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28 nov. 2023, 16:53
Cabalistiquement catastrophique  Solo 
Mardi 3 novembre 2043
Worcestershire — Domaine Bristyle



Le feu ronronne dans la cheminée. Le menton posé dans la main, Zile regarde les flammes danser et crépiter. Elles lancent des ombres sur la table basse et sur le canapé où est assise Arya. La lumière de l’extérieur diminue peu à peu. Bientôt, il faudra agiter baguette et lèvres pour allumer les chandelles et autres sources de lumières de la maison pour qu’ils puissent continuer leur lecture ; Zile de son roman et Arya du dossier médical de son patient. Mais pour le moment, c’est agréable de voir le soir déposer sa couverture noirâtre sur le monde. Par la fenêtre à côté de la cheminée on aperçoit le ciel qui se teinte de belles couleurs. Le bleu laisse place à une nuance plus obscure et le soleil couchant transforme les rares nuages en langues de feu sur la toile crépusculaire qui s’étire au-dessus du Worcestershire.

La maison est calme. Parfois, ils entendent le bruit de la radio lorsque deux étages au-dessus, Natanaël ouvre la porte de la chambre pour errer dans la tour. C’est l’un des rares soirs où Zile peut avoir son fils et sa femme près de lui. Souvent, ils terminent tard leur service à la Nouvelle Sainte-Mangouste, trop heureux qu’ils sont de laisser s’étirer les heures de ce travail qui les passionne au détriment du temps passé à la maison. C’est malheureux que ce soir-là justement, Zile doive quitter la maison. Il aurait bien aimé organiser le dîner ici mais il sait très bien qu’Aelle n’aurait jamais accepté. Elle n’est pas revenue à la maison depuis deux mois malgré ses incessantes invitations.

Zile tourne une nouvelle page et tique en découvrant l’en-tête d’un nouveau chapitre. C’est l’un de ces livres qui donnent envie de rester à la maison pour qu’on puisse les dévorer, l’un de ceux auxquels on pense même lorsqu’on l’a refermé et qui nous appelle toute la journée, comme s’il n’y avait rien d’autre de plus important. Il y a toujours deux questions à se poser lorsque l’on commence un nouveau chapitre : aura-t-on le temps de le terminer et est-ce que ce que nous avons à faire pourrait souffrir d’un léger retard ? Zile soupire : il aura le temps de le terminer mais jamais il ne s’autorisera le moindre retard — il n’est pas homme à faire passer ses petits bonheurs avant le confort de ses enfants, surtout pas de sa fille qui lui manque tellement que parfois il ne sait plus comment respirer.

Le père de famille profite de cette soudaine bouffée de détermination pour refermer son livre et le poser sur la table basse. Il retrouvera ses protagonistes-amis plus tard. Il ne bouge cependant pas malgré l’heure qui avance et son temps de préparation qui diminue à chaque minute qui passe. Il reste assis là un moment, le regard braqué tantôt sur le feu tantôt sur la femme qu’il aime qui n’a pas levé une fois le regard depuis qu’elle s’est assise là. Zile se demande si elle se souvient que c’est ce soir qu’il doit dîner avec leur fille. Est-ce que le calme sera rompu s’il se permet de poser à Arya la question qui lui pèse depuis le début de la journée ?

Sa gorge se noue lorsqu’il prend conscience que désormais c’est ça son quotidien : prendre des pincettes à chaque fois qu’il doit évoquer la plus jeune de ses enfants, sauf lorsque son interlocuteur est Narym. Mais avec tous les autres, c’est la même chose. Avec Arya, surtout. Comment a-t-il pu laisser les choses se rompre ainsi, lui qui a toujours fait passer en priorité la communication entre les membres de sa famille ? Il aimerait dire que tout a fichu le camp il y a un an, quand Aelle a quitté la maison durant l’été, mais ce serait mentir. Les choses ne sont jamais aussi simples. Le discours s’est rompu insidieusement, sans prévenir, se délitant au fil des mois sans qu’aucun des sept membres de cette famille ne comprenne ce qui arrivait. Et aujourd’hui, Zile se demande s’il doit oser parler à sa femme ou non. C’est d’un ridicule ! songe-t-il, si bien qu’il trouve le courage grâce à cette seule pensée de formuler à voix haute ce qui le turlupine.

« Ma chérie ? »

Les années lui ont appris que s’il veut avoir l’attention d’Arya lorsqu’elle est plongée dans la lecture d’un dossier, il doit d’abord l’en sortir — poser sa question alors qu’elle est à des miles de lui ne servirait à rien. Il faut quelques secondes à la femme pour froncer les sourcils et encore quelques unes pour marmonner un « mh ? » guère impliqué sans lever les yeux de sa lecture. Mais Zile sait qu’elle l’écoute, désormais. Il croise les jambes en observant le profil sévère de cette femme qu’il connaît par coeur.

« C’est ce soir que je vais dîner avec Aelle.
Je sais, oui. »

Elle lève enfin les yeux pour le regarder. Ses courtes mèches de cheveux piquetées de gris lui retombent sur le front, mais pas suffisamment pour cacher son regard sombre qu’elle a donné à leur fille. Zile se permet un léger sourire, pas parce qu’il se sent bien ou qu’il est heureux mais parce qu’il a appris que sourire détend l’atmosphère. Parfois.

« Tu aimerais venir ? »

Arya arque les sourcils comme si l’idée lui paraissait incongrue. Elle referme le dossier sur ses genoux. Il a toute son attention.

« Ce n’est pas convenu comme ça.
Ce n’est pas important, ce qui est convenu ou non.
Je pense qu’Aelle s’attend à voir son père, ce soir, pas son père et sa mère. Sinon elle n’aurait certainement pas accepté l’invitation, articule-t-elle doucement en plissant les yeux.
Ne dis pas ça, soupire son mari en secouant la tête, peiné.
Je le dis parce que c’est vrai.
Ça s’est bien passé la dernière fois, » tente Zile.

La dernière fois était durant le mois d’août. La famille a été unanime : ils ont trouvé qu’Aelle avait été beaucoup moins vive dans ses réactions, plus présente dans le moment et plus intéressée par tout ce qui l’entourait — ou du moins, moins réticente à l’idée de leur adresser la parole à tous, même à sa mère avec laquelle le discours est plus que rompu depuis une bonne année. Sauf qu’au fond de lui, Zile sait qu’Arya a raison : Aelle n’aurait pas accepté s’il avait dit que sa mère serait présente. Et c’est typiquement pour ça qu’il ne l’a pas fait.

Son cœur se serre dans sa poitrine ; Merlin, il déteste ça, il déteste les tensions ! Il a vécu toute son enfance au milieu des tensions entre son père et sa mère, ses parents et sa sœur Vika, et entre Vika et lui-même, évidemment. Les disputes étaient aussi familières que le beurre ou le café, dans sa famille. C’est pour cela qu’il s’est empressé de quitter la maison dès qu’il l’a pu, de quitter la maison, le pays, tout ce qu’il pouvait pour se reconstruire ailleurs. Et voilà que sa famille est aux portes de l’implosion. Il ne pourra jamais s’y habituer. Il ne pourra jamais être heureux dans cette situation, songe-t-il en sentant sa respiration se faire plus difficile. Il déglutit péniblement tout en gardant un contrôle relatif sur les expressions de son visage. De toute façon, Arya le connaît suffisamment pour lire en lui. Il est certain qu’elle sait à quoi il pense en ce moment. Mais Arya se contente de balayer l’air de la main.

« La dernière fois était juste moins pire que les autres, c’est tout. Et puis de toute manière, peu importe qu’Aelle accepte ou non que je sois là ce soir : moi je n’ai aucune envie d’y aller. »

Arya a toujours été comme ça : elle ne s’est jamais rendu compte que de telles affirmations ne peuvent que s’incruster tout au fond de lui. Entendre dire de la bouche de la mère de ses enfants qu’elle n’a pas envie de voir sa fille, c’est invraisemblable pour Zile. Il fronce les sourcils, prêt à nuancer ses propos, mais elle l’interrompt :

« Je sais ce que tu vas dire mais c’est la vérité, Zile. » Elle se penche pour prendre appui sur ses genoux, son regard noisette fixé sur lui. « J’en ai assez de l’entendre râler tout le temps. C’est ma seule soirée libre de la semaine et je préfère la passer avec Natanaël et Aodren plutôt qu’avec elle. Au moins ils sont heureux de passer des moments avec moi.
Elle aussi, elle…, commence maladroitement Zile.
Arrête. » Ayra secoue la tête, insensible aux tentatives de son mari. « Tu as tort et tu le sais très bien. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’elle a un souci avec moi.
Et donc au lieu de résoudre le problème tu préfères éviter tout contact avec elle ? » demande Zile sur un ton plus dur mais sans pour autant élever la voix.

