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04 avr. 2024, 12:05
Le carton  Recueil d'OS 
Mardi 12 janvier 2049
Nouvelle Sainte-Mangouste — Godric’s Hollow
1ère année à l’AESM



La lettre disait : « Passe me voir à l’hôpital, j’ai ton cadeau de Noël ». Je ne peux guère refuser de recevoir un cadeau après avoir dédaigné la soirée du Réveillon chez mes parents. Pourtant, je n’ai aucune envie de voir ma mère. N’aurait-elle pas pu donner l’objet, ou le livre plus vraisemblablement, à mon père qui me l’aurait fait passer ? Ou mieux encore : me l’envoyer ? A-t-elle oublié que les hiboux peuvent voler jusqu’au Pays de Galles ? Oui, elle l’a oublié, cela expliquerait pourquoi elle ne m’a pas envoyé la moindre lettre depuis la rentrée ; elle ne fait même plus l’effort de signer celles que papa me fait régulièrement parvenir, c’est dire. Alors quitter l’Académie pour Godric’s Hollow est une perte de temps dont je me serais bien passée. Je n’ai aucune envie de supporter son regard plein de jugement et de colère. Je connais ma mère : elle me reprochera de ne pas être venue à Noël là où papa me dirait simplement que je leur ai manqué. Pourquoi n’a-t-elle pas donné mon cadeau à papa, Merlin ?

La seule façon d’avoir la réponse est d’honorer la demande de ma mère, à mon plus grand regret. Comme si les régulières lettres que je reçois de Narym alors que je prends grand soin de ne surtout pas lui répondre n’étaient pas suffisamment prise de tête.

Lorsque je transplane dans les rues fraîches de la ville sorcière, mes entrailles sont nouées par une étrange appréhension dont je ne parviens pas à me débarrasser. La nuit tombe déjà sur la grande cité. Les pavés mouillés reflètent la lueur des lampadaires et des devantures aux illuminations brillantes. Des sorciers affairés traversent la ruelle dans laquelle je suis apparue, bien couverts pour se protéger de la vague de froid qui s’est abattue sur le pays et le visage baissé pour éviter les flocons de neige épars apportés par le vent.

Je tourne au premier embranchement. La Nouvelle Sainte-Mangouste se dévoile à moi, immense bâtiment aux fenêtres lumineuses et à l’activité foisonnante à toute heure de la nuit et du jour. À peine ai-je passé l’arcade marquant l’entrée de la cour que je croise déjà des sorciers vêtus aux couleurs de la maison. Je pénètre à reculons dans le bâtiment, perturbée par l’agitation régnant dans le lieu. Camouflé dans un repli de ma cape, sur mon épaule, Zikomo remue, curieux de découvrir l’endroit.

Je tourne et retourne dans ma tête toutes les phrases que je pourrais dire à ma mère pour pouvoir la quitter au plus vite ; j’ai déjà préparé une dizaine d’excuses, toutes étant la plus stricte vérité, allant de : « je dois rentrer travailler » à « j’ai dit à Nyakane que je le rejoignais avant l’heure du dîner » — de fait, j’ai donné rendez-vous à mon compagnon volant spécifiquement dans l’optique d’avoir une raison de m’en aller même si nous ne dînons évidemment jamais ensemble. Cela fait longtemps maintenant que je ne rends plus visite à ma mère par plaisir. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de brisé entre nous qui empêche toute communication, ce qui n’est pas un malheur en soit ! J’ai dix-neuf ans, je n’ai pas besoin de parler à ma mère !

Après le passage obligatoire par l’accueil où j’ai dû feindre, très mal, être une jeune fille impatiente de retrouver sa maman guérisseuse, je m’enfonce dans les artères de l’hôpital, direction le Service de pathologie des sortilèges. Rez-de-Chaussée, aile ouest. Je reconnais l’endroit même si je ne suis venue que très rarement. Je n’ai cependant aucune idée de l’endroit où trouver ma mère. A-t-elle un bureau ? Une pièce lui étant réservée ? Qui la connaît, ici ? Je ne sais rien de son quotidien, aussi me contenté-je d’errer dans le service, le cou dressé dans l’espoir d’apercevoir sa silhouette sévère ou celle de Gontag, son vieil ami et collègue que je connais depuis toujours.

Je ne croise ni l’un ni l’autre, mais un homme portant une robe avec l’insigne de l’hôpital plaqué dans le dos vient me trouver. Le nom d’Arya Bristyle lui inspire un hochement de tête complice auquel je réponds par un regard distant. Oui, il connaît ma mère et oui, il peut m’amener à elle. Si je veux bien lui faire le plaisir de le suivre. Je lui fais donc ce plaisir même si je n’en ressens pas la moindre once. Plus la distance entre ma mère et moi diminue, plus le malaise dans mon corps grandit.

