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02 févr. 2024, 19:21
 Punctus  Organon
National Museum of Ireland, Hiver 2048

En reliefs et aspérités ses mains avaient tenté d’apprendre à apprivoiser les sons, à les forger pour les immortaliser. Depuis son retour sur l’île, au lieu reposer l’ancre à Galway, Hjúki s’était déporté sur la capitale mais n’y ayant pas grandi, tâtonnait pour trouver les espaces correspondants à ses recherches. Souhaitant reprendre contact avec son héritage celtique, l’adolescent était rapidement remonté aux filid, des poètes, mages, musiciens… Une lyre celtique l’avait accompagné dans sa période vécue au fil de l’eau, puis le désir de percer les secrets de sa construction s’était imposé, avait repris le dessus. Guidé par son cousin, le jeune Anastase explorait la conception derrière divers agencements et matières de la musique mécanique. De telles boîtes avaient accompagné son enfance, et bien que des potions permissent de traiter des éléments et de pousser l’exploration des effets magiques expressifs, il souhaitait d’abord maîtriser les rouages de ce type d’objet dans leur plus simple appareil. Anaël lui avait suggéré un terrain d’observation auquel il n’aurait intuitivement songé. Entrer dans une boutique de lutherie confère une ambiance semblable à celle générée par les mages Ollivander, rencontrer qui transforme le bois et sait composer avec ses subtilités est captivant. Les parfums mêlés d’essences sylvestres, l’effleurage des nervures et contours aux profils variés offraient un panorama appréciable à ses sens ; l’idée du musée impliquait une perspective sans doute plus riche, historique, avec plusieurs familles d’innovateurs – comme un lieu où l’on pourrait observer conjointement les œuvres d’Ollivander et de Grigorovitch, néanmoins plus inerte que dans un atelier.

D’une démarche assez directe, ses pas l’avaient mené outre les sections non concernées, ralentissant légèrement aux jonctions pour ajuster son orientation. À la vue des premiers instruments, son regard affuté glissa sur des objets, un ou un, pour tenter de former une vue d’ensemble, avant de reprendre depuis une extrémité. Que les notes naissent du souffle était une évidence l’ayant spontanément conduit du côté des vents, aussi effrontée soit cette constatation à l’égard d’Athéna. Ne pouvant manipuler les pièces, le jeune adulte observait l’ensemble et s’efforçait de visualiser au mieux les mécanismes et la façon dont ils reliaient l’origine au parcours à l’émission finale du son, parfois aidé de descriptifs ou par la familiarité de certaines formes. Son esprit notait les matériaux, méditait sur la façon dont ils avaient été travaillés et combinés, tentait de se figurer les gestes ayant façonné un tuyau, une ouverture, une anche ; les outils nécessaires. Ses doigts n’ayant rien à saisir esquissaient dans le vide des silhouettes ou dessinaient virtuellement le chemin de ce souffle musical, comme pour l’imprimer via ses mouvements. Hjúki s’imaginait sans peine des mages celtes des temps anciens les employer pour y transmettre des envoûtements, concevoir des flûtes aux berceuses enchantées… oui, ce cadre était assurément inspirant, songeait-il en se décalant lentement d’un instrument au suivant.

03 févr. 2024, 18:26
 Punctus  Organon
DÉCEMBRE 2048, VACANCES HIVERNALES
[Ποσειδεῶν, Olympiade 706-4]
National Museum of Ireland
Iphis, 1ère année, 12 ans


Dans l’antre d’Euterpe, je ne peux que m’émerveiller. Le regard s’accroche aux formes inconnues, trace prudemment les courbes. Ici reposent des instruments muets, sans le moindre souffle de vent ni effleurement des doigts pour les faire chanter. Carcasses d’un autre temps, peut-être, s’ils ne semblaient pas si vivants. Attendant leur éveil. Auprès de moi, Eyphah tord ses mains, yeux immenses tentant de percer les mécanismes musicaux. Son regard virevolte entre ces beautés et Maman, dont l’observation bien plus calme déborde de révérence. Derrière moi, Ma, un sourire flottant sur les lèvres. Je les entends se murmurant à l’oreille des constatations à peine achevées, pensées partagées dès leur naissance. Le spectacle de leur interaction serait passionnant si seulement le cadre était autre. Prise au cœur des instruments, l’envoûtement est tel qu’il me faut dénicher un coin pour m’assoir, déposant ma canne contre le mur et laissant libre cours au ravissement qui s’empare de moi. Mes mains s’agitent un instant dans les airs, avant de se consacrer à une tâche pressante : extirper de ma sacoche de cuir le carnet dédié à mes dessins. Ce faisant, je ne peux m’empêcher de saisir l’Odyssée homérique au cours du geste, pressant l’ouvrage contre ma poitrine un instant avant de le déposer à mes côtés. Dans les mots des aèdes, je trouve ma propre voix. L’épopée chantée, syllabes vibrantes de l’accompagnement qui devait résonner en parallèle de leur énonciation. Mine du crayon pressée contre le papier, je laisse mon regard glisser sur les courbes instrumentales, imaginant les sons émis par ces formes. Mes songes sont erronés, je le sais ; mes maigres connaissances à propos du domaine d’Euterpe ne consistant qu’en des bribes saisies au fil d’échanges familiaux. Avoir conscience de l’impossibilité d’exactitude s’imposant dans mon appréhension de ces objets accentue le mysticisme perçu. Un respect teinté d’incompréhension. Lèvres pressées entre elles dans la concentration. J’esquisse les contours d’une chose dont l’appellation m’est étrangère, la laissant prendre vie sous mes doigts sans chercher à détailler ce qu’elle est. Eyphah trouvera mes dessins utiles, je le sais. Lorsqu’il s’extirpera des vertiges que provoque chez lui l’art musical et ses mécanismes, il souhaitera se pencher dans des analyses plus précises. Peut-être que Maman s’y intéressera également. Ce songe naissant entraine mon regard dans un nouveau périple, observation de ma famille éparpillée dans la salle. Il y a de la beauté dans ces lieux inconnus, si je parviens à me glisser jusqu’à eux, à m’immiscer dans de nouveaux espaces. L’Irlande et ses teintes inconnues. Pourtant, peu importe la terre qui accueille mon corps, mes racines tendent éternellement vers les mêmes Origines. Les formes étrangères que je découvre avidement me renvoient dans les fissures du temps, vers des saveurs familières. Le lien n’est peut-être que l’épopée déposée sur le sol, ma proximité infaillible avec l’archaïque.