La situation lui semble insoluble et cela le plonge dans un désespoir plus que familier. Combien d’heures passées à s’inquiéter du futur de sa famille ? Zakary lui répète souvent de ne pas s’en faire autant, que les choses finiront par s’arranger. Mais Zile a suffisamment d’expérience de la vie pour savoir que ce n’est pas vrai. Lui-même n’a pas revu ses parents depuis une bonne décennie ; quant à son ivrogne de sœur, il fait tout pour ne pas avoir de contact avec elle, malgré ses nombreuses tentatives pour réparer leur relation.

« Je préfère éviter d’imposer à ma fille des choses qu’elle ne veut pas. J’ai suffisamment essayé de discuter avec elle pour savoir qu’elle n’a aucune envie de me parler. N’insiste pas, Zile. S’il-te-plait, souffle-t-elle en se laissant tomber contre le dossier du canapé. J’ai d’autres choses à songer. »

Zile essaie de ne pas lui en vouloir. Il rassemble toutes les mauvaises pensées qu’il a dans la tête, en fait une boule et il l’expulse loin de lui. Arya a le droit de prendre cette décision, après tout. Elle a tout à fait le droit. Il hoche la tête dans un sourire et accepte fatalement que la discussion soit terminée.

Il est désormais difficile de voir à travers la fenêtre qui reflète plus l’intérieur qu’elle ne permet de voir l’extérieur. Zile se frotte les yeux et attrape sa baguette pour fermer tous les volets du salon. Une série de claquements efface le silence qui vient de s’installer. Sur le canapé, Arya le regarde se lever sans rien dire. Mais quand il passe derrière elle dans l’optique d’aller se préparer pour la soirée, elle lève la main par-dessus le dossier pour l’effleurer. Zile attrape les doigts glacés de sa femme et les serre contre son ventre. Arya étire son cou pour le regarder à l’envers. Comme ça, on croirait presque qu’elle sourit. Sur une impulsion qui tient autant de l’habitude que de l’envie, Zile se penche pour déposer ses lèvres sur les siennes. Arya lui passe la main sur la joue, dans le cou et enfouit ses doigts dans ses cheveux pour prolonger le baiser.

« À tout à l’heure, » fait Zile en lui adressant un doux sourire.

Après s’être préparé, l’homme se regarde une dernière fois dans le miroir. Sa longue cape retombe parfaitement sur ses épaules et autour de son corps. Il a enfilé un costume tout ce qu’il y a de plus normal dans la mode sorcière actuelle. Rien d’extraordinaire, rien qui puisse faire croire à Aelle qu’il a passé les dernières semaines à attendre ce moment avec impatience. Il attrape ses gants posés sur le lit et quitte la chambre parentale pour monter quatre à quatre les escaliers menant au troisième étage. Il toque à la porte de la première chambre et attend que le jeune homme réponde avant d’ouvrir le battant.

À l’intérieur de la chambre, allongé sur son lit simple qu’il se coltine depuis l’enfance, Natanaël redresse son grand corps nerveux pour le regarder.

« Ça va, mon fils ?
Ça va, sourit le jeune médecin en s’asseyant.
Je vais partir. Aodren rentre, ce soir ?
J’en sais pas plus que toi, grimace Natanaël. Sûrement, ouais. »

Son troisième fils n’aime pas qu’Aodren quitte la maison sans leur dire quand il rentrera. Il faut dire qu’il prend de mauvaises habitudes depuis quelques semaines mais Zile peut difficilement lui en vouloir. L’appel de l’indépendance, il peut comprendre ça.

« Passe une bonne soirée avec ta mère.
Bonne soirée à toi aussi, p’pa. Tu lui passeras le bonjour de ma part ? »

Natanaël évite son regard, comme s’il trouvait honteuse l’idée de vouloir saluer sa petite sœur. Zile sait très bien que Naël culpabilise de ne pas écrire à Aelle. Mais il sait très bien aussi qu’il ne peut pas faire autrement. Malgré tout, son coeur se serre dans sa poitrine.

« Bien sûr, je le ferai. À ce soir, fiston. »

Avant de quitter la maison, il dépose un nouveau baiser sur les lèvres de sa femme qui, elle, ne lui demande pas de passer le bonjour à sa fille. Il traverse la cour et une partie du champ afin de sortir des protections magiques. Là, il transplane en visualisant cette ruelle de Londres qu’il connaît par cœur.
Dernière modification par Aelle Bristyle le 30 nov. 2023, 09:55, modifié 1 fois.

28 nov. 2023, 18:55
Cabalistiquement catastrophique  Solo 
*


« Aelle, je crois qu’il est l’heure. »

Je m’efforce de lever les yeux vers Zikomo même si l’écouter me demande plus d’effort que ne pas le faire. J’ai passé les dernières heures penchée sur les parchemins que je noircissais de mon écriture brouillonne ou la baguette à la main pour perfectionner mes sortilèges. Je n’ai pas vu les heures passer. Je m’étire pour dénouer mes muscles douloureux. Par la fenêtre de la chambre, je remarque que la nuit est tombée. Le lit de Rockfield est toujours vide, je ne l’ai pas vue de la journée. Zikomo est sagement assis à côté de ma petite horloge, la queue traînant au milieu des plumes et des livres. Il a raison, évidemment : l’heure approche dangereusement et je ne suis pas prête. Pendant une fraction de seconde, je me demande s’il serait acceptable d’annuler. Je pourrais juste ne pas me pointer là-bas, faire comme si mon père n’existait pas, comme si je n’avais jamais accepté ce rendez-vous. Faire comme si le monde tout entier n’était qu’une sorte de chose lointaine à laquelle je n’ai pas besoin de penser. Je pourrais continuer mes recherches et ne parler à personne, ne pas penser, ne pas ressentir. Après tout, c’est ce que j’ai fait cet après-midi et tout allait très bien.

Je ne peux pas faire ça. Je soupire et dépose ma plume sur le bureau avant de me frotter les yeux. Je suis épuisée. J’ai passé la journée à combattre les pensées étranges qui jaillissaient dans ma tête et je devrais sortir dîner avec mon père ? Quelle connerie.

« Ça va être un bon moment. »

J’adresse une œillade interrogative à Zikomo. À qui parle-t-il ? Il me rend mon regard. C’est à moi qu’il parle. J’ai parlé à voix haute.

« Ça me prend la tête, murmuré-je d’une voix sombre en fronçant les sourcils. J’aurais pas dû dire oui. »

Je me lève malgré tout. Mes muscles protestent, je n’ai pas bougé de la journée. D’un coup de baguette, je range mon bureau. Un second et les protections habituelles sont posées sur mes tiroirs. Je voudrais bien voir Rockfield se frotter à eux, tiens.

Zikomo a le mérite de ne pas essayer de me réconforter. Il sait très bien que cela ne servirait à rien. Il se contente de m’observer tandis que je me prépare. Une douche rapide, j’enfile le premier vêtement que je trouve, noue mes cheveux en natte et attrape une épaisse cape d’hiver. Les rues de Londres risquent d’être froides, ce soir, même si nous n’allons guère traîner dehors.

« Tu es sûr que tu ne veux pas venir ? demandé-je au Mngwi au moment de partir.
Tu sais bien que oui, répond-il en grimaçant un drôle de sourire. Ce serait inconvenant que je t’accompagne au restaurant.
On s’en fiche.
On se retrouve tout à l’heure, Aelle. Je vais aller chasser. »

Je hausse les épaules. Tant pis pour lui. Mais avant de quitter la pièce, je m’approche de lui pour le caresser brièvement. Il lève le museau pour suivre le mouvement et me glisse une parole encourageante avant de me laisser partir. Je traverse l’école jusqu’au portail pour transplaner.

Je n’aime guère Londres, cette ville titanesque qui jamais ne dort. Quand j’étais plus jeune, j’aimais venir chez Narym. Il vivait à Kensington. Nous sortions parfois nous promener, il me faisait découvrir le monde moldu car il pensait que c’était important pour mon éducation. Mais je l’ai toujours trouvé bruyant, ce monde.

J’apparais dans une ruelle obscure frappée par une bruine désagréable. Deux immenses bâtiments m’entourent. Les murs montent si haut que c’est à peine si j’aperçois le ciel, tout là-haut. Il est bien différent de cette toile noire mouchetée d’étoiles que j’avais au Pays de Galles. Ici, je ne vois qu’une tâche obscure qui m’inspire une tristesse que je ne comprends pas. Je plisse les yeux dans l’espoir d’apercevoir une étoile ou deux mais rien n'apparaît. Pas ici.

Je peux voir au bout de la rue, dans le rectangle de vue que me laissent les murs des deux bâtiments, les terribles engins moldus filer à toute allure sur la route. Le bruit de leurs roues est amplifié par la pluie. Je fronce le nez, dérangée par l’odeur des villes moldus. Décidément, je n’aime vraiment pas traîner dans ce genre d’endroit. Je ramène ma capuche sur la tête et me dirige vers le bout de la ruelle en prenant soin de rester cachée par les ombres. Juste avant le boulevard, il y a une porte qui ne paye pas de mine. Je l’ouvre sans frapper ni me présenter et la referme derrière moi, soulagée par la chaleur soudaine qui m’entoure.