Mon compagnon d’infortune est bavard et la moitié de ses questions n’ont pas de réponse puisque je ne daigne pas ouvrir la bouche. Mais il persiste, et sans perdre son sourire. Il me fait traverser plusieurs couloirs et s’arrête devant une porte comme s’il l’avait choisi au hasard. Le battant s’ouvre sur une pièce étroite. Mon regard se vrille instantanément sur le visage de ma mère. Face à ce profil sévère, les tables recouvertes de documents, les étagères croulant sous les grimoires et la présence de Gontag font pâle figure.

« Ah, Aelle, fait ma mère en se levant. C’est gentil d’avoir envoyé un hibou pour me prévenir que tu venais aujourd’hui. »

Voix neutre, paroles acides. Parfait, le ton est donné. Aucun sourire n’éclaire son visage et le mien est aussi agréable qu’une tempête de neige. L’homme à mes côtés se râcle la gorge, sourit vaguement et fait un pas en arrière ; peut-être connaît-il suffisamment le caractère de ma mère pour savoir que s’éterniser est une mauvaise idée.

« J’ai trouvé ta fille dans un couloir, Arya. Alors euh, voilà. Et bien, bonne soirée !
Merci, Richard. » L’homme quitte la pièce. La femme baisse les yeux sur son collègue et ami, qui s’est levé. « Gontag ? »

Cela semble suffisant pour qu’il comprenne qu’il doit, lui aussi, s’en aller. Il me sourit chaleureusement en passant près de moi en me glissant un : « Ça me fait plaisir de te voir, Aelle ! Ça fait longtemps ! Bon et bien, je… On se voit plus tard, Arya ! ». Ma mère ne daigne lui répondre et moi, je me contente d’un hochement de tête. Je m’avance dans la pièce pour qu’il puisse fermer la porte derrière moi.

Et bien nous voici désormais seules, maman. Maman qui ne dit pas un mot et dont le silence commence sérieusement à m’angoisser. Je fais quelques pas dans la pièce pour aller regarder les livres, après un « salut, m’man » qui raconte mieux que ne le fait l’absence de sourire sur mon visage mon manque d’envie d’être ici ce soir. Je l’entends tirer une chaise pour s’asseoir. Le silence se referme insidieusement sur nous. Je devrais dire quelque chose, elle aussi. Mais personne ne dit rien.

Lorsque je me retourne pour la regarder, elle me rend mon regard. Ses lèvres se pincent puis elle baisse finalement les yeux sur ses mains sagement croisées devant elle sur la table.

« Je t’ai envoyé mon hibou il y a six jours. »

Le courrier était daté, alors évidemment que je sais qu’elle me l’a envoyé il y a six jours. Mais croit-elle vraiment que je suis à sa disposition, dois-je rappliquer dès qu’elle l’exige ?

« Ouais, marmonné-je en allant m’installer en face d’elle, l’humeur assombrie par la seule présence de ma mère dans la pièce. J’avais cours et pas mal de travail.
La prochaine fois, préviens-moi de la date à laquelle tu comptes venir.
J’ai pas de hibou, maman, » articulé-je entre mes dents serrées.

Et aucune envie de dépenser mon argent pour t’envoyer une lettre inutile alors que j’allais finir par venir !

« Ce n’est pas faute d’avoir voulu t’en offrir un pour te récompenser de tes ASPIC.
On va sérieusement reparler de ça ? »

Nous nous affrontons du regard. C’est ma mère, je la connais : je remarque à la façon dont ses yeux se plissent qu’elle a envie de prendre sa voix de maman-qui-ordonne-et-qui-impose, cette même voix qui nous a toujours tétanisé moi et mes frères et qui était une vraie sentence à elle-même lorsque j’étais gamine. Sauf que je ne suis plus une gamine et qu’elle ne peut plus me priver de rien. Malgré tout, le regard froid qu’elle pose sur moi fait apparaître sur mes épaules une nuée de frissons glacés. Je me souviens d’une époque où maman ne me regardait jamais ainsi ; elle avait le regard chaud et le visage doux, toujours distante, mais elle avait un sourire qui me retournait l’estomac. Pourquoi aujourd’hui ses traits me déplaisent-ils autant ? Pourquoi sa seule respiration me fait me crisper ? J’ai envie de partir d’ici et de ne plus jamais la voir.