D’un regard appuyé, j’attire Maman vers moi. Un instant pour saisir du regard une image persistante de l’instrument qu’elle contemplait, et elle se tient à mes côtés, sourcils interrogateurs. Les mots trépidant dans ma gorge, je m’accorde le temps de les apprivoiser avant de laisser s’échapper mon murmure.
« Dis, tu as passé si longtemps à observer la... facture... des instruments, tu pourrais en, hésitation dans le choix des syllabes, l’impossibilité apparente de mettre en mots l’idée précise, fabriquer ? » Toi qui dédies ta vie à l’intersection des domaines d’Héphaïstos et d’Athéna, pourrais-tu y plonger ta fascination pour le chant apollinien ? Que Jude ne puisse réaliser des œuvres telles que celles qui nous entourent me semble une idée impossible. Une maitrise incroyable est nécessaire, mais elle est ma figure fidèle de la création. L’artisanat est sa sorcellerie, elle ne peut se dérober à mes attentes. « Pas ceux-là, je désigne le musée d’un léger mouvement de tête, mais... une phórminx ? » Incertitude pointant dans ma voix. Mes doigts ne peuvent façonner de telles beautés. Mais le songe d’une reconstruction des sonorités antiques me hante depuis l’enfance, et avec, la certitude que les mots ne peuvent être déclamés adéquatement sans l’accompagnement approprié. De Calliope à Euterpe.
Seule réponse donnée, un léger sourire et l’assurance qu’elle réfléchira à l’idée. Ces mots ne sont en rien une promesse, et ne peuvent rassasier les espoirs fleurissant dans mon cœur, mais ils sont honnêtes. Là voilà déjà qui s’éloigne, alpaguée par la vision d’une nouvelle relique. À la dérive, je laisse les rêveries me porter, élargir mon champ de vision. De l’objet de mon croquis vers les formes se mouvant aux alentours.

premier cycle
solit[air]e

05 févr. 2024, 15:55
 Punctus  Organon
Prenant d’un pas du recul, l’adulte s’entend reprendre son souffle après avoir été comme coupé par une concentration hypnotique. Ayant appris quelques détails techniques, il parvient à supposer des registres en fonction de la longueur des tuyaux, des sonorités invoquées par les matières et les courbes. Leur forme importe également pour déterminer les niveaux d’harmoniques atteignables, entre les paires et les impaires toutes n’étaient accessibles selon la conception de l’instrument. Ces notes contenues dans les notes le fascinaient, plus encore que celles naturelles ou non des cordes, car tout se jouait dans le souffle exigeant de contrôler aussi bien l’intensité correspondant à la hauteur souhaitée que la nuance. La mécanisation de ce processus via les soufflets et les jeux apporterait une dimension plus riche aux mélodies façonnées dans des boîtes, et le jeune mage scrutait les vents où une partie de la circulation de l’air impliquait des touches ou réservoirs. Travailler les notes par d’autres paramètres que les doigtés exigerait une plus forte expertise mais l’aspect multidimensionnel du son obtenu en valait sans doute la peine. L’inertie des instruments qui pourraient si aisément vibrer même en sympathie avec quelque musique extérieure générait cette ambiance étrange de musée qui désanimait, mais Hjúki passait outre la frustration en se raccrochant à la diversité des modèles et aux agencements moins familiers offerts par ce cadre.

