoi, marmonné-je en pensant au collègue de travail de maman.
Peut-être qu’elle non plus. Mais elle a été exécrable pendant des semaines, c’était horrible. Alors que là, elle n’est pas… Elle n’est pas si chiante que ça quand on est… Que nous. »

Un nous dont je suis exclue.

« Je… Je veux pas dire ça pour te blesser, Aelle, ajoute-t-il avec un regard d’excuse, mais juste qu’elle semble plus… Triste que vraiment en colère.
Arrête, reniflé-je avec un faux sourire sur les lèvres, elle est pas triste.
Pas triste comme tu l’entends, on parle de maman après tout ! Mais je sais que derrière sa rancoeur, elle a vraiment flippé que…
Quoi, Ao ?
Bah que tu reviennes pas, quoi. » Il se passe quelques secondes avant qu’il ajoute : « Comme nous tous… »

Il baisse les yeux sur ses mains. Il me paraît sincère avec sa tête penchée et son regard qui me fuit, comme s’il était vraiment en proie aux sentiment qu’il décrit. Pourtant, je peine à le croire. Je me contente de hausser les épaules et il comprend très bien ce que cela veut dire.

« Je me fiche un peu que tu me crois ou non, avoue-t-il. Moi je te le dis. Et aussi… »

Il hésite, fronce les sourcils puis se décide soudainement à me regarder. Très fixement, sans cligner des yeux.

« T’es chiante. Franchement, tu me gaves Aelle, on comprend jamais rien à ce que tu ressens, tu te confies jamais et tout ce qui nous paraît simple à moi et aux autres gars… Ça semble insurmontable pour toi. »

Mes poumons se contractent soudainement, mon visage se vide de son sang. Je me rencogne contre le siège, soufflée par ses mots, et m’enfonce dans un silence froid et blessé dans lequel on ne peut rien deviner de ce que je ressens. Pourtant, je me sens comme si je venais de dégringoler d’une falaise.

Aodren n’en a pas terminé.

« La plupart du temps, je ne te comprends pas du tout. Et… Et ça me rend triste parce que tu es ma sœur. »

Encore un pieux à enfoncer dans mon coeur, Aodren, ou tu as fini ?

« Mais malgré ça… » Il rigole tout doucement, nerveusement. « Je t’aime, » lâche-t-il tout à coup.

Je tourne de grands yeux surpris et gênés dans sa direction.

« Bah ouais, t’es ma sœur. Par contre tu me gaves autant que je suis soulagée que tu sois revenue… C’est dire comme je suis très heureux que t’aies pas disparu, conclut-il avec un sourire moqueur. Allez, je te laisse tranquille. »

Il repart aussi rapidement qu’il est arrivé en m’abandonnant avec une foule d’émotions qui m’envahit de toute part. Je passe les prochaines minutes à regarder dans le vide tout en essayant d’imaginer que ma mère puisse être telle qu’Aodren la décrit. Y a-t-il réellement dans son coeur plus de sentiments tendres que je ne veux le croire ? Peut-être. Néanmoins, cela ne compte pas tellement pour moi. Cela compte moins qu’il y a un an.

La rancœur qu’elle éprouve à mon égard, je la partage ; je ressens la même chose pour elle et pour papa aussi, pour le moindre membre de ma famille, même Narym parfois. Cela fait des années que je suis en lutte constante contre eux. Des années, avant même mon départ pour Poudlard. Même lorsque j’étais petite ils me donnaient parfois l’impression de nager à contre courant. Cette impression ne m’a jamais quittée. Parfois, je me dis que je pourrais très bien me passer d’eux.

06 févr. 2023, 19:07
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
Je retourne à ma lecture, non sans croiser au passage le regard soucieux que pose Zikomo sur moi. Je ne dis rien et lui non plus, mais mes sourcils se froncent légèrement car son air me rappelle qu’il m’a trahi. Sa présence devient insupportable. Je ferme mon livre dans un claquement et me lève.

« Je vais me promener, » annoncé-je sans un regard pour le Mngwi.

Me promener. Une activité pour laquelle je n’ai jamais eu la moindre attirance mais j’ai découvert récemment qu’il s’agit parfois de la seule solution pour trouver un semblant de paix. Ici ou à Mochdinam, c’est la même chose. Lorsque je m’enfonce dans les bois, personne ne m’accompagne. Je suis seule avec mes pensées et les bruits familiers de la nature. Je passe des heures à parcourir la forêt de mon enfance, un livre à la main et ma baguette dans la poche.