« Non… Non, finit-elle par dire après un long silence. On ne va pas reparler de ça. »

Elle soupire. Je m’étonne de la voir abandonner aussi vite. Je pensais qu’elle allait me faire la leçon sur mon impertinence ou me rappeler une nouvelle fois que plus je persiste dans ce comportement plus elle se montrera dure avec moi. Mais non. Maman ne compte me faire aucun discours, aujourd’hui. Elle fouille dans la poche intérieure de sa cape et n’en sort pas un paquet enveloppé dans du papier cadeau, pas non plus une boîte pouvant contenir un quelconque présent, mais sa baguette magique. Il y a une part de moi assez naïve qui s’imagine recevoir un sortilège pour me punir de mon absence à la soirée de Noël et de mon comportement distant, mais avant même que je puisse avoir un geste de recul, ma mère pointe son arme vers un autre endroit de la pièce. Elle fait léviter un carton qu’elle dépose sur la table. Un sourcil inquisiteur se lève sur mon front. Pour moi ?

« Pour toi, confirme-t-elle comme si elle avait pu entendre mes pensées.
C’est mon cadeau de Noël ? »

C’est assez douteux, un cadeau de cette taille.

« J’imagine que ça peut passer pour un cadeau de Noël, en effet. »

Cette réponse également est douteuse, alors après un énième regard méfiant lancé à ma mère, je me lève pour aller jeter un œil à l’intérieur sous son observation silencieuse et froide. Ce que j’y trouve m’étonne tant que j’en arrondis les lèvres.

« Qu’est-ce que… »

Je pioche un livre pour le regarder sous tous les angles, puis un pull en laine violet que je connais bien et… Oui, là, tout au fond, il me semble reconnaître une boîte en bois dont la seule vision me serre le cœur — c’est qu’elle contient tout un tas de choses que je n’ai pas envie de voir. Plus je fouille dans le carton, plus le poids dans mon corps se fait douloureux. Comme si j’avais avalé une brique et qu’elle pesait dans mon estomac. Je continue de farfouiller dans mes affaires, sans oser regarder ma mère mais en sentant son regard me brûler. Des livres, des boîtes, des vêtements, des vieilleries, des photos, des albums et, oui, les longues tentacules de Calmar le calmar, ma peluche d’enfance, qui se cache dans un coin du carton.

« C’est… »

Je lance un regard hésitant en direction de maman qui n’a pas bougé et qui, le menton coincé entre trois de ses doigts, me regarde avec attention.

« Ce sont mes affaires. »

Habituellement je déteste énoncer des évidences. Oui, ce sont mes affaires. Les affaires qui se trouvaient depuis toujours dans ma chambre, au Domaine Bristyle. Je ne sais pas si c’est une drôle de blague que cherche à me faire ma mère mais si c’est le cas, elle n’est vraiment pas drôle. Je sais que maman a un humour assez douteux, mais pas douteux de cette façon.

« Oui, répond-elle, bien aimable de ne pas relever mon évidence. Ce sont tes affaires. Celles qui étaient dans ta chambre.
Pourquoi tu me les apportes ? » demandé-je d’une voix blanche, une lueur grave dans le regard.

Maman décroise les jambes et recule sa chaise pour se lever. Ses talons frappent durement le carrelage. Elle se place de l’autre côté du carton et je ne peux que remarquer, de ce fait, que même si j’ai bien grandi ces dernières années, elle reste plus grande que moi. Sa façon de lever son menton, une façon assez impérieuse à vrai dire, me tord l’estomac. Quand elle prend la parole, son ton est glacial. Mais toujours moins que ses yeux qui me figent sur sur place.

« Tu ne viens plus quand on t’invite à dîner, tu ne dors plus à la maison, personne ne t’a vu en quatre mois, ou quasiment personne, si ce n’est Narym. Et encore, ajoute-t-elle d’une voix faussement amusée, désormais tu le dédaignes lui aussi. Tu as décidé que tu ne voulais plus nous voir ? Et bien voilà, je te ramène tes affaires. » Du bout des doigts, elle pousse le carton vers moi ; je la regarde faire, la gorge nouée. « Cela t’évitera des allers-retours éreintants entre ton lieu de vie et la maison dans laquelle tu as grandi. »

J’ai tellement du mal à croire que tout cela est en train d’arriver que je ne parviens pas à y accorder de l’importance. La seule chose dont je suis certaine, c’est de ce sentiment de colère que je ressens. Une colère toute enfantine, l’une de celle qui frustre car on ne sait pas comment l’exprimer. Alors j’ouvre la bouche, le visage froissé par ce sentiment injuste, pour faire des reproches à ma mère. Évidemment, elle ne me laisse pas faire. Elle lève une main impérieuse pour me faire taire.