Percevant dans les coins de son champ de vision des ombres, sa nuque pivota légèrement de chaque côté pour lui apprendre que quelques visiteurs partageaient la salle d’exposition. Ils ne paraissent pas équipés de ces capteurs d’images moldus, mais un enfant semble dessiner. Façon artistique ou technique ? Les instruments sont à la fois de beaux ouvrages, aux finitions personnelles parfois pas tant fonctionnelles qu’esthétiques, que des constructions précises exploitant des principes acoustiques dont des reproductions respectant une échelle se révèlent nécessaires pour le côté technique. Cette petite Silhouette lui rappelle étrangement Elizabeth Merrow, l’une des châtelaines, rencontrée dans sa dernière année et qui lui a confié des impressions, expliqué comment sa sensibilité et son regard atterrissaient dans ses dessins, une forme de façonnage à laquelle Hjúki ne touchait pas, quoiqu’il ait toujours apprécié contempler ce que ses pointes traçaient. Leur danse sur le papier évoquait sans conteste les courbes que dessinaient celles des ballerines sur une scène. Tentant de décrocher des vagues opérées par l’outil d’écriture, ses Perles-de-Nótt glissent fugacement sur un livre à côté, pas assez proche pour distinguer clairement ce dont il s’agit – est-il besoin de le savoir ? – et commence à réfléchir sur la façon de composer son parcours sans gêner ni n’être gênant mais un mot l’intrigue, sonnant comme la version grecque ce qui évoque ici la lyre celtique des filid. Ne pensant pas reconnaître les
Cycles, le jeune Anastase commence à s’interroger sur les pages que renferme l’ouvrage. Technique ou artistique ? Ironiquement, cette question lui revient alors qu’il pense au passage de l’exploitation technique de la tortue dans l’Antiquité à l’habillage artistique plus tardif d’instruments dont l’arrière pouvait être élégamment orné d’écailles rappelant une carapace par un minutieux travail de marquèterie, comme un clin d’œil mythologique le poussant à diriger vers les luths.

05 févr. 2024, 21:45
 Punctus  Organon
Absorbé dans la contemplation des formes, mon esprit vogue de la phórminx à l’aulos, vers des songes anachroniques. Un détour par les hymnes, leurs recueils sous un nom unique transcendant les périodes d’écriture. Pensées dérivant entre épopées archaïques et traces d’un passé plus proche, je saisis du regard un nouvel instrument et m’attèle à reproduire ses courbes dans mon carnet. Sous les mouvements du graphite, l’étendue immaculée est chassée par des traits confiants, danse du poignet afin d’esquisser une ressemblance étrange. Les représentations d’objets ont une teinte particulière, saveur d’incertitude laissée sous la langue. Prudemment, m’avancer sur la ligne entre semi-réalisme et technique appréciable pour l’œil de mon frère, et celui de Jude. Eux chercheront l’analyse des mécanismes dont je ne sais rien, propriétés inconnues des matériaux et de leurs agencements. Je ne peux que comprendre la volonté de dissection des composants, destruction mentale de l’œuvre pour la reconstruire avec une compréhension minutieuse. Ils abordent les objets comme je peux aborder les mots. Ou le monde. Ce sont les formes toutes entières qui m’attirent ici, leur harmonie perçue malgré l’inertie des corps. Retranscrire les nuances de ma vision tout en gardant à l’esprit l’œil contemplatif de mes proches est un exercice si étrange, demandant l’affinement des mes gestes. Plongée dans cette tâche, je perçois vaguement mon esprit qui poursuit ses divagations. Du bout des lèvres, des murmures s’échappent et je ne perçois leur sens qu’en interrompant un instant la course de la mine. « —μηδὲν ὅλως σὺ λυποῦ... » Ton si bas, d’une douceur peut-être susceptible d’être captée par une oreille attentive, mais ne pouvant réellement perturber la contemplation des autres êtres partageant cet espace. Un coup d’œil pour attester de la justesse de cette pensée entraine mon regard dans un mouvement embrassant la salle. Effleurant de mon obscurité les silhouettes de ma famille, Ma à l’écart des deux passionnés. Arrêt soudain, observation confrontée à une présence que je n’avais point entrevu auparavant. Je crois apercevoir un regard furtif, que je ne peux saisir. Détournement de visage, laissant les sonorités murmurées emplir ma langue ; « πρὸς ὀλίγον ἔστι τὸ ζῆν... » Mélodie approximative, je le sais. Aucune honte ne surgit pourtant de mon absence de maitrise. Les tons sont justes, le grec antique ma langue de cœur. Si les subtilités mélodiques sont hésitantes, cela témoigne uniquement d’une absence de temps dédié à l’exploration de la musique, quelle qu’elle soit. Dans un coin de mon crâne, je note qu’il faudra un jour m’y pencher, si je souhaite pouvoir prononcer fidèlement les sonorités homériques dans leur contexte chanté et non plus restreintes à l’énonciation. Ma main s’affaire de nouveau au tracé fidèle de l’œuvre contemplée, malgré la distance établie entre l’ouvrage se déroulant sur le carnet et le théâtre de mes songes, perdus entre des temps si distincts que je ne devrais pas si aisément y exister simultanément. La houle de l’Odyssée et des fragments imaginaires de phórminx portant mes pensées, la composition issue des premiers siècles de l’ère commune accompagnant mon esquisse. Aucune n’a de lien avec les instruments de ce lieu, musée ancré dans une culture dont je ne sais rien. Pourtant, je ne me sens pas détachée de l’espace m’accueillant ; je ne fais qu’y apporter mes propres Origines, tissant des symboles qui résonnent auprès de mes sens.

« ... τὸ τέλος ὁ χρόνος ἀπαιτεῖ. » Front plissé par la concentration, je finalise un trait puis cherche du regard une nouvelle forme à esquisser. Des impressions d’instruments antiques se présentent à moi, et une sensation de vide m’aspire, l’envie puissante de les effleurer de la pulpe de mes doigts. Une expiration prudente m’échappe, et je me laisse guider le long des méandres de mon âme. Encore, retour au murmure incessant, débutant à nouveau. « Ὅσον ζῇς φαίνου... » Quelques valses hésitantes du graphite contre le papier, tentant de saisir les contours d’un nouvel instrument aperçu. Lèvres froissées par une sensation d’inachevé. La contemplation de cette forme-ci ne parvient pas à me captiver. Je dérive vers l’envie dévorante d’approcher de l’antique. Et contrairement à la réalisation de ma canne-kerykeion, je ne peux me satisfaire pour les instruments d’une représentation approximative, d’une miniature sculptée mais demeurant inanimée. Leur harmonie réside dans les notes, les vibrations faisant trembler l’air et les corps, et semblant éternellement hors de ma portée.