Je l’aperçois au moment d’ôter ma capuche. Il se tient dans un coin de la salle d’attente, tout sourire, déjà débarrassé de sa cape. Je n’ai pas le temps de l’approcher qu’un elfe apparaît devant moi. Je lui confie cape, écharpe et gants après l’avoir salué sobrement.

La pièce dans laquelle je me trouve est richement décorée du sol au plafond. Un somptueux parquet, du lambris aux murs, des moulures au plafond et entourant la grande arche qui mène au restaurant se trouvent de grandes et imposantes statues dorées. Au-dessus, le nom du restaurant dans lequel nous allons manger ce soir : Au cabalistique festin des mages. C’est un style qui pue la richesse et que je n’aime guère, mais c'est ici que nous sortons depuis des années avec ma famille. Je ne risque pas de venir ici sans la bourse de mes parents.

Mon père s’approche de moi. Je lui trouve les joues creuses et les cheveux plus blancs que la dernière fois. Mais son sourire, lui, n’a pas changé. Toujours aussi grand, aussi joyeux et chaleureux. Le fait que sa chaleur ne m’atteigne pas, cela non plus ça n'a pas changé.

« Bonjour, papa.
Je suis heureux de te voir, ma fille ! »

Il lève un bras et le rabaisse au dernier moment, comme s’il venait de se souvenir que je n’allais certainement pas le serrer dans mes bras. Nous nous contentons d’une bise sobre, comme nous le faisons toujours depuis que je suis en âge de ne plus accepter ses étreintes. Il me paraît maladroit et un peu gauche, je devine qu’il ne sait pas quoi dire. Je me tiens en silence près de lui en attendant qu’un elfe nous place à table. Ce n’est qu’au moment où l’on nous invite enfin à traverser le restaurant jusqu’à nos chaises qu’il paraît se dérider ; dans un sourire, il me rappelle une anecdote en me désignant un coin de la pièce :

« À chaque fois que je viens ici, je me rappelle du moment où Zakary… ».

Je l’écoute d’une oreille. J’ai oublié ce dont il me parle et le souvenir ne m’évoque pas grand chose. Mais je suis rassurée qu’il ait enfin retrouvé un comportement normal.

Nous sommes installés l’un en face de l’autre, séparés seulement par des verres et des couverts. Le ballet des serveurs commence. « Oui, je prendrais bien un verre de vin s’il-vous-plait et pour toi Aelle ? La même chose ? Je ne savais pas que tu buvais du vin ! Attends, je vais mieux choisir, alors » ; « Tu prendras un pain de viande, comme d’habitude ma chérie… Euh, enfin, Aelle ? Non, tu préfères l’assiette de légumes ? Va pour l’assiette de légumes, alors ! ».

Renversée contre le dossier de ma chaise et les doigts enroulés autour de mon verre, je l’observe à la dérobée lorsqu’il se tourne pour guetter l'arrivée des elfes de maison. Il est tout sourire, joyeux. Enfin, il paraît à l’aise. Il me parle de la librairie, de ses clients, de ses dernières lectures. Il évoque un peu mes frères. Guère maman. Je l’écoute parler plus que je ne parle. Je sais qu’il finira par poser des questions. Je ne l’ai pas vu depuis près de deux mois. Nous ne nous sommes pas parlé depuis ma rentrée. Nous nous sommes écrit. Lui, surtout. Je répondais, parfois. Quand j’avais un moment et que je voulais le dédier à ma famille.

Il attend qu’on dépose les plats devant nous pour attaquer les choses sérieuses. Juste avant d’attraper sa fourchette, il penche la tête sur le côté, m’offre un sourire tordu et je sais qu’il va parler.

« Alors, comment ça se passe à l’académie ? »

C’est une question simple. C’est à ce moment-là que le jeu démarre. Je vais lui parler de mes cours. J’en suis suffisamment pour lui faire la conversation pendant de longues minutes. Puis je pourrais évoquer mes professeurs avant qu’il n'enchaîne sur ma vie là-bas ; « Tu t’entends bien avec ta colocataire ? Ils vous nourrissent bien ? » et là aussi j’aurais deux trois choses à répondre sans trop faire d’effort. Le problème, c’est que sa façon de pencher la tête sur le côté réveille un souvenir qui apparaît comme un flash dans mon esprit. Une femme dans une pièce plus sombre que celle-ci, il y a des années, derrière un grand bureau. Sa tête qui se penche, ses cheveux qui lui caressent l’épaule. J’ouvre la bouche pour répondre à mon père et la referme aussitôt, incapable de me souvenir de ce que je voulais lui dire. Qui est-elle ? Pourquoi maintenant ?

« Tout va bien, Ely ? »

Le surnom lui a échappé, il est inquiet. Je bats des paupières pour me concentrer sur lui. Le souvenir s’évapore. Était-ce réellement une femme ? Ce n’est pas la première image qui apparaît de façon impromptue, aujourd’hui. J’ai lancé le Sortilège de mémoire ce matin, pourtant. Je ne sais même pas pourquoi ça me parait si important de ne pas me rappeler ce que j’ai voulu oublier.

« Ouais, t’inquiète. »

Je balaie du plat de la main ses inquiétudes et les miennes. Je resserre les doigts autour de ma fourchette en le faisant répéter. Ah oui, l’Académie.

« C'est si différent de Poudlard, commenté-je d'une voix lasse, en remuant les aliments dans mon assiette sans les manger. La façon dont les professeurs s'adressent à nous, déjà, et leur manière de nous faire cours. Nous ne sommes plus des collégiens enfermés dans un vieux pensionnat ; ça se ressent dans la diversité de ce qu'on nous apprend. Les profs prennent moins de pincettes. Tu vois ce que je veux dire ? »

Je jette un regard à papa par-dessus mon assiette et nos verres. Il sourit et hoche la tête.

« Je vois, oui. Alors, quel est ton cours préféré ? »

Son regard ne me quitte pas une seule seconde. Il m'observe sous toutes les facettes, je le sais. Je me demande s'il a remarqué que mes joues étaient plus creuses. Moi, je ne l'avais pas remarqué mais c'est Zikomo qui me l'a dit un jour. Apparemment, ce serait alarmant mais moi je me fiche un peu de la forme que prennent mes joues. C'est tout en bas de la liste de mes préoccupations. Je baisse les yeux sur le plat de mon père auquel il n'a pas touché. D'ailleurs, il n'a même pas dérangé sa fourchette. J'ignore sa question et lève un sourcil :

« Tu manges pas ? je lui demande en désignant son assiette du menton.
Oh ! » Il paraît se souvenir qu'il est au restaurant. Il attrape sa fourchette en gloussant. « J'étais trop occupé à t'écouter. »

Il enfourne une grosse bouchée et émet un bruit de contentement.

« J’adore vraiment ce restaurant ! Et toi, tu ne manges pas ? me demande-t-il à son tour d’un air un peu complice, comme s’il avait déjà remarqué depuis un moment que je n’avais pas davantage touché à son plat que lui.
Si, si, » je marmonne sans me retenir de lever les yeux au ciel.

Je grignote un peu, difficilement. Je n’ai pas très faim, contrairement à lui. Mais je préfère quand il est occupé à manger et qu’il oublie de me regarder comme si j’allais disparaître dans la seconde. Je déteste ça. J’attends qu’il soit vraiment lancé dans la dégustation de son plat pour reprendre le fil de notre conversation.

C’est tout comme je l’avais prévu. Ce n’est pas bien difficile de discuter avec papa. C’est un homme qui s’intéresse. Il pose des questions pertinentes, nous parlons longuement de mon cours de Sciences de la magie, il m’interroge sur mes lectures et mes révisions de ces derniers jours. Papa a beau être ce qu’il est, il a beau m’agacer depuis plus d’un an à toujours hésiter quand il me parle, je ne peux pas lui enlever sa capacité à faire la conversation. Il rebondit sur tout ce que je dis et parvient même à m’arracher un ou deux sourires que je ne feins pas. J’aime parler de ça, de mes cours, de mes apprentissages, j’aime évoquer longuement la dissertation que j’ai rendu en début de semaine ou parler de cette autrice dont les œuvres lui sont évidemment familières. J’aime tellement ça que j’aimerais que tout le reste s’efface. J’aimerais qu’il ne soit qu’un cerveau. Qu’il se contente d’évoquer mon projet final sur lequel je commence déjà à réfléchir, que nous parlions magie et recherche. Mais c’est mon père et bientôt, alors qu’autour de nous les clients vont et viennent et que les elfes apparaissent comme bon leur semble avec des plats à la main, il laisse de côté ces sujets qui me passionnent pour parler de ce qui l’intéresse lui.