La rentrée approche à pas, je l’attends avec une impatience peu commune. Elle marque le début de la fin. Dans un an exactement, je commencerai une vie toute nouvelle, qui n’aura rien à voir avec celle que j’ai vécu dans le vieux pensionnat de Poudlard ou mes jeunes années à la maison et chez le Précepteur Migway. Lorsque j’y pense, j'éprouve une frénésie impatiente : la fin de mes années de collège marquera le début de ma liberté et de ma vie d’adulte. L’idée de passer encore un an dans le château, tout passionnant qu'il est avec sa bibliothèque remplie de merveilles, me pèse parfois. À quoi ressemblera une année scolaire sans la directrice que j’ai toujours connue à la tête de l’école ? Une année sans pouvoir me rendre dans son bureau, sans lire ses notes, sans discuter avec elle. Cette seule perspective me fait tourner la tête et me mène parfois aux larmes, je préfère faire semblant que l’année sera comme toutes les autres : ce n’est qu’un pas de plus vers le diplôme et les écoles supérieures, le chemin tout tracé de ma vie.

La semaine qui me sépare du reste de ma vie est déjà bien entamée lorsqu’arrive le jour d’aller faire mes courses sur le chemin de traverse. Mes capes d’uniforme laissent voir le bas de mes chevilles et mes chemises sont trop étroites sur ma poitrine, mes jupes serrées autour du ventre et abîmées à divers endroits ; j’ai besoin de plumes et d’encre, d’un nouveau carnet pour continuer tant que je le peux la prise de note de l’ouvrage Noir que j’ai acquéri en juillet ; j’ai une liste d’ouvrages personnels que je veux acheter, et pas dans la librairie de papa si possible.

Je prends mon petit déjeuner sur la table du salon, la tête penchée au-dessus d’un livre que j’ai lu et relu. Je profite d’être encore à la maison pour m’imprégner des mots dans lesquels je ne pourrais plus me plonger avant les vacances d’été prochaines.

Papa arrive par la porte menant au sous-sol et notamment à son bureau. Je le salue du bout des lèvres en avalant des morceaux de bacon que j’ai cramé en essayant de les cuisiner moi-même.

C’est rare que le déjeuner ne soit pas sur la table lorsque je descends… Non, pas rare : cela n’arrive jamais. J’ai toujours trouvé la table dressée le matin, sauf si je me levais trop tard pour le petit déjeuner. Mais depuis quelques jours, depuis mon retour à vrai dire, lorsque je descends et que plus personne n’est à la maison je trouve la table vide. Le premier jour, ça m'a fait bizarre. Aodren qui passait par là m’a dit : « Tu pensais tout de même pas qu’ils allaient te préparer tes repas toute ta vie ? ». Il est parti en s’esclaffant sans se douter que si, je pensais plus ou moins ça. Je n’y avais jamais réellement réfléchi, à vrai dire. Le fait est que cela fait plusieurs jours que je me retrouve à préparer mon bacon et que celui-ci est cramé comme je le déteste.

« Tiens, dit papa en posant une bourse bien dodue sur la table devant moi. Pour tes achats sur le Chemin de Traverse. »

J’avale difficilement ma bouchée en le regardant de travers.

« Tu viens pas avec moi ? »

Je n’ai jamais fait mes courses seules, ou du moins jamais sans l’un des membres de ma famille dans les parages. C’est un peu comme un rituel : le jour des courses de rentrée, il faut toujours que Zakary se ramène avec Narym, que Natanaël exige qu’on l’attende et qu’Aodren se réjouisse à l’idée de voir des têtes connues de Poudlard dans la foule. Ce matin j’étais même réticente à l’idée de me lever, persuadée que j’allais tous les retrouver au Dôme Libre et qu’ils ne me lâcheront pas de la journée. Mais à voir la tête de papa, je me demande… Viendront-ils seulement ?

« Je dois aller travailler. Tout le monde s’est plus ou moins dit… Et bien que tu n’aurais pas envie d’être accompagnée. »

C’est vrai, je n’ai pas envie d’être accompagnée, je peux tout à fait aller faire mes courses seule. Pourquoi est-ce qu’un sentiment désagréable s’immisce en moi, dans ce cas ? Pourquoi suis-je vexée qu’ils se soient permis de “se dire que” sans me demander mon avis ?