––––––––––––––––––––
Les mots murmurés par Iphis sont issus de l’épitaphe de Seikilos. Selon la traduction de Théodore Reinach, “Tant que tu vis, brille, / ne t'afflige absolument de rien, / la vie ne dure guère, / le temps exige son tribut.”

premier cycle
solit[air]e

06 févr. 2024, 17:04
 Punctus  Organon
D’impressionnantes fresques pouvaient se dessinaient sur un fond, un panneau, un manche. Peintes, sculptées, construites en mosaïque de matériaux. L’aspect décoratif revêtirait d’autant plus de sens sur un dispositif de musique mécanique, lié à un panel thématique de morceaux, tout en supposant le recours à des techniques manufacturées supplémentaires. En y réfléchissant, Hjúki préférait les propositions organiques, pas comme certains de ces tableaux de virginaux si sophistiqués donnant l’impression de pouvoir trôner indépendamment de leurs claviers. La perspective historique interrogeait également sur certaines matières bannies de la nomenclature plus contemporaine, dont l’ivoire ou précisément les écailles de tortues. Les archets demeuraient ornés de nacre, tantôt blanc, tantôt d’un bleu irisé au charme visuel incontestable. Certaines cordes étaient toujours de boyaux, générant un son difficilement imitable par des matières métalliques pour la musique ancienne. La noblesse de l’or ou l’argent toutefois séduisait quelques instrumentistes, que ce soit pour les cordes aiguës ou pour le corps de vents comme la flûte. Revenant aux objets présents, ses Perles-de-Nótt détaillaient le travail du bois : la façon dont il avait été creusé, découpé, courbé, traité, le nuancier des couleurs que présentaient la variété des essences et leurs vernis, leur association pour dessiner des motifs artistiques. La virtuosité débute aussi tôt qu’au temps de la facture d’un instrument, avant les notes et leurs circonvolutions sur les lignes.

Tout en s’arrêtant sur les ornements, le jeune Anastase n’omettait pas les spécificités telles que les cordes simples ou en double cœur, les touches avec ou sans incrustation de frettes, le nombre de vis d’ajustement au cordier. En se déplaçant, la danse de graphite s’imposa à nouveau dans son champ de vision, mais cette fois, des murmures d’abord flous l’accompagnaient, se transformant en une litanie de plus en plus audible par sa répétition. À la première occurrence, Hjúki ne s’orientait pas, puis au fur et à mesure une familiarité inexplicable. La musique grecque n’appartenait pas vraiment à son répertoire, aux expressions musicales dont il s’aidait pour maîtriser ses flux. Le rapport entre les lettres et les notes ne lui était néanmoins pas inconnu et l’adulte commençait à se situer. En allemand tout comme en anglais, c’étaient des lettres. Sans âme par rapport aux notes françaises, fruit d’un acrostiche en latin, associées à du sens, véritablement nommées. Toutefois, ce qui sonnait comme une désincarnation au premier abord offrait précisément l’opportunité de conférer une signification aux notes en transformant les mélodies en mots. Si ♭, la, do, si ♮ deviennent Bach en allemand ; la, si ♭, si ♮, fa lient Alban Berg à Hannah Fuchs, ce genre de jeu offrait un soupçon de vie à ce que l’adolescent avait perçu au premier abord comme de ternes composants de l’alphabet.

Parler en notes était également l’une des rares spécificités connues de la musique de la Grèce antique. Des signes alphabétiques pour orner un texte musical. Une fois le phénomène découvert, Hjúki n’avait su visualiser à quel type d’interprétation cette musique se prêterait et n’y avait plus repensé, saisissait à présent d’où lui venait l’impression de déjà-entendu. Même considérant le cadre, rencontrer ces vers était intriguant, ce qui le résolut à approcher un secteur lui permettant d’identifier… les chants homériens, ceux en lettres minuscules. Cet alphabet formait aussi les chiffres, même si ce n’était pas le système numéraire qui nommait les vingt-quatre sections. Cela faisait partie des lectures que Opa lui envoyait pour lui tenir compagnie à Poudlard, et ses lèvres soufflèrent spontanément, à soi-même :
« Sont-ce des vers d’aède… »