« Dois-je te rappeler que l’une des dernières fois où tu es venue à la maison, c’était seulement pour récupérer des affaires et farfouiller dans les placards ? »

Vraiment ? Je dois faire l’effort de fouiller dans mes souvenirs pour retrouver le moment dont elle parle. Cet été. Aucun moyen de me souvenir ce que j’étais venue chercher. Je sais seulement que c’était important. C’est effectivement l’une de mes seules visites à la maison de l’été, le reste du temps j’étais trop occupée à… À faire… Mes recherches ? Peut-être. Mes souvenirs se mélangent et se brouillent. Ce n’est de toute manière pas le moment de songer à cela.

« Et bien maintenant tu n’auras plus à le faire. Cela s’apparente à un fabuleux cadeau de Noël pour toi, n’est-ce pas ? Délivrée de l’obligation de rendre visite à ta famille ! »

Je baisse un regard ahuri sur le carton avant de le relever sur elle. Je n’en reviens pas qu’elle me fasse une telle chose ! Je n’arrive pas à faire le tri dans ce que je ressens, alors je me concentre sur le plus évident et le plus facile : la colère.

« Sérieusement maman, t’as perdu tout ton temps à faire mes cartons ? Papa est au courant de ça ?! »

Papa n’aurait jamais voulu me jeter mes affaires au visage comme elle le fait, sous-entendant que je n’ai plus le droit de venir à la maison. Pas lui, il ne ferait jamais ça.

« Papa…
Vraiment, Aelle, tu me demandes ce qu’en pense ton père, comme lorsque tu avais sept ans et que tu l’évoquais pour essayer de me faire changer d’avis sur une décision que j’avais prise, persuadée qu’il aurait une autre réponse à te donner ? raille maman en croisant les bras. Cela dit, ça ne m’étonne pas. Quand tu avais sept ans, tu as aussi décidé que tu ne voulais plus nous parler. Cela a duré une semaine durant laquelle tu es allée vivre chez ton frère Narym. Narym, ton frère qui va devenir papa, tu te souviens ? Et tu ne revenais à la maison que pour piocher dans ta bibliothèque. À sept ou à dix-neuf ans, c’est la même chose : tu n’es motivée que par ton petit intérêt personnel. Moi qui pensais qu’en douze ans on ne pouvait que changer. Il semblerait que non. »

C’est une sensation étrange, deux ans après avoir fêté sa majorité, de sentir ses joues se couvrir du rouge de l’humiliation comme seuls peut nous la faire ressentir nos parents — quand ils évoquent nos frasques passées, nos erreurs, nos colères d’enfant ou qu’ils évoquent notre immaturité. Dans la bouche d’un parent, la question d’immaturité sonne toujours plus durement, plus réelle, peut-être ; en tout cas, d’une façon désagréable.

J’aurais sans doute pu répondre tout un tas de choses à cette attaque gratuite. J’aurais pu, par exemple, démontrer ma maturité en pointant les agissements enfantins de ma mère (elle a vidé ma chambre sans même m’en parler et m’a menti pour me faire venir ici !). Cependant, les mots sont bloqués dans ma gorge, entravés par l’injustice et la colère éparpillée qui a pris possession de mon corps. La seule chose que je parviens à dire est donc :

« J’y crois pas que tu me ramènes mes affaires comme ça… »

Dans un souffle, en secouant la tête, trop affligée pour réussir à réellement me défendre. Maman esquisse un sourire qui n’a rien de moqueur, de méchant ou de sarcastique, et encore moins de gentil ou de doux ; c’est un sourire amer comme j’en vois régulièrement sur son visage ces derniers temps. Elle se détourne pour faire quelques pas.

« Ramène ce carton chez toi, Aelle, me conseille-t-elle sans me regarder, puisque tu ne veux plus rien avoir à faire avec ta famille.
C’est faux !
Vraiment, Aelle ? Alors comment expliques-tu ton absence à Noël et ton perpétuel silence ? Ne te mens pas, pas à toi. Tu peux mentir à ta famille, tu le fais suffisamment souvent, mais sois au moins honnête avec toi-même. »

Je ne mens pas ! Bon, j’ai peut-être menti en affirmant haut et fort un « c’est faux ! » légèrement présomptueux, mais pour le reste, je ne mens pas. Mon honnêteté est l’une de mes fiertés. Quel intérêt de camoufler la vérité ? Je ne leur ai jamais menti, je ne leur ai seulement jamais tout dit. Voilà tout. Mais c’est ce que font tous les enfants, non ?

J’ouvre la bouche pour répliquer. Maman lève la main pour m’arrêter.