« Et ta colocataire, alors ? Ashley, c’est ça ? Tu m’en as un peu parlé dans tes courriers, mais pas beaucoup. Ça doit te changer d’être dans une chambre au lieu d’un dortoir ! »

Je me dégonfle doucement, si doucement que c’est sûrement invisible. Je dépose mon verre après avoir bu une longue gorgée de ce vin rouge que je n’aime guère et baisse les yeux sur mon assiette qui peine à se vider. Penser à Rockfield me rappelle ma vie et ma vie me rappelle tout le reste. C’est comme s’extirper d’une couette chaude et agréable pour affronter la fraîcheur extérieure : soudainement, je me souviens que je suis moi, pas seulement cette étudiante intelligente qui pourrait parler des heures durant de ce qu’elle apprend. Étrangement, les souvenirs s’étaient tus jusqu’ici mais à l’instant même où mon esprit se tourne vers Ashley Rockfield et sa cascade de cheveux blond, de nouveaux flashs s’imposent à moi. Sans lien avec la conversation. Je fronce les sourcils pour les retenir et j’essaie de me concentrer sur ma colocataire que j’arrive bien moins à détester lorsque je suis un peu trop préoccupée pour faire l’effort de ressentir pour elle plus que de l’indifférence.

« Rockfield, acquiescé-je en insistant sur le nom de famille — je dois l’avoir appelée une seule fois par son prénom dans mes lettres, pour la présenter à mon père, pourquoi ne doit-il retenir que cela d’elle ? C’est plus calme d’avoir une chambre, c’est vrai. Il y a moins de passage. Mais c’est pas aussi bien foutu qu’à Poudlard : moins d’intimité. »

Je me contente de cette réponse sobre, persuadée qu’il se fera de toute manière un plaisir de me poser d’autres questions pour approfondir le sujet. Je me force à avaler une nouvelle bouchée et me demande combien de temps il reste avant mon retour à l'Académie. Une heure, deux ? Si je le laisse faire, papa me gardera certainement des heures avec lui pour le seul plaisir de discuter. Je suis fatiguée par cette perspective.

« Elle te laisse peu d’espace ? » me demande papa d’un air concerné.

Il est penché vers moi, ses sourcils sont légèrement froissés ; la réponse l’intéresse réellement, elle lui tient à cœur. Il me questionnera ensuite sur la configuration de ma chambre et voudra savoir si le matelas est confortable. Mais je suis bien loin de tout ça. Autour de moi se dessine un bureau arrondi dont les murs sont recouverts de livres du sol au plafond ; je me souviens des fauteuils et du plat remplis de dragée surprises sur la table. Elle avait pioché dedans et fait un petit tas durant l’une de nos… De nos…

« Euh, oui, » balbutie-je en secouant la tête.

Je m’accroche au regard sombre de papa qui ne me quitte pas en me rappelant brutalement la fois où, cet été, je suis revenue à la maison pour récupérer des affaires dans ma chambre. Papa était là, nous nous sommes disputés. Comment ai-je pu oublier ça ? Il penche la tête sur le côté. Je récupère le fil de la conversation avec l’impression d’essayer d’attraper de la fumée à l’aide de mes mains.

« Non, non, je veux dire ! Elle… » J’inspire profondément par le nez pour retrouver une contenance, affolée à l’idée que mon père me demande ce qui m’arrive. « Elle est pas très discrète, comme personne. Elle me laisse mon espace mais elle est… Elle est bordélique et bruyante et… Enfin, tu vois.
Vous ne vous entendez pas bien ?
Mouais. »

Comme si je m'entendais avec qui que ce soit.

« Enfin tu sais, elle est pas très intéressante, » dis-je du bout des lèvres en baissant le nez sur mon assiette.

Je n’avais pas conscience d’avoir un nœud dans l’estomac avant de le sentir se resserrer brusquement. Je déglutis et essaie, en vain, de le faire passer avec une gorgée d’eau. Au-dessus de moi, le plafond scintille. Il est recouvert de plaques dorées représentant des scènes dont je ne sais rien ; des personnages aux chapeaux pointus me saluent de la main. Retour brutal en arrière : je me souviens lorsque j’étais allongée sur ce sol terreux et que je voyais se dessiner loin au-dessus de moi le ciel écossais tandis que je me tordais de douleur. Qui s’est penchée sur moi ce jour-là ? Qui était-ce, cette personne qui était près de moi ? Est-ce un bon souvenir ou un mauvais ? Je me rappelle la douleur, l’impression que ma peau se déchirait et qu’un trou immense s’ouvrait tout à l’intérieur de moi, là où aurait dû grouiller ma magie. Était-ce un moment heureux ? J’ai le vague souvenir d’une étreinte. De ma main serrée autour de son…

« … autres personnes, là-bas ? »

J’atterris brusquement. Je suis au Cabalistique festin des mages. Je suis avec papa. Je dîne.

« Pardon ?
Je te demandais si tu avais rencontré d’autres personnes, là-bas, à l’Académie ? »

Il me regarde avec douceur, mon père. Mais je vois bien qu’il a remarqué que quelque chose clochait. Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi toutes ces choses me reviennent maintenant. Je n’ai même pas conscience d’avoir déjà vécu ces moments pour de vrai. C’est comme si j’assistais aux souvenirs d’une autre. Et à chaque fois qu’une scène me revient dans un flash, elle s’accompagne d’un violent sursaut de mon cœur et d’un mélange d’émotions sur lequel je ne parviens pas à mettre de mot.

Je fais un effort pour me concentrer sur la conversation. Si j’ai rencontré des gens ? Pas spécialement. Mes rapports avec Glawbig ne comptent pas, nous ne faisons qu’échanger deux ou trois mots lorsqu’il me loue son hibou et que je le paye pour ça. Johnson ne compte pas non plus même si depuis la dernière fois, il vient régulièrement s’installer à ma table à la bibliothèque pour travailler silencieusement (la plupart du temps) à côté de moi.

30 nov. 2023, 16:11
Cabalistiquement catastrophique  Solo 
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« Ce ne sont que des camarades de classe, dit-elle en haussant négligemment les épaules, sans deviner que son père aurait envie de tout savoir à propos de ce qu’elle vit, même les détails les plus insignifiants.
Tu ne leur parles pas beaucoup ? insiste doucement Zile, effrayé à la perspective qu’elle se braque - cela pourrait arriver à n’importe quel moment, il en a suffisamment fait l’expérience.
À certains, si.
Parle-moi d’eux. »

L’homme resserre les doigts autour de sa fourchette et s’efforce de ne pas s’excuser lorsqu’elle lève tout à coup les yeux vers lui. Un regard qu’elle a de plus en plus sombre au fur et à mesure qu’elle grandit. Quand elle était toute petite et qu’il la berçait encore dans ses bras, le regard plongé dans le sien, Aelle avait les yeux très clairs. D’un marron pur et joyeux qui reflétait toutes les lumières autour d’elle. Plus les années passent, plus elle ressemble à sa mère. Ni l’une ni l’autre n’en ont conscience et pourtant Zile ne peut que le remarquer. Ce nez volontaire, ces yeux de chats qui s’étirent en amande, ce regard qui paraît ne pas savoir comme s’illuminer, ces lèvres pincées. Lui a donné à sa fille ses cils épais et son menton fin, son sourire aussi, mais Aelle sourit bien trop peu pour que l’on puisse remarquer qu’elle lui ressemble.

Zile est persuadée que sa fille ne lui répondra pas, qu’elle va l’envoyer bouler comme elle sait si bien le faire, avec un naturel désarmant. Il la voit froncer les sourcils et secouer la tête. Mais à sa plus grande surprise, elle prend la parole, même si elle le fait sans lui rendre ses regards, en jouant avec les aliments dans son assiette du bout de sa fourchette. Elle évoque une camarade avec laquelle elle parle au début des cours, passionnée par les sortilèges de défense et qui connaît son sujet sur le bout des doigts. Elle dit quelques mots sur ce garçon qui lui loue son hibou (Glawbig, de son nom de famille, mais Zile sait déjà qu’il ne connaîtra sûrement jamais son prénom).

La gorge de Zile se noue sans qu’il s’y attende. Il ne parvient pas à détourner le regard d’Aelle pour piocher dans son assiette. Il remarque tous les détails, les joues creuses, les yeux fuyants. Ses sourcils froncés comme si elle avait quelque chose en tête et qu’elle ne parvenait pas à s’en débarrasser. À quoi peut-elle bien penser ? Depuis le début du repas, elle paraît un peu ailleurs, préoccupée. Et si elle avait des problèmes ? Il pourrait l’aider, non ? Mais comment l'amener à en parler ? Cela fait des années qu’Aelle ne parle plus. Zile ne sait plus rien de sa vie, il ne sait pas ce qui la fait souffrir et ne connaît pas la moitié de ce qui la rend heureuse.