08 févr. 2024, 14:50
 Punctus  Organon
Dériver du tracé d’un instrument exposé vers l’esquisse d’un songe se fait naturellement, graphite glissant sur la page voisine et tentant une valse de courbes. Impression singulière naissant des mélodies résonnant dans mon esprit. Lyre en élément central, symbole issu tout droit des Hymnes nommés selon un aède aux teintes presque aussi mythiques ; il m’est aisé de composer avec les attributs d’Hermès. Les volutes suivantes éclosent sans intention prédéfinie, âme voguante sur l’Océan des Origines— Okeanos, peut-être, aux confins du monde. En errance dans des contrées lointaines moins par l’espace que par le temps. Depuis les premiers balbutiements, je me noie dans l’eau de la clepsydre qui impose son joug à l’être, insistant incessamment sur les ères entières me séparant de mes songes. Plutôt que de m’en extirper pour observer l’écoulement temporel, j’inspire malgré les réflexes pulmonaires et me laisse emporter. Carapace de tortue au sommet d’une montagne, mère veillant sur l’enfant. Nom maternel partagé. L’histoire si familière qu’il serait presque possible d’inverser le rôle d’audience pour m’associer à la création, mais je sais avoir tardé à l’apprentissage du déplacement. Déjà enfant, je connaissais les risques terrifiants contenus dans l’inconnu. À l’apprentissage de la marche est inhérent celui du voyage, déplacement enfantin approprié pour un dieu voleur-volant, et non pour la mortelle arborant les symboles de ce domaine divin en espérant un jour être dotée de ces ailes mythiques. Ici, en voyage, je suis errante. Souffle erratique ne reprenant son harmonie que dans l’océan des songes, le voyage vers l’antique et non au travers de l’espace. Ces jours-ci sont liminaux, rarement ressentis comme un réel voyage tant ils représentent un écart de côté. Voyage dans le voyage, excursion hors du dépaysement imposé dans la durée. Dans les terres irlandaises, constamment soutenue par la présence infaillible de ma famille, je conçois le bref périple comme une extension de mes rêveries et recherches. Un fragment d’une quête de vie. Rythmée par des murmures archaïques résonnant dans mes os.

D’un simple souffle, le monde m’arrache à la mélodie, syllabes mourant sur mes lèvres entrouvertes. Rupture, certes, mais rupture douce, d’une saveur inattendue. Un instant de silence s’impose, ma bouche retraçant sans bruit les sons entendus pour y retrouver leur sens. Illumination au fond des yeux, écarquillement laissant aux iris le soin d’explorer la source du murmure. Silhouette aperçue plus tôt, sur laquelle le regard s’était arrêté un instant avant de reprendre sa course. Désormais, je dévore, tente de déchiffrer mots, voix et visage. Le sens me parvenant, je balbutie,
« Oh.... » Tentative de réponse se pressant sur les lèvres, malgré la surprise marquant encore mes pensées. « Oui ? Non. » Effleurement des lèvres, doigts tentant de rattraper la musique s’enfuyant déjà vers des contrées inexplorées de l’esprit. La silhouette désigne-t-elle les murmures que je pensais à la limite de l’inaudible, ou les pages déposées à mes côtés ? Silence qui s’étend, recherche des termes perdus. Retrouver la voix après un temps de songe ne vient pas aisément, pourtant une excitation nouvelle naît dans l’écrin de mes côtes. « Un épitaphe. Seikilos. Une des plus anciennes compositions musicales retrouvées... » Mots teintés du ravissement éprouvé. Une beauté transmise par le temps. Mes yeux quittent leur découverte du corps, se déposent sur le recueil homérien au sol. Suivant le mouvement, mon index et majeur gauches effleurant la couverture. Passion atemporelle, battements de cœur au rythme des vers des aèdes. « Mais ceci ? Les aèdes, en effet. Je vogue sur leurs vers, en errance. » Que la silhouette m’ait ou non adressée ses paroles, je les ai saisis au vol et ne peux y rester indifférente. Simple utilisation du terme suffisante pour capter mon attention entière ; qu’un être reconnaisse les aèdes, ou songe à eux, m’alpague. Je sais l’Antique accessible, approximativement connu des esprits. Et pourtant il m’est si rare de croiser le chemin d’âmes s’y étant plongées. *Osé-je espérer... ?*

Assise ainsi, des tensions s’emparent de mon cou tendu vers l’inconnu. Silhouette élevée, sans que mon regard ne s’attarde pourtant sur la taille. Danse discrète, quête du visage en évitant les yeux— l’envie naissante de poursuivre les mots surprenants, de graver en moi les syllabes articulées, de déchiffrer le sens d’une diction semblant vaguement étrangère. Rencontre avec la chevelure aux teintes aussi nocturnes que mes propres boucles. Des échos de l’enfance se rappellent à moi soudain, règles durement apprises entre des voix d’adultes si brusques— la silhouette est adulte, réalisation soudaine. Mes sourcils se froncent légèrement.

« J’espère ne point avoir perturbé votre observation. »

Mots offerts avec hésitation. Prudence dans la voix, absente du regard. Ce dernier approche en douceur, dénué d’hésitation, appliqué à sa tâche. Recherche de l’Autre en miroir, exploration de la pâleur.

premier cycle
solit[air]e

08 févr. 2024, 20:46
 Punctus  Organon
La litanie s’est suspendue, l’amenant à prendre conscience que son interruption en est sans doute responsable, le silence généré a quelque chose de palpable, s’approchant tel une vague ronge la rive. Hjúki n’apprécie pas s’immiscer ou s’imposer, l’intrigante combinaison a poussé l’une de ses réflexions à franchir le barrage de ses lèvres, elle n’est pas passé inaperçue et son attention se fixe sur cet ouvrage duquel une explication avait été cherchée. La réponse séquencée en deux phases s’interprète à son sens assez logiquement. Oui, il s’agit bien de l’édition d’une épopée. Non, pour la mélodie probablement, dont le rythme n’était point en dactyles, le mètre des aèdes. Le pouce de sa main gauche saute sur les phalanges de son index une à une, avant de passer sur le majeur et de faire le tour ses doigts. C’est un schéma très identifiable, la première est longue, les suivantes plus brèves. Certains rythmes musicaux se nomment comme ceux des vers, la trochée dessine une démarche pesante : un pas marqué, un pas léger, ainsi s’annonce le cavalier de Monteverdi. L’iambe esquisse plutôt l’équilibre par trois. Les nominations élégantes en musique, si l’adolescent ne les entendait pas à travers les lettres, se percevaient dans les rythmes britanniques ayant conservé la terminologie latine quand la variante américaine les réduisait à des fractions et multiplications mathématiques, et les enchaînements se définissaient encore à la grecque.