« Je peux aussi… Tu veux que je t’accompagne ? » reprend papa, un sourire hésitant aux lèvres.

Son sourire s'agrandit lorsque je me tourne vers lui. Il s’approche d’un pas et je le devine prêt à abandonner tous ses projets pour passer un instant privilégié entre père et fille.

« Pas particulièrement, » avoué-je après un silence.

Je repars à mon bacon pour ne pas assister à la chute de son sourire. Passer des heures rien qu’avec lui, à marcher sur le Chemin dans la bonne humeur en commentant les achats des autres ou en se précipitant de vitrines en vitrines pour observer les nouveautés ? Je n’ai plus treize ans. Quitte à ce que les traditions soient bafouées, autant qu’elles le soient totalement. J’irai seule et ces quelques heures passées loin de la maison seront une bénédiction.

Lorsque je le regarde de nouveau, son visage est vide de la tristesse que je pensais y trouver. Bah, il doit bien s’en taper que j’accepte ou non. Il désigne la bourse d’un geste de la main tandis que je me lève et agite ma baguette pour débarrasser la table.

« Il y a quelques Mornilles de plus si jamais tu veux t’acheter quelque chose qui te fait plaisir.
Ouais, ok ! » lui lancé-je, une moitié de brioche enfournée dans la bouche, trop préoccupée par mon sortilège pour faire attention à lui.

Je pense à mes livres que je vais pouvoir acheter en toute quiétude. Si je m’étais retournée à ce moment-là, j’aurais pu voir son visage se décomposer et la colère briller un instant dans son regard. Mais je ne me retourne pas et ne me préoccupe pas plus de ses états d’âme que ceux des autres. Aujourd’hui, je vais dilapider l’argent qui se trouve dans la bourse et papa ne me dira jamais combien il a été blessé que je ne le remercie pas pour ces pièces en plus. Pourquoi le remercierais-je, après tout ? Voilà dix-sept ans qu’il me paye tout et que je prends pour acquis cet argent de poche que l’on me donne. Toujours une somme rondelette qui nourrit mes économies, puisque je ne suis pas une fille dépensière.

06 févr. 2023, 19:17
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Je ne vois pas toutes ces choses ce jour-là mais ce serait un mensonge que de dire que je ne suis pas consciente de tout le reste. La tristesse de papa me frappe parfois de plein fouet, j’en ai une conscience aiguë comme tout le monde. Il n’a jamais été homme à cacher ses émotions ou ses larmes. Alors même lorsqu’il tente d’aller contre sa nature et qu’il lutte pour ne pas afficher sa tristesse, elle se voit comme un nez au milieu de la figure. Il parle moins et quand il le fait c’est pour commencer des phrases sans les terminer, comme s’il s’interdisait de dire certaines choses. Il semble souvent préoccupé et inquiet, sans que l’on sache exactement ce qui le trouble. Il me lance toujours des regards en coin lorsqu’il croit que je ne le vois pas mais se détourne aussitôt que je lève les yeux dans sa direction.

Et puis il y a cette dispute dont je suis témoin un soir et qui affirme toutes ces choses que je vois sans les comprendre.

Il est tard lorsque je sors de ma chambre après m’être abîmée les yeux des heures durant sur mon grimoire de magie noire. Peut-être une ou deux heures du matin. L’heure de l’Ombre, me dis-je dans un sourire sans joie en traversant à pas feutrés la maison. En arrivant au premier étage, j’entends des voix en provenance de la porte entrouverte de la chambre de papa et de maman. Je n’ai jamais éprouvé grand intérêt pour les discussions chuchotées à mi-voix des autres, surtout pas celles de mes parents alors qu’ils se trouvent dans leur chambre en pleine nuit. Mais je suis persuadée d’entendre mon prénom. Alors je m’approche ; un pas, deux pas et m’immobilise à quelques centimètres de la porte, le cœur battant à tout rompre. En tendant bien l’oreille, j’entends ce qui aurait dû me rester caché et trouve dans les voix de mes parents des tensions que je n’aurais jamais pensé exister.