« Y’a ce gars, Johnson, enchaîne-t-elle sans se douter de ses questionnements. Il vient toujours s’asseoir à ma table à la bibliothèque parce qu'apparemment ce serait la plus calme de toutes. Il me prend la tête parfois quand il me parle mais en général il reste silencieux. »

Une dizaine de questions arrivent dans la tête de Zile. Comment est-il ? De quoi te parle-t-il ? Tu aimes bien l’avoir à ta table ? Est-ce que tu vas souvent à la bibliothèque, comme tu le faisais à Poudlard ? Il aimerait savoir comment est le réfectoire, ce qu’elle y mange. Est-elle bien nourrie ? Et sa chambre, pourrait-elle la lui décrire ? Dort-elle bien ? Le matelas est-il confortable ? Comment Zikomo et Nyakane se font-ils à la vie universitaire, Ashley les apprécie-t-elle ? Il a besoin d’en savoir davantage. Quand elle était petite, il savait tout d’elle. Ce qu’elle aimait et ce qu’elle détestait, les vêtements qu’elle préférait, sa façon de faire ses devoirs, son écriture, du matin au soir il savait tout d’elle. Puis il y a eu Poudlard, puis il y a eu le reste. Parfois, il a l’impression d’être face à une inconnue. Il déteste ça. Il n’a jamais ressenti ça avec ses fils, même quand ces derniers étaient au summum de leur besoin d’indépendance. Ils lui ont toujours confié leurs petits tracas ou au moins raconté leurs petits bonheurs, comme si ça coulait de source. Mais Aelle est tellement secrète, tellement renfermée sur elle-même. Zile n’a aucune idée de comment l’atteindre et parfois ça le mine tellement qu’il n’arrive plus à relativiser, il se prend cette souffrance en plein estomac, ça lui coupe le souffle.

« Il est dans ta filière ? questionne-t-il en avalant une gorgée de vin pour se dénouer la gorge.
Non, il est en Ensorcellement. Son truc c’est de modifier les objets, tout ça. On a pas beaucoup discuté, tu sais. C’est juste un mec qui s’installe à ma table. »

C’est à ce moment-là que décide d’apparaître à côté de leur table un petit elfe de maison aux oreilles pendantes et au nez crochu.

« Puis-je vous débarrasser ? »

Zile observe son assiette vide puis regarde celle d’Aelle, dont elle n’a pas mangé la moitié. Il sourit poliment au serveur.

« Pas encore, s’il-vous-plaît, on va terminer.
Non, c’est bon, intervient Aelle en déposant ses couverts dans son assiette. Vous pouvez tout emporter, merci. »

L’elfe de maison s’incline, claque les doigts et disparaît en même temps que leurs deux assiettes.

« Tu n’as pas beaucoup mangé, remarque Zile.
Je sais, papa.
Tu sembles… Un peu préoccupée, continue-t-il maladroitement. Est-ce que tu aimerais en parler ? »

Et voilà. Un voile tombe sur le visage d’Aelle. Elle se redresse, droite comme la justice, le visage fermé, les yeux baissés, comme si tout à coup elle avait mis entre lui et elle des miles et des miles. Les cartes des desserts apparaissent magiquement entre eux mais le silence qui s’est installé ne s’évapore pas pour autant. Zile va ouvrir la bouche pour lui dire qu’elle n’est pas obligée de répondre et il va enchaîner sur un autre sujet, mais Aelle est plus rapide que lui.

« Je le suis pas, » ment-elle effrontément en attrapant la carte.

Zile récupère la sienne également. Il offre un sourire à sa fille qui ne le voit de toute manière pas.

« Pas de souci, ma puce. »

Merde.
Aelle lève brièvement les yeux vers lui avant de les baisser sur la carte. Le surnom lui a échappé, comme souvent. Il hésite à s’excuser mais ne le fait finalement pas. Tant qu’elle ne lui dit pas directement qu’elle n’aime pas qu’il l’appelle comme cela, il peut continuer, non ? Même si la Aelle de dix-huit ans bientôt dix-neuf qui est devant lui, avec son visage de marbre et sa tête d’adulte ne ressemble plus beaucoup à sa puce, son ange, sa petite fille, son Ely qui venait vers lui en courant pour se jeter dans ses bras quand elle avait sept ans.

Zile observe la carte des desserts, remarque en premier ceux que prenaient toujours Aelle quand ils venaient ici en famille et se persuade qu’elle ne choisira aucun d’eux aujourd’hui.

« Je vais ramener un pudding pour ta mère, commente-t-il d’une voix guillerette, bien déterminé à ce que ce repas se termine bien — cela dit, peut-être n’aurait-il pas dû évoquer Arya mais puisque qu’Aelle ne réagit pas, il poursuit : et sûrement un banoffee pour Natanaël. Tu as une idée pour Aodren ?
Mh…, réfléchit Aelle en parcourant la carte des yeux. À Poudlard il se jetait toujours sur le crumble quand il y en avait.
Oh, c’est une bonne idée ! Je vais prendre ça. »

Zile observe sa fille par-dessus sa carte. Aucun sourire sur ses lèvres, aucune étoile dans ses yeux. Elle observe le menu comme s’il s’agissait de n’importe quel livre, avec un sérieux désarmant. Pas autant désarmant, cependant, que ce qu’elle dit quand elle rouvre la bouche et qui fige le sang de son père dans ses veines :

« Kristen préfèrerait certainement un riz au lait, non ? Elle en mangeait souvent à la maison, avant. »

C’est comme un coup de tonnerre silencieux à l'intérieur de son corps. Ce prénom résonne dans la tête de Zile, son cœur manque un sursaut si grand qu’il ne peut rien dire et ne rien faire d’autre qu’observer Aelle avec de grands yeux surpris. Kristen ? Quelle Kristen ? Zile n’en connaît qu’une seule mais ça m’étonnerait qu’Aelle parle d’elle, non ? Pourquoi lui parlerait-elle de son ancienne directrice ?

Aelle remarque son silence. Elle s’arrache enfin du menu pour le regarder d’un drôle d’air.

« Papa ? Alors, le riz au lait ?
Euh, oui. Je.. »

Évoquer l’incident, ne pas le faire ? Impossible de faire semblant alors qu’elle le regarde de cette façon-là.

« Tu voulais dire maman, non ?
C’est ce que j’ai dit, » dit-elle en levant les sourcils comme si elle le trouvait particulièrement idiot.

Le cœur de Zile se serre. Pourquoi a-t-elle l’air aussi perdue ?

« Non, tu as dit… » Elle penche la tête sur le côté et pendant une fraction de seconde le masque de marbre qu’elle portait se fissure — que peut-il bien se passer derrière son regard sombre qui se froisse ? « Kristen. » Une émotion passe sur son visage mais Zile est incapable de la comprendre. Elle lui fait mal au cœur. Ce n’est pas une émotion qui transpire le bonheur. « Tu as dit Kristen, répète-t-il, mais tu as dû te tromper, ce n’est rien.
Kristen ? enchaîne-t-elle malgré tout d’une petite voix.
Je… C’est une… Amie à toi ? »

Peut-être une personne qu’elle a rencontrée à l’école et dont elle aurait oublié de lui parler ? Oui, c’est sûrement ça, n’est-ce pas ?

« Je ne connais pas… »

Aelle secoue la tête et esquisse un drôle de sourire qu’elle cache rapidement derrière sa main. Elle prend une grande inspiration. Zile sent son poul frapper contre ses tempes. Il sent qu’il se passe quelque chose, quelque chose d’inquiétant qu’il n’arrive pas à comprendre et qui lui donne tellement de soucis qu’il en a mal au ventre. Il déteste voir sa petite fille comme ça. Il a envie de la forcer à lui parler mais cette pulsion lui passe bien vite ; il n’a jamais été du genre à forcer qui que ce soit à s’exprimer.

« Je ne connais pas de Kristen, » termine Aelle d’une voix hésitante, comme si elle n’était pas bien sûre de ce qu’elle avançait.

Zile la considère pendant quelques secondes, persuadé qu’elle ment. Il en est certain quand il la voit baisser les yeux, froncer les sourcils et se mordiller les lèvres comme elle le faisait quand elle était plus jeune. Un de ses bras entoure son ventre. Dans cette position, ses joues creuses et les cernes qui lui dévorent les yeux sautent au visage de son père. Elle paraît plus fragile que jamais. Fragile. C’est le terme qu’il utilisait pour penser à elle pendant sa troisième ou quatrième année, quand ses retours à la maison étaient synonymes de joie, tant pour elle que pour eux, et qu’elle laissait entrevoir sans en avoir conscience sa difficulté à repartir à l’école et donc à s’éloigner de sa famille quand les vacances prenaient fin. Elle le regardait alors avec cet air-là, des yeux profonds, comme si elle essayait de lui faire passer un message. C’est dans ces moments qu’il lui disait : « Tout ira bien, ma puce, tu peux m’écrire quand tu veux, d’accord ? » Et parfois, elle s’ouvrait un peu. Elle le laissait poser une main sur sa joue, elle le laissait la réconforter.

Mais la Aelle devant lui ne fait pas cela. Elle dépose sa carte devant elle en bousculant son verre duquel se déversent quelques gouttes rougeâtres qui salissent la nappe. Elle se lève en faisant crisser les pieds de la chaise sur le sol sous le regard angoissé de son père. Elle dit :

« Je vais aux toilettes, je reviens. »

Et elle s’éloigne de lui, le bas de sa robe de sorcière violette lui frappant les cuisses, sa natte rebondissant sur ses omoplates. Elle disparaît derrière mur. Zile repose la main sur la table, celle avec laquelle il a voulu la retenir sans y parvenir. Il respire profondément, sans que cela ne l’aide pourtant à apaiser l’angoisse qui sourde dans son cœur. Parfois, il ne sait plus quoi faire. Souvent, il ne sait plus quoi faire. Il est complètement démuni face à Aelle et ses silences, Aelle et son incapacité à se confier, Aelle et ses mille secrets. Il n’a pas la moindre idée de ce qui vient de se passer et le prénom “Kristen” tourne en boucle dans sa tête, sans qu’il ne puisse rien faire pour l’en déloger.