Le jeune Anastase acquiesce en assimilant les précisions, correspondant avec ce qui avait été reconnu. Son esprit n’en demeure néanmoins pas moins songeur face au choix de faire de cette composition une compagnonne ; et c’est un mage ayant recours à nombre d’artistes et d’œuvres pour sa canaliser qui s’interrogeait. *Vraiment…*, commentaire naïf suscité quand l’enfant affirme y voguer. Se revoyant près d’une décennie plus tôt, plus petit encore que cette Silhouette juvénile, ses souvenirs tentent de raviver le réconfort que ces trames tissaient autour de la défiance que lui inspirait l’environnement d’alors. Ce n’étaient pas les histoires qui l’avaient guidé pour maîtriser l’instrument le plus complexe, celui dont aucun exemplaire ne pouvait être exposé en terrain moldu, mais elles étaient restées et l’adolescent continuait à sentir leur présence. Voguer lui parle, Hjúki ne se reconnaît pas pour autant. Hésitant, s’apprêtant à avancer que la perturbation a pu être de son fait, l’écho de la litanie, difficile à ignorer, lui revient, et sa tête se contente de pivoter horizontalement pour répondre par la négative.


« Je me suis laissé perturber… il m’arrive d’avoir recours à la musique pour m’accorder, retrouver des mélodies qui résonnent en moi. Comme jouer une note face à un panneau de cordes pour sentir seulement celles en harmonie vibrer et réagir. Voguant au rythme de divers airs, celui de Seikilos ne chante avec mes cœurs, entendre quelqu’un en qui son souffle résonnerait m’a dérouté. »

Désignant les harpes celtiques, il poursuivit maladroitement d’un ton assez bas.

« Les aèdes d’ici s’appelaient les filid, nos épopées sont les Cycles et ce type d’instrument, pas si éloigné de la lyre grecque, accompagnait leur poésie. »

12 févr. 2024, 20:21
 Punctus  Organon
« ... Avoir recours à la musique pour m’accorder, retrouver des mélodies qui résonnent en moi. »

Menton incliné dans mon observation de la silhouette, je laisse mes yeux se fermer à demi. Absorber les mots, en extraire leur sens. Ce qui est dit des mélodies est ce que je retrouve dans un univers que je juge pour l’instant plus complet, croisement entre civilisation, religion, conceptions, théâtre, hymnes et épopées. Trouver les harmonies. Certes, pour un vocabulaire si musical, se tourner vers les mélodies-mêmes est adapté. Plus sensé, sûrement, que ce qui m’alpague habituellement. Toujours, pourtant, cette incertitude face à la musique ; je ne sais si mon être est fait pour exister entre ses pans, dans son univers sonore. Au fil des paroles, j’incline la tête en assentiment, laissant mes pensées s’attarder sur les termes. Reprise du verbe ; voguer. À cela, un sourcil se hausse imperceptiblement, douce surprise s’emparant de moi. Une pointe d’incrédulité, peut-être. Pluriel de cœur retenant mon attention, songe chassé bien vite par la supposition qui suit. Visage en éclipse, disparition des quelques traits émotifs qui pouvaient s’y inscrire, tandis que je tente de rassembler les pièces du puzzle de mots qui m’ont été offertes. Cette idée, tout de même. Que Seikilos résonne en moi. Je ne peux nier, ni pourtant approuver. Une fascination face à l’antique et la beauté des notes, sans nul doute. Une résonance ? Comment savoir, à l’étape si nouvelle de la découverte ? Aucun savoir encore des sonorités avec lesquelles j’existe en harmonie. Je me perds entre les sons pour tenter d’y déceler ma voix, écho de celles des ancêtres.

Savoir que la perturbation ne m’est à première vue pas reprochée détend cependant les muscles de mes épaules, s’étant crispés à l’instant de compréhension de l’âge de cette figure. Je me laisse porter par ses propos, étonnée de voir l’inconnu désigner alors des instruments. Des harpes, je peux reconnaître cela. Mes yeux se perdent sur les lignes des cordes. Ce sont les paroles suivantes qui m’arrachent à la contemplation, l’assimilation de nouvelles connaissances me demandant un instant. Lèvres entrouvertes, j’éprouve le contour de ces syllabes offertes, sans un bruit.
*Filid*, articulé. Sonorités inhabituelles. Un instant pour découvrir le goût du terme, puis je reporte mon regard intrigué vers la silhouette.

« Les Cycles, répétition pour le simple plaisir de prononcer le mot. Joli. »

Mythes circulaires, temporels. Je prends un temps pour construire mes phrases avant de les laisser quitter mon esprit et faire vibrer l’air. Toujours, des murmures— et cela semble déjà trop. Entourée d’instruments muets, produire mes propres sonorités demeure étrange. Ma conscience n’accompagnait pas la mélodie précédente ; désormais, je suis toute entière concentrée dans mes mots.