« …quoi tu continues d’être comme ça ?
Arrête avec ça, Zile, dit la voix agacée de maman. On en a déjà parlé. Je n'ai aucune envie de faire semblant, contrairement à toi.
Je ne fais pas semblant ! Bon sang, Arya, elle a dix-huit ans, qu’est-ce que tu veux faire d’autre ?! Dans un an, elle sera partie ! Dans trois jours, même… Tu… Tu ne te rends pas compte…
Pas compte de quoi ? Aelle est presque une adulte, elle fait bien ce qui lui plait. Et qu’est-ce que tu crois ? L’été prochain elle reviendra à la maison comme tous les autres, elle est incapable de s’occuper d’elle-même !
Ce n’est pas ce que je veux dire…
Évidemment que ce n’est pas ce que tu veux dire, Zile. Tu aimerais que je sois comme toi, que je lui passe tout parce qu’elle “a dix-huit ans”. Non, pardon, pas pour ça, reprend la voix de maman sur un ton moqueur, parce que tu as terriblement peur de perdre ta petite dernière et qu’elle n’ait plus besoin de toi. Alors tu aimerais bien que je me montre moins dure et moins cassante avec elle, que je l’excuse de ne pas nous avoir donné d’explications précises à propos de sa fugue, que je fasse comme si tout allait bien. »

Sa voix s’éteint et laisse planer un silence glacial dans la chambre. Je me laisse aller contre le mur, résistant à l’envie de m’imposer dans la discussion pour donner mon point de vue. Les poings serrés le long des hanches, je régule tant bien que mal ma respiration. C’est la première fois que je l’entends parler comme ça à papa. Mais son silence à lui m’est bien familier : il a du mal à encaisser.

« J’aimerais bien que tu fasses ça, oui, » dit-il après ce qui me semble être une éternité. Sa voix est lente, contrôlée ; à quoi ressemble donc son visage ? « Parce qu’elle n’a pas besoin de ton silence rancunier. Au lieu de l’accabler par tes regards noirs et des phrases cassantes, ne voudrais-tu pas… »

*Oh Merlin, non,* songé-je en devinant ce qu’il va proposer.

« … parler franchement avec elle ? Lui dire que tu as été blessée qu’elle se montre si désagréable alors que l’été est tout ce que nous avons pour profiter d’elle ?
Oh Merlin, non ! » s’exclame maman. Je devine qu’elle lève les yeux au ciel. « Pour qu’elle me répète qu’elle n’a pas envie de parler, qu’elle n’a pas besoin d’aide ? »

Son ricanement me fend le cœur. Je ferme les yeux.

« Tu m’excuseras mais je ne perdrai pas de temps avec une gamine qui ne sait pas écouter les autres. Nous aurons bien le temps de discuter lorsqu’elle grandira.
Mais c’est ta fille, Arya !
Narym était mon fils également lorsqu’il est parti à peine diplômé de Poudlard pour poursuivre ses rêves idiots et qu’il faisait semblant d’adorer venir passer le dimanche chez nous. C’est toi qui a mal vécu cette époque, pas moi.
Toi tu ne vis rien mal, soupire papa avec ce qui semble être une pointe de tristesse dans la voix.
Ça veut dire quoi, ça ? »

Un bruit de froissement de drap me parvient. Je recule de quelques pas, prête à me cacher dans les escaliers si quelqu’un approche. Mais les pas s’éloignent ; lorsqu’il reprend la parole, je devine que papa s’est posté devant la fenêtre de la chambre.

« Ça veut dire que parfois… Parfois, j’aimerais que tu ressentes les choses de la même façon que moi… Que tu comprennes que… C’est dur d’être rep… »

Le reste de la phrase est prononcé si doucement que je ne l’entends pas. Je jure silencieusement et faisant fi de toute prudence, je m'approche pour écouter le reste. Une ombre passe devant la porte entrouverte alors que je ne suis qu’à quelques centimètres. La surprise manque de m’arracher un hoquet. Mais rien à craindre, ce n’est que maman qui s’est levée pour… Je me penche pour jeter un œil dans la pièce. La grande fenêtre laisse entrer les doux rayons de la lune qui baignent le couple d’une lueur mystérieuse. Maman enlace papa, elle a passé ses mains autour de son torse et déposé sa tête sur son épaule ; ils me tournent tous les deux le dos. J’oublie souvent qu’ils sont parfois un couple au lieu d’être mes parents. La vision de cette étreinte intime me révulse, je serais rapidement partie si maman n’avait pas parlé.