Dans un soupir, l’homme se concentre de nouveau sur son menu mais le cœur n’y est plus. Il n’a rien d’autre à faire d'autre qu’attendre qu’elle revienne et voir si elle veut parler de tout cela ou non. Mais il sait déjà qu’elle n’acceptera pas d’en discuter.

30 nov. 2023, 17:16
Cabalistiquement catastrophique  Solo 
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Je referme la porte des toilettes derrière moi et m’y adosse, le cœur battant à toute allure contre ma cage thoracique. Je le sens même dans mes tempes et dans ce mal de tête qui pointe le bout de son nez. Le prénom tourne dans ma tête. Kristen. J’ai l’impression de devenir folle, complètement dingue. Je ne connais pas de Kristen, j’en suis persuadée, je le sais. Merlin, je le saurais si j’en connaissais une, n’est-ce pas ?! Comment pourrais-je l’ignorer ? Mais ce prénom est sorti de ma bouche, je m’en souviens désormais, ce prénom qui m’inspire de drôle de choses. Je le murmure du bout des lèvres.

« Kristen. »

J’ai l’impression qu’il est associé à un bonheur très grand et un malheur tout aussi intense. Je ne sais pas s’il me donne envie de sourire ou de pleurer. Je ne sais pas grand chose. Je ne sais pas pourquoi mon cerveau fait une fixette sur cet été, par exemple, pourquoi j’essaie en vain de me souvenir de ce que j’ai fait durant le mois de juillet. Je n’arrive pas à m’en souvenir, mais ce n’est pas important, non ? J’ai des flashs qui arrivent pourtant de manière irrégulière. Déjà tout à l’heure durant la conversation avec papa. Des flashs incompréhensibles. Une pensine qui repose sur mes genoux, des paysages que je ne connais pas, des discussions avec des inconnus à propos… À propos de… Je me souviens de ce moment dans le salon à la maison, c’était il y a des années. Mes frères étaient là et Aodren se moquait de moi à propos d’une carte de Chocogrenouille. Une carte que je me souviens pertinemment bien avoir glissé honteusement dans ma poche quand personne ne regardait. Pourquoi ? Qui était sur cette carte ? Pourquoi je me rappelle de cela maintenant ?

C’est comme lorsqu’une mauvaise chanson nous reste en tête. Elle est là, en arrière-plan, on a beau vouloir s’en débarrasser on n’y parvient pas. On la chantonne dans notre esprit encore et encore, on l’entend, on y pense. Pour ces souvenirs, c’est la même chose. Ils apparaissent comme si une force plus grande que moi me les imposait. Je ne peux pas éviter de les voir défiler dans mon esprit, de me souvenir d’odeurs dont je ne sais plus rien, de voir des yeux bleus qui ne m’évoquent pas grand chose, d’avoir le cœur envahi d’émotions qui sont incompréhensibles. De la tristesse, de la colère. Une rage folle qui ne parvient même pas à s’exprimer, tout simplement parce que je ne la comprends pas. Il n’y a rien qui puisse expliquer cette colère, rien ! Je suis heureuse dans ma vie, je suis étudiante dans une université qui m’apporte tout ce que j’espérais, j’aime les cours auxquels j'assiste, j’aime les projets sur lesquels je travaille, j’aime la nouvelle liberté qui est la mienne. J’aime pouvoir aller sur le Chemin dès que je le désire, voir qui je veux, sortir dormir chez mon frère ou au contraire passer des semaines sans le voir. Il n’y a aucune catastrophe dans ma vie, aucune. Bon, je sais que mes liens avec ma famille sont un peu délités, même si je ne sais pas trop pourquoi, mais cela ne me dérange pas, je suis bien toute seule. Puis il y a Gabryel. Il y a les quelques échanges de courriers que j’ai avec les élèves de Poudlard qui arrivent parfois à me faire plaisir. Il n’y a pas grand chose de négatif dans ma vie alors pourquoi cette colère ?

Je suis épuisée. Je le ressens de plein fouet lorsque je m’autorise à y penser. Je suis épuisée. La nuit a été remplie de cauchemars. La journée ne m’a offert qu’une série de souvenirs persistants que je ne comprends pas, comme s’ils ne m’appartenaient pas. Je suis épuisée. J’ai envie de me rouler en boule quelque part et de tout oublier, tout oublier et ne plus jamais rien ressentir de tout ce que je ressens en ce moment.

Je reste un moment ainsi, prostrée contre la porte des toilettes, la tête plongée entre les mains, la respiration sifflante et les yeux complètement secs. La douleur ne veut pas sortir, elle est coincée à l’intérieur de mon corps, elle prend la forme d’un bureau rond, d’une femme au visage couvert d’ombres, d’un tableau obscur et de l’endroit où j’étais supposée la retrouver. Je ne sais même pas qui est ce la.

Le moment ne dure pas. Je me redresse assez rapidement en frottant fortement la peau de mon visage pour m’arracher à mes tourments. L’envie de me rouler en boule quelque part disparaît totalement au profit de quelque chose qui me correspond bien mieux : j’ai envie de travailler, d’étudier jusqu’à n’en plus pouvoir, étouffer les souvenirs sous la connaissance, m’oublier dans le savoir, épuiser ma fatigue en me gorgeant de travail. Oui, j’en ai besoin soudainement, un besoin ardent. Mais je suis au restaurant, papa m’attend à table, papa qui m’a demandé qui était cette Kristen dont je ne sais rien.
Reprends-toi, Aelle.
Reprends-toi !

Je sors de la cabine sans être passé par la case cuvette. Je me lave les mains en prenant soin de ne pas m’observer dans le miroir qui, lui, ne se gêne pas pour m’adresser la parole :

« Vous êtes la plus jolie cliente que j’ai vue ce soir ! Vous ne voulez pas me faire un sourire ? Il sera aussi beau que vos yeux. Souriez-moi ! Sour… »

Sa voix s’étouffe quand je quitte les toilettes pour rejoindre la salle de restaurant. Je passe à côté de tables qui accueillent des couples souriants, des familles joyeuses, des gens heureux d’être là et de se goinfrer de tout ce qu’ils peuvent. Et là-bas en bout de pièce, installé à l’une des tables accolées à l’immense vitre qui donne sur les toits de Londres, je vois papa, la tête penchée sur le menu des desserts. Papa et ses cheveux qui commencent à se parsemer de blanc et de gris, papa et son regard tendre, papa qui est content d’être là mais qui ne se doute pas que j’ai envie de partir au plus vite.

Je me glisse discrètement sur ma chaise. Il lève les yeux pour m’accueillir et me fait un sourire. Je lui suis reconnaissant de ne pas me demander si je vais bien ou pire si je vais mieux.

« Je vais prendre la pavlova, m’indique-t-il comme si c’était la seule chose qui m’intéressait. Tu as vu, ils font de la mousse à la framboise. Tu aimes toujours ça ?
Ah, marmonné-je en jetant un regard inintéressé à mon menu. Oui, j’aime toujours ça. Je vais en prendre. »

Comme s’il n’attendait que ce moment,l'elfe de maison réapparaît à côté de la table pour prendre notre commande. Le service au Cabalistique festin des mages a toujours été d’excellente qualité. Nos desserts vont bientôt arriver puis après ça, le thé, et enfin je pourrais rentrer chez moi. Papa me proposera peut-être de dormir à la maison. Je répondrai que je n’ai pas le temps. Je pense à mes études en jouant avec ma cuillère, à ces recherches dans lesquelles je vais me plonger en retrouvant ma chambre. J’espère que Rockfield ne rentrera pas, ce soir. Je n’ai pas la force d'être confronté à elle.

Papa trouve un nouveau sujet de conversation sans la moindre difficulté. Il enchaine sur un livre qu’il a lu, me le conseille et me dit : « Tu pourras venir le chercher à la librairie, si tu veux ? ». Je réponds vaguement. Oui, oui, je viendrai et le temps que nos desserts arrivent il parvient de nouveau à tourner la conversation vers ma vie à l’Académie. Il me demande enfin si la qualité de mon matelas me convient, ce qui m’arrache un sourire :

« C’est vraiment la seule chose qui t’intéresse, répliqué-je en plantant ma cuillère dans la mousse à la framboise, si mon matelas est de bonne qualité ?
J’ai envie de savoir si ma fille dort bien ! se défend-il sur un ton léger qu’il maîtrise si bien qu’il ne parait même pas forcé. C’est mon droit ! »

Ta fille fait des cauchemars toutes les nuits. Parfois, elle se réveille en hurlant et se prend dans la tête l’oreiller de sa colocataire qui ne supporte plus ses “crises nocturnes”. Ta fille n’a pas eu plus d’une nuit complète depuis le mois d’août parce qu’elle se lance tous les jours ou tous les deux jours un sortilège de magie noire qui coupe ses souvenirs mais qui lui fait subir des visions cauchemardesques dans son sommeil et des terreurs nocturnes qui la paralysent totalement.