« Bien que j’erre entre l’Angleterre et l’Écosse durant l’année, je dois admettre que mes connaissances sur l’histoire et la mythologie irlandaises, ou même britanniques en général, sont aussi développées que mes connaissances musicales. C’est-à-dire inexistantes. »

Pas de trace de honte dans cela, ni d’humour. Une simple confession factuelle. J’ai beau m’emplir de nombreux savoirs, ces domaines n’en ont jamais fait partie. *Les Cycles,* je songe de nouveau. Peut-être est-il temps de remédier à cela. De me plonger vers un autre pan de ce monde-myriade. Mon dos est pris d’un balancement léger, poids basculant minutieusement d’avant en arrière. Je me berce, laissant les songes remonter à la surface afin de cueillir soigneusement les mots suivants avant de les laisser mûrir sur mes lèvres.

« Et, ce n’est pas que le souffle de Seikilos résonne en moi, je reprends doucement. Je suis à la recherche des sonorités, elles me sont inconnues. La musique m’est... lointaine. »

Grandir dans un foyer composé de deux passionnés de musique parmi quatre habitants n’a jamais remédié à cela. J’apprécie pour un temps les beautés sonores, mais mon être est en conflit profond avec les bruits de ce monde. Il est dur de m’en approcher, même lorsque je reconnais leur caractère sublime. C’est, en réalité, moins la musique qui m’est lointaine que moi qui lui suis étrangère.

« Je connais les mots des tragiques, les vers des aèdes, et je les aime, un souffle. Inspiration. Mais je cherche encore à m’avancer vers leur authenticité sonore. »

Temps de pause, interrogation naissante entre mes côtes. J’ai noté la marque de possession précédente, ‘nos épopées’. Lien entre l’être et la culture, quelque chose que je peux reconnaître bien qu’il ne s’agisse pas du même monde. Je laisse les contours de ma pensée se préciser, puis l’achemine au-dehors.

« Qu’aimez-vous chez vos filid, dans ces Cycles ? Ou, qu’est-ce qui résonne ? »

premier cycle
solit[air]e

13 févr. 2024, 18:48
 Punctus  Organon
Caressant du regard leurs formes, ses pensées glissent naturellement, à force d’étude des mécanismes liés à cet artisanat, sur les développements techniques plus tardifs des harpes. Les filid et aèdes devaient avoir des considérations lointaines de celles de Berlioz, ce musicien français tant enthousiasmé par les facteurs de pianos d’outre-Manche Pleyel et Érard ayant inventé l’un les cordes croisées l’autre les pédales facilitant le chromatisme. Les harpes dites celtiques modernes possédaient quant à elle des taquets permettant d’ajuster les cordes une à une. Chaque détail de conception pouvait influencer les possibilités de jeu, tout comme chaque bois et chaque cœur produit à une baguette son champ d’action propre. Lorsque l’enfant précise sa méconnaissance sur les patrimoines irlandais et britanniques ou la musique, sa tête acquiesce légèrement, sans jugement. Bien que ne la maîtrisant, la musicalité de Seikilos paraît du moins bien l’attirer. Si Hjúki, ayant commencé à s’y plonger à son retour en Irlande, se sent plus personnellement lié aux légendes locales ; les récits britanniques bénéficient d’une portée rare, autant sorciers que moldus sont bercés aux noms de Merlin, Morgane et Arthur. Cette quête christique unissant les forces magiques aux armes de la chevalerie était particulièrement intrigante, évoquant un temps où même le plus puissant des mages servait un pouvoir non-magique. Toutefois, bien que partageant le monde de Merlin, sa curieuse histoire ne compte parmi celles d’où s’est développé une affinité plus marquée. L’adolescent opine, cette fois de compréhension, en entendant ‘authenticité sonore’ : pour quelle autre raison ses doigts auraient-ils gratté les cordes d’un instrument celtique dans sa période vagante ? Face au questionnement, sa main se porte à sa poitrine et son index dessine lentement une spirale grandissante avant de revenir en son cœur et de tracer cinq branches. Instinctivement, son corps plus rapide que son esprit lui rappelle un élément de la mythologie celtique portant une si belle résonance. Sa fascination pour l’eau et son chant, cette fiole de Corrib offerte à celle qui allait devenir sa Sœur-de-Cœur et lui apprendre à canaliser les airs musicaux, tout trouvait écho en ce lieu légendaire et sa signification, en Sidh et son souverain associé à l’Océan.