« Tu savais avec qui tu te mariais, » dit-elle simplement.

Même moi qui ne comprends rien à l’amour, je comprends que c’est un peu léger comme réponse à la détresse de papa.

J’en ai eu assez. Je ne veux rien entendre de ce qui passera ce soir dans cette chambre, ni leur dispute ni leurs mots doux. En descendant les escaliers jusque dans la cuisine pour y récupérer un verre d’eau, je me fais la promesse solennelle que je ne serai jamais comme eux. Que je ne me marierai pas, ni me lierai à personne. Jamais plus je ne laisserais entraver par un amour quel qu’il soit. En songeant à cela, je pense évidemment à Elowen dont la présence lumineuse et sans prise de tête me manque si souvent que j’en viens à croire que je pourrais tout lui pardonner, à commencer par son incompréhension de moi-même. Mais non, je ne lui pardonnerai pas parce qu’à chaque fois que je penserai à elle désormais j’aurais la vision de ce couple sous les yeux qui s’enlacent sous la lune tout en attendant de l’autre des choses qu’il ne pourra jamais lui donner — que personne ne pourrait jamais donner, car il n’existe sur cette Terre aucun amour suffisamment puissant pour permettre à une personne d’en supporter une autre indéfiniment.

Je garde cette dispute camouflée dans mon cœur et elle reviendra souvent me hanter par la suite. Pour le moment, je me contente de leur en vouloir à tous les deux de parler de moi dans mon dos et d’en faire une affaire d’état, alors que la seule chose que je demande c’est d’être en paix.

08 févr. 2023, 10:27
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
J’accueille le dernier weekend avec un soulagement qui me fait tourner la tête. Ma valise est déjà bouclée, j’ai fait le ménage dans ma chambre et j’ai tout arrangé pour mon retour dans un an, même si une petite voix me susurre parfois qu’il se pourrait que je ne revienne jamais.

Une question existentielle a retardé mes préparatifs pour Poudlard : que faire du fameux grimoire, celui que j’ai acheté dans l’Allée des Embrumes et qui ferait faire une syncope à papa s’il tombait dessus ? Sans parler de maman qui me renierait à jamais et de mes frères qui me regarderaient comme si j’étais un être particulièrement horrible. Je ne peux décidément pas l’emmener à Poudlard. Quant à le laisser dans ma chambre ou le cacher sous les lattes du parquet sous mon lit, comme je le faisais avec les friandises quand j’étais gamine… Trop risqué.

Je passe les dernières heures au Domaine à trafiquer des sortilèges en tout genre sur une vieille cape trop petite pour moi. Je travaille à l'imprégner de charmes qui la protégeront à la fois des éléments et d’une fouille quelconque. Je jette sur l’abri de fortune tous les sortilèges de protection et de camouflage que je connais et sais lancer, en passant d’Impervius au maléfice d’aveuglement.

Quant à la cachette… Je profite d’une balade dans les bois pour creuser à l’aide de ma baguette au pied d’un arbre qui m’est familier depuis l’enfance à cause de son étrange forme. Je creuse profondément pour que les éléments ne déterrent pas mon trésor. Puis je dépose le grimoire entouré par la cape bardée de sortilèges dans le trou et j’enterre soigneusement le tout. J’ai un pincement au cœur à l’idée d’abandonner l’ouvrage ici mais je n’ai aucune autre solution.

En revenant à la maison les mains salies par la terre je n’en éprouve qu’une envie plus grande de partir d’ici et d’avoir un endroit à moi, réellement à moi, où je pourrais entreposer toutes mes affaires sans crainte qu’elles soient découvertes.

L’arrivée de Zakary affirme ce sentiment. Alors qu’il a été aux abonnés absents toute la semaine, le voilà qui débarque le samedi soir. Lounis brille par son absence. Zakary est venu seul ; plus tard, je comprendrai qu’il n’est pas venu passer un moment en famille, non. Il est venu pour se venger de mon comportement et pour me faire payer l’irrespect dont j’ai apparemment fait preuve tout l’été. Zakary est comme ça. Il se sent le devoir de dire tout haut ce qu’il pense, même si ça ne fait qu'aggraver les choses. Comme si ses petits états intérieurs intéressaient tout le monde.