« Non. »

Un rire nerveux traverse ses lèvres. Elle mène sa main à sa bouche et je reconnais dans cette façon de faire le signe d’une tristesse que je ne comprends pas. Pourquoi serait-elle triste alors qu’elle paraît si en colère ?

« Je n’ai pas envie de t’écouter, assure-t-elle en secouant la tête et en contournant la table pour s’approcher de la porte. J’en ai assez de tes demi discours. Si tu veux me parler, fais-le pour me dire ce qui ne va pas dans ta vie et pour m’expliquer pourquoi tu fuis ta famille. Je ne veux rien entendre d’autre venant de toi. J’ai suffisamment supporté ton comportement ces dernières années. Tu es désormais adulte. »

Elle plante ses yeux dans les miens, une main sur la poignée de la porte. Son regard si familier me cloue sur place et me noue la gorge.

« Alors il serait temps que tu agisses comme une adulte, Aelle. »

Avant que je ne puisse faire quoi que ce soit, elle ouvre la porte et se faufile dans le couloir. Je ne fais rien pour la retenir, trop hébétée pour réagir. Elle me laisse seule dans cette pièce inconnue avec pour seule compagnie un carton dont je ne sais que faire. Pendant un certain moment, je ne fais rien et ne dis rien, le regard perdu quelque part sur le sol, les doigts crispés sur le carton. Je tremble d’une rage contenue, une rage qui ne sait comment s’exprimer. Ma respiration est laborieuse, trébuchante.

« Merlin…, » juré-je entre mes dents.

Zikomo sort sur la table. Ses oreilles sont plaquées sur son crâne. Il ne dit rien, mais à sa façon de pencher la tête sur le côté, je comprends qu’il est désolé pour moi — je préfère ne pas savoir ce qu’il pense de toute cette affaire, je me contenterais de son soutien silencieux.

Puis soudainement, e frappe un grand coup sur le carton pour me décharger de la tension, mais la seule chose que je parviens à faire c’est de secouer son contenu. Sont coincés en moi des pensées et des émotions bordéliques. Le regard braqué sur mes affaires, j’essaie de comprendre ce qui vient de se passer, mais je n’y parviens pas. Comment pourrais-je réussir à comprendre que ma mère vient à demi-mot de me mettre à la porte, sous prétexte que je ne viens pas suffisamment leur rendre visite ? Comment pourrais-je le comprendre, alors même que je ne vois pas le problème dans le fait de ne pas donner de nouvelles à mes proches, de refuser constamment leurs invitations, de me montrer désagréable en leur présence, de ne jamais leur poser de questions sur leur vie et de subir le moindre moment passé ensemble, et ce, depuis plus de trois ans ?

Je me sens victime d’un immense complot. D’abord le mensonge de Narym et maintenant ça ? La seule chose qui me permet de contrôler ma colère, c’est ma certitude absolue que mon père n’a rien à voir là-dedans. Lui n’aurait jamais permis une telle chose. Jamais. Mettre mes affaires dans un carton ! Vider ma chambre ! C’est la mienne, mon endroit, mon antre à moi, celle dans laquelle j’ai passé dix-neuf années de ma vie, c’est un lieu dans lequel personne n’a le droit de pénétrer, qui m’appartient entièrement et totalement. Quand Narym est partie de la maison, personne n’a touché à sa chambre. Pareil pour Zakary. Elles ressemblent d’ailleurs encore beaucoup à ce qu’elles étaient quand ils ont quitté le Domaine. Personne n’a rien mis dans des cartons, personne n’a exigé qu’ils récupèrent leurs affaires. Mais moi, on me congédie allègrement de ma propre chambre ? Allons bon ! C’est d’un idiot !

« Complètement idiot…, » marmonné-je d’un ton colérique en quittant la Nouvelle Sainte-Mangouste, mon carton flottant derrière moi. « Complètement idiot…, » râlé-je en transplanant, toujours avec mon carton. « Complètement idiot…, » soutiens-je quelques jours plus tard en allant voir mon père sur son lieu de travail, encore accompagnée de mon carton flottant contenant les affaires de mon enfance, soit quasiment l’entièreté de ma vie.
Dernière modification par Aelle Bristyle le 05 avr. 2024, 09:32, modifié 1 fois.

05 avr. 2024, 09:31
Le carton  Recueil d'OS 
Vendredi 15 janvier 2048, fin d’après-midi
Librairie
Le Dôme Libre — Chemin de Traverse
1ère année à l’AESM



La vague de froid n’est plus une vague ; c’est un océan. Un océan de flocons de neige et de coups de vent glaciaux. Je resserre mon écharpe autour de mon cou et ajuste mon bonnet sur mon front en descendant la rue du Chemin de Traverse frappé par une tempête qui brouille ma vision. Je renifle misérablement en hâtant le pas, les membres congelés sous ma cape pourtant très épaisse.