« Mon matelas est excellent, réponds-je en soupirant, et ma couette très épaisse, ce qui fait que j’ai jamais froid la nuit. Content ?
Et ta salle de bains, comment est-elle ? me demande papa sur un ton badin, mais je comprends bien que la réponse lui importe réellement. L’eau est-elle chaude ?
Très. Elle est dans la chambre, tu sais. Je la partage seulement avec Rockfield. »

Je préfère encore répondre que tomber dans un silence qui laissera la place aux souvenirs qui guettent à l’orée de mon esprit de venir m’embêter. Je me souviens d’une nuit où j’ai pris une douche brûlante à Poudlard qui pourtant ne m’a pas réchauffée pour un sou. C’était juste après… Juste après un moment important dont je n’arrive pas à me souvenir. J’avais mal partout et je ne faisais que ressasser un « ne me fais jamais revivre ça » dont j’ai aujourd’hui oublié la provenance. Alors je préfère parler de ma colocataire que de laisser ce souvenir prendre davantage de place.

« D’ailleurs elle laisse tout le temps sa serviette sur le sol, râlé-je en regardant papa enfourner une grosse cuillère de son dessert gourmand. On dirait qu’elle le fait exprès ! Je sais pas, ça demande quoi, deux secondes d’accrocher sa serviette à la patère ou de le faire à l’aide d’un sortilège. Mais non, elle ne le fait pas. »

Papa se permet un ricanement.

« On dirait ton frère. Tu te souviens qu’Aodren faisait ça tout le temps, aussi ?
Mais oui ! m’exclamé-je en me forçant à apprécier le moment. Je détestais passer après lui.
Il le fait encore, précise papa. À chaque fois que Natanaël va se doucher après lui, il récupère sa serviette et va lui jeter dans sa chambre en criant qu’il en a assez. Mais Aodren prend ça à la rigolade, tu le connais. »

Oui, je le connais. Je camoufle mon sourire derrière une nouvelle bouchée de mon dessert. Cela semble rassurer papa de me voir sourire, comme si ça le libérait d’un poids. Moi, au contraire, ça me fait mal à un endroit du coeur que je ne pensais pas exister, car dans ma tête ce ne sont pas des sourires que j’ai.

« Et ta colocataire, tu lui as dit pour sa serviette ?
Plusieurs fois, ouais. Je lui ai dit que j’allais la lui cramer si elle la ramassait pas.
Tu en serais capable ! s’horrifie papa en ouvrant de grands yeux amusés.
Évidemment que j’en suis capable et la prochaine fois, je le ferai. Là, elle comprendra peut-être.
Ça ne risque pas d’arranger tes rapports avec elle.
Y’a pas grand chose qui pourrait les arranger. »

Comme il faut bien occuper le temps qu’il nous reste jusqu’à la fin du repas et que papa n’a pas encore terminé son dessert, j’enchaîne avec l’histoire de la Lanterne du Pitiponk pour faire la discussion, pour ne pas laisser entrer dans ma tête ce souvenir d’une escapade nocturne qui m’a emmené jusqu’au bureau directorial, une fois — qu’est-ce que j’ai bien pu aller faire là-bas ? Ce n’est pas comme si j’avais des rapports particuliers avec Montmort. Je raconte à papa comment j’ai été traîné jusqu’à la Scierie, je lui parle même de ma discussions avec Alison Adler. Puisque tout est simple avec cet homme, il enchaîne directement sur ses propres souvenirs d’université, quand il est arrivé en Angleterre. Cela lui laisse le temps de terminer son dessert et même de commander pour nous deux tasses de ce thé excellent qu’ils font ici.

30 nov. 2023, 18:47
Cabalistiquement catastrophique  Solo 
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Il a du mal à l’imaginer en plein coeur d’une fête étudiante mais Zile sait déjà que ce souvenir dont il invente les images dans son esprit ne le quittera pas, parce qu’il aime l’idée que parfois même Aelle fait les choses comme les personnes de son âge. Cela a quelque chose de rassurant de l’imaginer participer à des soirées, sortir avec des gens même si ce n’est pas ce qu’elle voulait.

La main entourée autour de sa tasse brûlante, Zile observe sa fille dont le côté du visage est illuminé par les lumières de l’extérieur qui se reflètent sur sa peau claire. Il l’écoute lui décrire l’Académie d’Enchantements, de Sortilèges et de Métamorphose en réponse à la description qu'il a faite de l'université qu'il a lui-même fréquenté dans sa jeunesse. Parfois, elle interrompt son récit pour boire une gorgée de son thé qui sera sûrement le seul plat qu’elle terminera entièrement ce soir.

Zile n’est cependant pas dupe. Il sait bien à quel jeu elle joue, parce qu’il l’a connaît même s’il peine à la comprendre et à l’atteindre depuis quelques années. Il sait très bien qu’elle occupe la conversation. Elle parle avec beaucoup plus de liberté qu’au début du repas. Pourquoi ? Parce qu’elle a peur qu’il la questionne sur des sujets gênants ? Elle le connaît mieux que ça, non ? Il n’a plus l’intention de lui demander de s’ouvrir à lui, il sait très bien que cela ne fonctionnera pas. Il préfère la laisser parler et rebondir tout ce qu’il dit, feindre qu’elle ne se force pas. Il en profite pour glaner des informations qui sont importantes pour le père qu’il est. Il apprend que l’endroit dans lequel elle vit est truffé de fontaines et de jolis parterres de fleurs, qu’elle va souvent dans la forêt pour réviser ses sortilèges parce que l’endroit est lui plait et qu’elle peut agir normalement et sans discrétion avec Zikomo et Nyakane. Elle lui décrit le réfectoire, le grand hall avec son dôme majestueux.

Glaner tout ce qu’il peut, c’est la seule chose qui lui reste, désormais. Il se donne parfois l’impression d’être pitoyable. Pitoyable de se réjouir de ces maigres informations, de les sceller tout à l’intérieur de son coeur dans l’espoir de ne jamais les oublier. Il se contente de miettes car il n’a rien d’autre. Au final, peu importe si c’est pitoyable. Il a besoin de ces choses, il en a besoin car celui lui donne l’impression de se rapprocher de sa fille et que ça lui fait du bien d’être là, avec elle, de la regarder, d’apprendre son visage par coeur. Quand elle sourit, ce qui est très rare, son nez se plisse comme celui de sa mère et ses dents brillent sous la lumière du plafond. Et quand elle hésite et réfléchit à la meilleure façon de formuler sa phrase, elle prend tout le temps dont elle a besoin, même si cela doit imposer un silence, elle joue avec la anse de sa tasse en fronçant doucement les sourcils. Puis son regard s’éclaire quand elle a trouvé, elle lève de nouveau les yeux vers lui et continue sa phrase comme si elle ne l’avait jamais arrêté alors que lui a déjà oublié ce qu’elle disait, trop obnubilé par ses traits qu’il connaît par coeur, qui lui rappellent sa femme et ses fils, qui lui rappellent qu’il a une famille bien à lui et qu’il l’aime plus que tout au monde.

Elle est bien loin la vieille maison de ce pays lointain, celle qui contenait les cris de la famille Sawner. Il y a passé de bons moments, c’est vrai, mais ils ont été gâchés par la révélation de son statut de sorcier. Après, ne restaient que les disputes, son aigri de père qui jamais ne quittait son fauteuil, sa mécontente de mère qui fumait à s’en calciner les poumons, et Vika, Vika qui quittait la maison dès qu’elle pouvait et qui revenait complètement saoule. Il l’aidait à se coucher sans réveiller les parents et quand elle lui disait le lendemain : « Plus jamais », il acceptait ce mensonge avec l’espoir que jamais elle ne recommencerait. Mais évidemment, elle a continué, même quand lui-même est parti très loin d’elle, de ses parents, et de cette petite maison étriquée, la dernière au bout de la rue, celle dont les chasses-neige ne venaient jamais déneiger la route quand l’hiver arrivait.

Ce sont les souvenirs de son enfance qui forcent Zile à poser à Aelle, lorsque l’elfe de maison a débarrassé leurs tasses de thé et proposé de ramener l'addition, cette question dont il connaît déjà la réponse :

« Tu veux venir dormir à la maison ? On pourra boire une dernière tasse de thé, peut-être qu’Aodren sera rentré : je ne sais absolument pas où il était ce soir. »

Il a envie de se souvenir de la jeunesse de ses enfants plutôt que de la sienne. Quand ils étaient tous les sept à la maison, que les cris de ses fils résonnaient partout dans la maison et qu’il les regardait se chamailler en souriant. Il a envie de se souvenir des soirs d’hiver au pied du sapin, avec la bonne odeur de la cheminée, à écouter les histoires que leur racontait Arya quand elle était dans ses bons jours. Il a bien envie qu’Aelle dorme à la maison ce soir, il pourra lui préparer le petit déjeuner demain en faisant comme s’il faisait ça tous les matins pour les autres, et il discutera un peu avec elle avant qu’elle ne les quitte pour retourner en cours.