À peine arrivée qu’il se poste devant moi qui ai descendu à contre cœur les trois volées d’escalier me séparant de lui. Aucun sourire ne vient fendre son visage, aucune douceur dans son regard. Il se contente de m’annoncer :

« Je n’avais pas envie de te revoir avant ton départ, Aelle. Mais Narym m’a dit que ça te ferait plaisir.
Il a dit ça ? demandé-je à travers mes dents serrées en coulant un regard froid en direction de mon grand-frère.
Ouais. Je ne pense pas que ce soit vrai, cela dit. »

Il s’attend à quoi, là ? Que je lui dise que je brûlais d’envie de le voir alors que lui-même vient de m’avouer qu’il n’en a rien à faire de moi ? Je me contente de le fixer droit dans les yeux avec une impertinence bien travaillée.

« Tu vas enfin nous dire ce qui s’est passé ? »

Sa question bouleverse le faible équilibre qui s’était installé ces derniers jours. D’un regard j’englobe la pièce et les diverses réactions de ma famille me prouvent que comme moi, ils craignent que tout se casse la figure. Aodren du haut de son tabouret haut ferme les yeux et se prend la tête dans les mains ; Natanaël blémit comme il sait si bien le faire et se rapproche inconsciemment de maman ; cette dernière me regarde d’un air revêche et je suis persuadée qu’elle pense : « C’est de ta faute ! » ; papa, lui, amorce un geste dans notre direction, il interviendra si je ne parle pas rapidement ; Narym soupire tout doucement et sermonne silencieusement Zakary du regard — c’est tout ce qu’il sait faire.

« Non, répliqué-je d’une voix cassante pour empêcher papa d’approcher davantage. Et toi tu vas être comme ça toute la soirée ?
Peut-être bien, ouais. »

Nous nous affrontons du regard.
Zakary est grand. Très grand. Il a une carrure impressionnante. Quand j’étais petite, il me faisait peur. Son regard direct, sa franchise, ses piques blessantes, ses grands éclats. Aujourd’hui il ne m’effraie plus mais lorsque je le regarde de la sorte, je me rappelle que ces dernières années c’est avec lui que j’ai échangé le plus de courrier. Comme si notre relation ne pouvait s’affirmer et ne s’apaiser que dans les mots. Dès que nous sommes face à face, la colère se rappelle à nous, ainsi que les souvenirs et nos caractères incompatibles.

Il finit par se détourner dans un haussement d’épaule pour agir avec le reste de la famille comme si je n’étais pas là. Ce comportement-là me blesse plus que tous les autres qu’il aurait pu avoir. Je ne l’avouerais pour rien au monde, mais sa désapprobation me blesse énormément.

La soirée traîne en longueur. Apéritif, plat principal, dessert, thé. Ça discute, ça s’échange les dernières nouvelles, les sourires se font de plus en plus sincères, les âmes s’apaisent. Je pourrais presque croire qu’il s’agit d’une banale soirée en famille. Je l’aurais cru s’il n’y avait pas les piques. Les phrases méchantes qu’il m’envoie à tout bout de champ, en me passant le sel, en remplissant mon verre d’eau, entre deux bouchées de rôti enfournées. Zakary est une personne très franche qui dit tout ce qu’elle pense… Même si cela doit passer par des chemins détournés. Il me mène une guerre froide que je supporte vaillamment en répliquant sur le même ton que lui.

Si bien que papa finit par intervenir. J’ai dix-sept ans, Zakary en a trente-un. Et papa nous reprend comme des enfants :

« Si vous avez quelque chose à vous dire, dites-le, mais arrêtez ce petit jeu. Je ne vais pas le supporter longtemps. »

Quel étrange moment ! Zakary avec ses yeux baissés, moi avec le rouge aux joues. Un peu plus et nous croirions être revenu des années en arrière, lorsque j’étais encore une gamine qui se faisait punir et que Zak était un adolescent dont mes parents punissaient les infractions à leurs règles.

Zakary n’a rien à me dire, aussi se calme-t-il pour le reste de la soirée. Il ne nous reste que cela, désormais : des regards échangés d’un bout à l’autre de la pièce. Plus tard, il me fera comprendre dans ses courriers bourrés de reproches qu’il ne m’a pas pardonné mon comportement avec la famille et qu’il n’a pas envie de le faire ; je ne répondrai pas à la moitié de ses hiboux, ce qui ne l’empêchera pas de continuer de m’en envoyer.