L’allée principale du Chemin de Traverse est plongée dans l’obscurité. Il neige tellement fort que je ne vois pas à deux mètres devant moi. La rue est quasiment vide, tous les clients préférant se réfugier à l’intérieur des boutiques plutôt que de prendre le risque de mettre le nez dehors. Je trottine sur les derniers mètres, non sans glisser en tournant dans une petite rue et en jurant lorsque je manque de m’affaler dans la neige. Mon carton tamponne contre les murs et parfois même contre les silhouettes encapuchonnées que je croise. Je marmonne des « pardon » et des « je ne vous avais pas vu ! », le regard braqué sur la devanture du Dôme Libre dont je m’approche à grande peine.

Pas le temps de traînasser devant la vitrine pour m’assurer qu’aucun de mes frères n’est dans la librairie. Je me jette contre la porte pour rentrer. Évidemment, la poignée ne s’abaisse pas, même si j’appuie de toutes mes forces dessus. La poignée de porte de la librairie de papa ne m’apprécie guère, depuis quelque temps, alors qu’elle m’a toujours laissé entrer sans problème. Je la secoue une fois, deux fois, trois fois avant de jurer à voix haute, et très vulgairement.

« Ouvre-moi ! »

Exiger est inutile. La porte ne s’ouvre pas. Et les clients, bien au chaud à l’intérieur, me regardent avec pitié. Il y a même un petit garçon qui esquisse un sourire moqueur derrière sa moufle en tirant le manteau de son père, le doigt pointé sur moi. Je prends une grande inspiration et, les mâchoires serrées à m’en faire éclater les dents, je fais ce que la porte attend de moi.

« S’il-te-plaît. Est-ce que tu peux t’ouvrir ? »

Il ne se passe rien durant quelques secondes, puis la porte s’ouvre dans un clic moqueur. Je m’engouffre à l’intérieur de la librairie, à la fois congelée et épuisée, et surtout déjà agacée alors même qu’aucun mot n’a encore été échangé entre mon père et moi. Les clients m’offrent des regards désolés, excepté l’idiot petit enfant qui glousse encore malgré les remontrances de son parent. Je le foudroie du regard avant de me diriger vers l’arrière-boutique.

Mon père apparaît derrière le comptoir, attiré par le son de la clochette de l’entrée. Son regard s’illumine lorsqu’il me reconnaît. Un sourire grimpe déjà sur son visage. Je devance tout ce qu’il pourrait me dire en passant à côté de lui pour m’engouffrer dans la pièce qui lui sert de bureau et de réserve.

« Je dois te parler, » lui lancé-je à la volée.

Mon carton qui me suit bien sagement se cogne contre son épaule avant de réussir à se frayer un passage pour arriver jusqu’à moi, non sans faire tomber au passage une pile de livres qui tenaient en équilibre sur le comptoir. J’ignore le bordel que je laisse dans mon sillage et dirige ma baguette vers le bureau de papa pour y abandonner mon encombrant coli. Alors seulement, je me laisse tomber dans le fauteuil destiné aux invités.

Papa n’a rien à voir avec maman. À se demander pourquoi ils ont décidé de vivre ensemble et d’avoir cinq enfants, une maison partagée, une vie à deux qui les oblige à être ensemble une grande partie du temps. Il referme la porte derrière nous et il le fait en souriant gentiment, même si je remarque le pli soucieux sur son front. Il me propose une tasse de thé que je décline. Avant même que je puisse expliquer la raison de ma présence, il prend la parole et entreprend d’occuper toute la place dans cette pièce étroite : il parle, il parle, mais surtout il pose des questions avec un naturel déconcertant, comme s’il avait peur que je l’interromps, comme s’il savait que la suite ne laissera pas de place pour sa foutue curiosité.

Je supporte tant bien que mal le florilège de questions. As-tu eu cours aujourd’hui ? Qu’as-tu appris ? As-tu eu les résultats à tes examens ? As-tu passé de bonnes vacances ? Je me suis toujours demandé : les repas à l’Académie sont-ils aussi bons que ceux à Poudlard dont vous m’avez tant parlé ? Veux-tu que j’augmente la chaleur ? J’ai fait une théière d’Earl Grey, tu es sûre que tu n’en veux pas une tasse ? Et toi Zikomo, tu vas bien ? Que fait Nyakane ? Comment se porte Ashley ? Enfin, oui, Rockfield ? Et demain, tu as cours également ? As-tu avancé sur ton projet final, veux-tu m’en parler ?