« Dans la contrée de Manannan Mac Llyr se trouve, bordée de neuf noisetiers, la fontaine de la connaissance, d’où cinq ruisseaux découlent, portant chacun sa mélodie, son parfum, ses reflets, sa caresse, ses saveurs ; ensemble ils créent une harmonie. En boire prolonge chacun de ses cinq sens et aide à percevoir et expérimenter pleinement pour accéder à la compréhension, à la sagesse. La qualité des filid peut résider en leur attention… sensorielle au monde. Le chant de l’eau importe également dans les Eddas des scaldes, où Odin boit de la source de Mímir au pied de l’arbre aux neuf royaumes Yggdrasil pour y découvrir notamment les runes, et peut-être même dans l’univers des aèdes. Neuf Muses résident auprès des sources du Parnasse ou de l’Hélicon, et Hérodote recquiert leur égide pour raconter des histoires. »

18 févr. 2024, 12:59
 Punctus  Organon
Avec délicatesse, une spirale est esquissée, courbe brisée pour faire naître des branches en son cœur. L’image est recueillie précieusement, gravée entre deux pans de ma mémoire. Du bout de l’index, je suis le symbole, mon corps tentant de le saisir à son tour. Contre les pages du carnet, mon doigt tentant un mimétisme maladroit. Cet instinct du corps intrigue, réponse offerte par les gestes avant que les mots ne puissent percer la surface. Je demande une résonance et elle m’est proposée de façon si fluide. Une rapidité corporelle, les membres ancrés dans le symbole. Signe d’une familiarité si ancrée. Comme lorsqu’une beauté est aperçue et que mes doigts se pressent contre mes lèvres en esquisse de baiser ou que mes paumes s’élèvent vers le ciel plus vite que mes songes ; comme lorsqu’il m’est demandé une visualisation magique et que seuls les motifs mythiques envahissent mes pensées. Tracés du bout du doigt, les contours de l’âme et du monde. Ma tête s’incline doucement, de nouveau, regard flottant sur la surface de la silhouette. Ses mots emplissent doucement mes tympans, tandis que je poursuis l’exploration visuelle. De pâleur à obscurité, les mèches effleurant la peau. Une certaine légèreté.

Je ne sais déchiffrer les surfaces des corps, mais je peux en emplir mon regard. Me laisser porter par la contemplation des sinuosités. Existant en un espace fixé entre ouïe et vue, à l’intersection des sens. L’oscillation du regard m’ancre, observation empêchant la bascule vers les tréfonds des sons. Ceux-ci bercent mais doivent être saisis au vol, se prêter à une compréhension aiguisée. L’aspect liminal de mon audition hésitante implique toujours une possibilité de perte de soi, au fond des vibrations sonores. Vient alors le vide de sens, lorsque l’entente n’est plus écoute et que je sombre vers les fragments de sons et oublie leurs signifiés. Se fixer un point d’observation flottant transfère cela, permet aux sons de conserver leur sens. Et comme il m’intrigue, ce sens.

Au cœur du discours s’élèvent le neuf et la source. Motifs tissés par la toile sonore, liens permettant la progression. Je laisse les mots couler en moi, avec leur saveur nouvelle. Boire les paroles. Impressions se fondant dans mes veines, chaque fragment une porte vers des mondes à explorer. La résonance des symboliques, de l’eau à l’arbre à la connaissance, le chiffre conservant son omniprésence. La sagesse en perception.
*Leur attention sensorielle au monde,* pensées en miroir, répétition pour mieux intégrer. Conscience profonde que je ne peux laisser ces paroles m’échapper. Cette formulation intrigue, dans sa justesse que je n’aurais pas moi-même établie. Tant de richesses effleurées par les sens, tant de voies possibles à emprunter si l’attention envers ce dont recèle le monde est accrue. Je saisis le nouveau présent qui m’est fait au sein du discours, une mention d’un titre que j’ai aperçu entre autres ouvrages quelques fois mais que je n’ai jamais tenu entre mes mains. Eddas. Les teintes nordiques ont un aspect vaguement familier, entendues durant de brèves conversations et aperçues lors de questionnements envers la matière runique enseignée au Château. Si elles croisent de nouveau mon chemin ainsi, ce monde m’ouvre peut-être sa voie. Un univers à portée de main, encore un. Il faudra organiser la découverte pour ne pas perdre mon ancrage dans le monde auquel j’appartiens, tout en me penchant vers les autres, en m’offrant à leurs richesses inconnues. Vient alors une conclusion aux saveurs douces, mention des Muses qui me vole l’ombre d’un sourire. Lèvres s’étirant brièvement à la simple mention de ces monts et de leurs divines habitantes. Je suis ramenée à la Théogonie, aux invocations figurant en premier vers des épopées, à l’omniprésence réconfortante des Arts. Que de résonances.

« C’est beau, » je souffle sans considération pour la simplicité presque enfantine de ces mots qui m’échappent. Difficile parfois de rassembler les impressions et de les présenter en cohérence. Ses paroles intriguent et soulèvent des questionnements tout en berçant une part de mon âme, et cette constatation de beauté est la plus aisée à prononcer. « Mais– pourquoi neuf ? La présence des sources, de l’eau, est une constante dont l’harmonie semble... évidente, mais ce chiffre qui revient me laisse perplexe. » En taromancie, le neuf est le point culminant, le dernier effort permettant de tout connecter, d’achever le voyage jusqu’au dix. En dehors de cela, je ne peux apercevoir de facette symbolique derrière les occurrences du chiffre. Un aspect m’échappe, peut-être.

Derrière mes lèvres se presse une nouvelle question, plus urgente dans sa demande d’emprunt de mes capacités de vocalisation. Un instant de patience pour saisir les termes pouvant au mieux retranscrire cette pensée encore hors du langage, puis je tente, d’un ton marqué par une légère hésitation.


« Quant au sensoriel, il me semble à double-tranchant, dans les blessures qu’il peut aisément infliger. Pour les filid, ou les autres poètes, qu’est-ce qui vient contrebalancer l’accès à cette sagesse, à cette attention intense ? »

premier cycle
solit[air]e