08 févr. 2023, 11:02
 Worcestershire  Rancœur et faux-semblant  Solo 
Enfin, le dernier soir arrive. Le dernier, peut-être pour toujours, ne puis-je m’empêcher de me dire. Qu’est-ce qui m’empêcherait de partir demain avec le train et de ne plus jamais revenir, hein ? N’ai-je pas le pouvoir de décider de l’avenir de ma famille ? Cette idée me fait tourner la tête, elle m’attire autant qu’elle me donne envie de vomir. La plupart du temps, je me persuade qu’il s’agit d’une année comme une autre et que je reviendrai aux prochaines vacances d’été.

Le repas, les discussions. Les sourires affables. On parle du futur d’Aodren qui semble se complaire dans son petit job à mi-temps inutile et ses missions pour la Cause. Natanaël espère bientôt pouvoir devenir un vrai guérisseur et s’il ne le dit pas, tout le monde devine qu’il brûle d’envie de rester dans le même service que sa mère. Papa parle de livres, d’une rencontre avec une autrice reconnue, il discute avec maman du déroulé des prochains mois, comme s’ils ne s’étaient jamais disputés une nuit dans leur chambre. Narym me fait la discussion. Tu es prête pour les Aspic ? Qu’est-ce tu aimerais faire à Poudlard avant de quitter l’école ? Tu es contente de recommencer les cours ? Je grogne la moitié de mes réponses, consciente que derrière son regard soucieux se cache le souvenir du « Kristenloewy » braillé par Zikomo ce soir-là. Narym se demande si ça ira pour moi à la rentrée et moi je crève d’envie qu’il me pose franchement la question, juste pour pouvoir lui gueuler que ça ne le concerne pas, pour apaiser un peu le nœud qui tord mes entrailles. J'accueille avec plaisir la faim du dîner et aide même au débarrassage pour me soustraires aux questions de mon grand frère.

Ce soir, Zakary et Narym dorment dans leur chambre d’enfant. Lorsque je monte m’installer dans la bibliothèque pour la fin de la soirée, je les vois s’enfermer tous les deux dans la chambre du premier, comme ils le faisaient quand ils étaient petits. Je me demande ce que ces deux grands adultes peuvent bien se raconter. Lorsque la jalousie commence à me grignoter le cœur, je cesse de me demander pour m’oublier dans mes affaires de cours dispersés sur la petite table basse perdue entre les grandes bibliothèques recouvertes de livres.

Des pas dans l’escalier qui mène au salon. *Zakary ?*. Non, papa. Je l’accueille silencieusement, la moue aux lèvres. L’homme s’assied lourdement dans le second fauteuil. Il observe sans un mot les livres étalés sur la table basse. Un vague sourire lui étire les lèvres.

« Il n’y a que toi pour étudier la veille de la rentrée.
J’étudie pas, dis-je en haussant les épaules, je faisais que relire mes devoirs. Au cas où. »

Il hoche la tête et le silence retrouve sa place dans le petit coin lecture. La pluie s’abat contre la grande vitre qui occupe un pan entier du mur.

« Tu voulais…
Je dois te parler de…, dit-il en même temps. Pardon, vas-y je t’écoute.
Non, c’est rien.
Non, non, vas-y.
Je te dis que c’est rien, papa ! On va pas y passer trois heures. »

Je me mords la lèvre, consciente de l’impertinence de mes propos.

« Qu’est-ce qu’il y a papa ? »

Ledit papa ouvre la bouche et la referme. Il fait ça une ou deux fois avant de prendre une grande inspiration qui semble l’aider à trouver sa motivation car aussitôt après il fouille dans la poche interne de sa cape pour en extirper une enveloppe qu’il pose sur la table. C’est un courrier tout simple mais il a l’air d’avoir été retourné dans tous les sens et l’enveloppe ouverte encore et encore.

« Nous avons reçu ça il y a quelque temps, Aelle. Quelques jours après ton… Départ. »

Je n’ai jamais été très douée pour les pressentiments, qu’ils soient bons ou mauvais, mais là j’ai l’intime conviction de m’être foutue dans la bouse de dragon. J’entreprends de lister toutes les choses répréhensibles que j’ai faites ces dernières semaines. La liste est longue mais il n’y en a peu qui explique l’arrivée d’une lettre chez mes parents. Je déglutis péniblement sous le regard sévère que pose papa sur moi. Si la plupart du temps ces derniers jours j’avais l’impression de faire face à un inconnu, ce soir c’est bien mon père qui me regarde et ce père semble mécontent.