Je remue sur mon fauteuil, mal à l’aise de devoir répondre, gênée qu’il ne s’agace pas de mes : « Oui. Beaucoup de choses. Oui, ils sont très bons. Très. Super. Non. Encore non. Très. Il dort. Mal. Mal aussi, enfin j’imagine, je m’en fiche. Oui, évidemment. Oui et non. » Si je regardais cette scène de très loin, je la trouverai ridicule : papa, penché en avant, ses yeux doux qui ne manquent rien des expressions de mon visage, qui ne veut surtout rien manquer, et qui s’abreuve de mes réponses que je trouve moi-même agaçantes et peu élaborées, signe plutôt clair que j’en ai marre de ses questions ; et moi, le dos très droit contre le dossier du fauteuil, les bras et les jambes croisées, les sourcils de plus en plus froncés, l’oeil vissé sur le carton qui me nargue. Et après, papa ? Combien de temps vas-tu faire semblant que nous sommes en train de nous éclater à échanger des paroles civilisées ? Je ne suis pas là pour ça, merde !

« Papa. »

Je l’arrête au beau milieu d’une phrase. Une question, évidemment. C’est impoli. Je grimace. Il efface mes excuses silencieuses d’un revers de la main et penche la tête sur le côté. Il me demande :

« Oui, Aelle ? Tu préfères que nous parlions de la raison pour laquelle tu es venue, n’est-ce pas ? »

Son petit sourire contrit m’agace. Je ne sais pas pourquoi. Papa a toujours été comme cela. Il nous laisse parler, nous permet de nous exprimer, nous encourage à le faire, il nous laisse de la place. C’est pour cela que je m’agace souvent en sa présence. Arrête avec ta place ! Arrête avec tes émotions ! Arrête de me regarder comme si tu allais tout accepter de moi, je sais que ce n’est pas vrai !

J’inspire profondément par le nez et m’installe plus confortablement. Du bout des doigts, je pousse le carton vers lui.

« Maman m’a ramené ça, la dernière fois.
Je sais, fait-il avec une moue mi-désolé mi-triste. Elle m’a… Enfin, elle m’a raconté. Elle l’a fait après t’avoir vue. »

Il me donne cette précision en désignant du menton le carton, objet de toutes mes colères depuis quelques jours. Je crispe les mâchoires, même si au fond de moi je suis soulagée qu’il n’ait pas été au courant avant. Je crois que je ne l’aurais pas supporté, s’il n’avait pas empêché maman de faire ce qu’elle a fait.

« Et tu trouves ça normal, toi, qu’elle ait fait ça ? m’emporté-je soudainement. Elle a vidé ma chambre, elle a pas le droit de faire ça ! »

Je vois ses épaules se soulever, ses yeux se teindre de détermination, sa bouche s'entrouvrir. Il va la défendre. Il va le faire, je le sais. Ou alors m’expliquer son comportement. Mais son comportement est inexplicable et moi, je ne veux pas de blabla inutile. Je veux seulement que tout revienne à sa place.

« Juste, papa… »

Je m’efforce de prendre une voix calme, apaisée, même si je n’y parviens pas ; mon ton est froid, distant et colérique, peu importe, au moins ai-je baissé d’un ton. Mon père referme la bouche. Il ne faudrait pas couper la parole à sa fille, n’est-ce pas ?

« Ramène ce carton dans ma chambre, s’il-te-plaît. Juste, dépose le là-haut et je rangerai tout à l’occasion. Tu peux faire ça ?
Je… » Il hésite, secoue la tête, fronce ses sourcils broussailleux, me jette un regard préoccupé. J’étais certaine qu’il allait refuser et j’allais m’énerver par sa faute, mais il pose une main sur le carton et me sourit doucement. « Je vais le ramener, oui.
Super ! »

Je ne peux pas le laisser s’exprimer ou faire quoi que ce soit dans le même genre. Ou alors il en profitera pour me reprocher des choses. Je me lève brusquement.

« Super, répété-je. Et bien, je vais y aller !
Attends. »

Il se lève à son tour. Et voilà, voilà j’en étais sûre : terminé le gentil sourire, le regard tendre, terminée l’hésitation. Il a cet air, sur le visage, qui rend ses traits plus durs. Pas effrayants, comme maman, juste plus durs et déterminés. Je me renferme, réaction automatique, mais ne quitte pas la pièce pour autant. Je l’observe avec méfiance. Il fait un geste qui démontre son impuissance.