Aelle fronce son joli nez et esquisse un sourire qui ne se reflète pas dans ses yeux.

« Non, c’est bon. J’ai à faire ce soir.
Tu vas travailler ? demande son père en camouflant sa déception sous une bonne couche de douceur - c’est son devoir d’accepter que sa fille soit indépendante, n’est-ce pas ?
Ouais, j’ai encore plein de choses à faire pour demain. »

Zile devine sans mal que même si elle n’avait rien à faire pour demain, elle ne serait pas venue dormir à la maison. Parce que ce n’est pas Aelle, ça. Ce n’est pas Aelle d’avoir envie de passer une fin de soirée avec son papa et sa maman, et deux de ses frères.

Ils se lèvent en même temps, rangent leur chaise sous la table. Zile attrape l’addition, y jette un coup d’oeil et dépose dans le petit bocal prévu à cet effet le nombre de Galions nécessaires pour payer leur repas dans ce restaurant cher mais excellent. Aelle l’attend à quelques pas de là mais déjà son regard se fait lointain, préoccupé, comme si elle avait déjà transplané à des miles de lui.

Elle est silencieuse lorsqu’ils regagnent l’entrée mais Zile continue de parler. Il complimente les plats qu’ils ont mangé, émet l’hypothèse de faire un repas ici tous les sept, peut-être à l’occasion des congés de Noël. Il n’a pas envie que ce moment se termine. Il éprouve une peur viscérale à l’idée qu’elle s’éloigne de lui et que passent encore deux mois avant qu’il ne puisse la revoir. Il n’a jamais ressenti ça avec ses fils, même s’il a souffert à chaque fois que l’un d’eux s’éloignait parce qu’il rejoignait enfin le monde adulte. Zile est heureux de voir grandir ses enfants et il les encouragera toujours à s’épanouir, même si c’est loin de lui.

Mais Aelle… Aelle ne donne pas de nouvelle, elle ne répond pas à ses invitations, n’écrit que rarement des hiboux en réponse aux siens. Ses fils ont toujours gardé le contact, même Narym quand il est dans ses périodes où il préfère être seul : il écrit des hiboux et jamais un mois ne passe sans qu’il lui fasse un coucou à la librairie ou qu’il vienne prendre le thé à la maison. Avec Natanaël c’est simple : il n’a presque jamais quitté la maison, après tout, Zile a le plaisir de le voir tous les soirs et tous les matins. Zakary, lui, est parti depuis longtemps mais il est toujours revenu, allant même jusqu’à ramener ses amis avec lui histoire de ne laisser personne de côté. Quant à Aodren, Aodren aime autant que lui les repas du dimanche et les moments en famille, Zile ne se fait aucun souci de ce côté-là. Mais pour Aelle il a l’impression que s’il laissait les choses se faire, ils pourraient bien passer une année entière sans se voir que cela ne la dérangerait pas. Elle n’en souffrirait pas. Alors que lui, lui…

« Papa, tu fais quoi ? »

Aelle le regarde, déjà drapée dans sa longue cape noire, un bonnet enfoncé sur le crane, le nez caché derrière une épaisse écharpe qu’il reconnait pour l’avoir maintes fois rangée dans son armoire. Dans la précipitation il s’excuse en riant et récupère ses affaires que lui tend un elfe de maison. Il le remercie chaleureusement pour le service et enfile ses vêtements avant de sortir à la suite d’Aelle dans la ruelle glaciale de Londres.

Quand la porte se referme derrière eux ne restent que les bruits de la ville ; le grondement des moteurs des voitures, le murmure des passants, la musique qui s’échappe des pubs. Aelle l’attend. Sa silhouette se détache difficilement du mur en briques plongé dans l’obscurité derrière elle. Elle a les mains plongées dans les poches et le regard froid. Il doit la saluer à présent, lui souhaiter bon courage pour la suite et ne surtout pas montrer qu’elle lui manque déjà. Il n’arrive pas à oublier la fois où elle lui a dit, avant de quitter la maison en claquant la porte derrière elle : « Je te supporte plus ». C’est bête, mais jamais il ne pourra oublier. Il s’en souvient brutalement à chaque fois qu’elle est distante avec lui.

Il s’éloigne d’un pas de la porte et s'éloigne avec Aelle plus loin dans la ruelle pour transplaner. Une colonne de fumée s’échappe de sa bouche et de celle de sa fille qu’il observe du coin de l’oeil.

« Rentre bien Aelle, lui dit-il lorsqu’ils s’arrêtent enfin, l’un en face de l’autre. Merci d’être venue, j’ai beaucoup apprécié ce moment avec toi. Ça me fait toujours très plaisir de te voir.
C’était bien, papa, répond-elle du bout des lèvres sans le regarder en face. Toi aussi rentre bien. »

Elle glisse la main dans sa manche droite et en ressort sa baguette magique. Elle lève les yeux vers lui et il sait qu’elle va transplaner comme la grande fille qu’elle est. Il a envie de la serrer dans ses bras mais se retient. Il se contente d’un sourire.

« Prends soin de toi, Aelle. »

Elle ne répond pas, évidemment. Elle ferme les yeux et disparaît dans un craquement sévère. Sa disparition jette une ombre sur le coeur de Zile qui se redresse dans la nuit, bien décidé à ne pas se laisser envahir par ses vieilles craintes immatures. Il la reverra, après tout, ce n’est pas comme si elle partait pour toujours. Et puis, cette soirée s’est plutôt bien passée ! Il ne peut pas se plaindre alors qu’il vient de passer quelques heures avec sa fille. Il attrape à son tour sa baguette magique et transplane en direction du Worcestershire.

Quand il rouvre les yeux, sa maison se dessine devant lui. Vision familière qui a toujours réchauffé son coeur. Il avance dans le champ boueux avant de s’immobiliser brusquement en arrivant dans la cour. Il devait passer le bonjour de Natanaël à Aelle ! Et inventer celui de sa mère… Que va-t-elle penser ? Qu’il est le seul à penser à elle ? Oh, Merlin, pourquoi a-t-il oublé ? Il jure entre ses lèvres, profitant de la solitude de la nuit pour exprimer le désespoir qui lui grignotte le coeur. Il lui faut une bonne minute pour se reprendre et rejoindre la maison. Ce n’est pas si grave, il précisera dans son prochain courrier à sa fille que toute sa famille pense à elle.

Dans l’entrée, il se débarrasse de sa cape et de ses gants. Derrière la porte menant au salon, il entend le bruit des discussions de sa famille. Il croit reconnaître la voix d’Aodren. Il y a de la vie, ici, et la bonne odeur du chocolat chaud et du feu de cheminée. Il sourit pour lui, heureux de cette ambiance qu’il chérit plus que tout. Dans le salon, il trouve effectivement deux de ses fils et sa femme installés en bonne compagnie de leur tasse fumante. Une quatrième n’attend que lui.

« Salut p’pa ! s’exclame Aodren en s’éjectant du canapé pour venir lui planter un bisou sur la joue.
Bonsoir, mon fils. Alors, tu étais bien occupé ? le gourmande-t-il gentiment.
Il était avec Jenna, se moque Natanaël en riant sous le regard noir que lui jette son frère.
Jenna, hein ? Je ne la connais pas, celle-là. »

Aodren lève les yeux au ciel sans répondre et Zile n’insiste pas. Il sait s’amuser aux dépends de ses enfants mais jamais il n’insiste pour avoir des réponses qui ne le concernent pas. Après tout, il sait très bien que si cette Jenna compte pour son fils, celui-ci viendra lui en parler naturellement un de ces jours.

La famille se rassemble autour de la table basse en échangeant des paroles heureuses et légères. L’excitation des garçons fait sourire Zile qui s’assied au pied du feuteuil sur lequel est installée Arya. Cette dernière resserre les jambes de part et d’autre de ses épaules et l’entraîne dans une étreinte. Elle dépose sur le haut de sa mâchoire un tendre baiser en liant ses mains aux siennes.

« Comment ça s’est passé ? » lui chuchote-t-elle au creux de l’oreille.

Il se tord la nuque pour sceller ses lèvres aux siennes, ce que feignent ne pas voir Aodren et Natanaël, trop grands pour se plaindre que leurs parents s’embrassent devant eux.

« J’étais heureux de la voir, » se contente de répondre Zile.

Plus tard ce soir-là, quand ils auront rejoint leur lit et que les garçons seront dans leur chambre, Zile expliquera en détail ce qu’il s’est passé avec Aelle, il parlera à sa femme de ses doutes et cherchera du réconfort auprès d’elle. Mais pour le moment, ils ont une fin de soirée à passer tous ensemble. Les discussions joyeuses d’Aodren et de Natanaël rendent le l’éloignement d’Aelle un peu moins douloureux.

— Fin —