« Ça vient de Delnabo. »

Je ne m’y attendais pas. Cette phrase me met le nez en plein dans des souvenirs auxquels je ne veux pas songer. Mais c’est trop tard, l’image d’Elowen s’impose à moi. J’ai la vertigineuse impression de tanguer au bord d’une falaise très haute. Je ferme brièvement les yeux mais la sensation ne part pas, elle s’accentue même. Elowen et son rire, Elowen et ses regards, Elowen qui en deux phrases m’exaspérait tant qu’elle parvenait à effacer tous mes problèmes, Elowen et sa simplicité, sa gentillesse, son caractère solaire, son acceptation, ses…

« Delnabo ? » articulé-je difficilement.

Je ne prends même pas la peine d’avoir l’air surprise.

« Lis-là. »

J’attrape le courrier comme s’il s’agissait d’un objet profondément néfaste. Ce qui est sans doute le cas. J’extirpe le parchemin de son enveloppe et sous le regard curieux de papa je prends connaissance de la doléance de la mère d’Elowen.

Sa lettre, c’est une descente aux enfers. Tout d’abord, la panique me fait suffoquer : mes parents savent, ils savent pour la porte, ils savent que je me suis servi de ma baguette, celle que je suis censée garder discrète, que j’ai détruit quelque chose. L’appréhension me noue l’estomac, comme si j’étais encore une gamine qui craignait de subir le courroux de ses parents. Je ne suis plus une gamine mais j’ai peur des conséquences de ce courrier, peur des libertés que l’on va m’arracher, peur du prix, peur de la colère, des regards de reproche, de la morale qu’ils vont me faire, peur—

Je me rappelle soudainement quel jour nous sommes. Demain, je pars pour Poudlard. Personne ne m’arrachera la moindre liberté.

« Pourquoi tu me montres ça que maintenant ? » demandé-je soudainement à papa.

Puis les autres mots de Gaëlle Livingstone me sautent aux yeux. Ses longues phrases qui tournent autour du pot, ses mensonges. Ses mensonges.

« Attends, » soufflé-je au moment où mon père veut ouvrir la bouche.

Je parcours toute la lettre une seconde fois. Est-ce qu’elle m’a… J’ai du mal à y croire. Elle m’a défendue. Elle ne parle pas de ma colère, de mes cris, de mes méchancetés. Rien n’est dit à propos de mon brusque éclat de rage, celui qui m’a poussé à sortir ma baguette pour exploser quelque chose, n’importe toi ; en l'occurrence la porte qui m’obstruait le passage. Elle n’a rien dit. La bouffée de reconnaissance qui m'envahit est si puissante qu’elle manque de me faire suffoquer. Je dois me faire violence pour me rappeler comment respirer.

Papa m’y aide en intervenant enfin :

« Tu as fait exploser la porte… Par inadvertance ? »

Je regarde la fenêtre et fais semblant d’être absorbée par le paysage. Tandis que j’observe les sommets des arbres qui se balancent au loin, bousculés par la tempête estivale qui fait rage ce soir-là, je me remémore ma dispute avec la mère d’Elowen. Car c’était bien cela, une dispute. Pleine de violence et de vérités qui font mal ; ce souvenir me fragilise, c’est pour ça que je refuse d’y penser. Je ne veux plus jamais entendre la voix de cette femme m’assener des choses qui me bouleversent. Plus jamais.

« Excuse-moi mais j’ai un peu de mal à croire que tu puisses jouer à chat avec qui que ce soit… »

Je m’arrache au paysage larmoyant pour revenir à l’instant présent. Papa doute, papa comprend les choses mieux que personne.

« Alors… Je ne sais pas pourquoi la mère d’Elowen cherche à te protéger mais j’estime qu’elle a ses raisons de le faire.
Écoute papa, je…
Nous lui avons répondu rapidement après avoir reçu sa lettre, continue-t-il sur un ton sans appel. Nous nous sommes excusés et nous avons plus que remboursé la porte que tu as… Détruite. »