« Je vais le ramener, soupire-t-il alors, un air malheureux sur le visage. Tu es et tu seras toujours la bienvenue à la maison.
C’est pas ce que maman semblait dire.
Ta mère est… Blessée par ton comportement.
Elle avait pas l’air blessée, ricané-je en me souvenant de sa colère.
Elle l’est, insiste pourtant mon père en accrochant mon regard, et je le suis également. »

Oh non, pas encore. Je soupire et lève les yeux au ciel. Voilà, il va jouer la carte du parent déploré, maintenant ? Tout cela parce que je ne suis pas venue à Noël ? Merlin, mais quel âge avons-nous ?

« J’ai l’impression de… »

De ne pas me comprendre ? Je sais, tu ne me comprends plus depuis que j’ai douze ans, papa.
De ne plus savoir comment faire avec moi ? Je m’en fiche, arrête juste de me prendre la tête.
Que je ne veux plus vous voir ? Oui, maman me l’a dit aussi, vous ne comprenez vraiment rien.
Que je me fiche de vous ? Dans une moindre mesure, peut-être, et alors, j’ai dix-neuf ans, c’est si terrible que ça ?
Que je fais tout pour vous blesser ? Ce serait vous donner trop d’importance que de croire que je fais tant d'efforts pour vous faire du mal.
De quoi ? Quoi que tu dises, tu ne feras que souligner toute l’étendue de ton ignorance. Abstiens-toi !

« J’ai l’impression de te perdre. »

La phrase tombe comme un couperet. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là. Ma réplique se coince dans ma gorge. De me perdre ? L’affirmation semble grave, comme le ton de papa. Grave, importante. Sincère. Me perdre ?

« Cela fait des années que j’essaie de discuter avec toi, de te comprendre pour faire au mieux avec toi. Mais tu… »

Il réitère son geste d’impuissance et fait cette grimace qui m’a toujours fendu le cœur ; celle qu’il fait quand il ressent trop fort et qu’il est proche des larmes. Gênée, je détourne le regard.

« Il n’y a rien qui marche. Je suis triste de me sentir si loin de toi, Aelle. »

Je sens son regard sur moi, il me perfore et me brûle.

« Tu peux comprendre ça ? »

À vrai dire, je n’en suis pas certaine. C’est mon père. Et plus que cela : c’est un père. Il doit avoir envie de passer tout son temps avec ses gosses, tout savoir d’eux, tout partager, aller dîner régulièrement avec eux, faire des repas le dimanche, se promener en ville, partir en voyage, quelque chose dans ce goût-là, comme nous le faisions lorsque j’étais encore enfant. Il peut avoir toutes ces choses de mes frères. Pourquoi ne peut-il pas se contenter de ça ?

« Ça va, marmonné-je en haussant les épaules, c’est pas comme si j’avais disparu, non plus.
En fait, si. Tu te rends compte qu’on te voit presque plus ?
T’abuses papa ! m’exclamé-je en ramenant enfin mon regard sombre dans le sien. Quand j’étais à Poudlard, on se voyait que trois fois par an !
Tu n’es plus à Poudlard ! Enfin… » Il lève les deux mains, ses yeux semblent s’excuser de son exclamation soudaine. « Je ne veux pas te faire de reproches. Je veux juste te dire que toute cette situation… » Il fait un geste qui englobe à la fois le carton, nous, et toute cette situation : toute la famille. « Me rend triste. Tu me manques, mais je ne peux pas te forcer à passer du temps avec nous. Essaie seulement de ne pas oublier que tu es la bienvenue à la maison. D’accord, Aelle ? »

Bien sûr, je suis la bienvenue, alors que maman a vidé ma bibliothèque, mon armoire, mon coffre, le tiroir de ma table de chevet ; peut-être a-t-elle déjà transformé ma chambre en ce qu’elle était avant ma naissance : un grenier, un débarras, un endroit utile et qui sert, plutôt que d’en faire une chambre dans laquelle sa propriétaire ne revient jamais. Parce que c’est comme cela que ça semble marcher chez les Bristyle : si tu ne reviens pas régulièrement dormir dans ton lit d’enfant, on te l’enlève ; si tu ne reviens pas régulièrement partager des repas avec toute ta famille bruyante et trop curieuse, on t’en évince.

« D’accord, Aelle ? » répète papa.

Je lève les yeux sur lui sans répondre. Non, je ne suis pas d’accord. Parce que maman m’a ramené mon carton et que j’ai bien compris qu’elle exigeait des explications, peu importe que je les bricole ou les invente. Elle veut des mots, elle veut des raisons, elle veut pouvoir expliquer pourquoi sa fille est ce qu’elle est, parce qu’elle est incapable de comprendre qu’il n’y a aucune raison à ce que je suis. Elle voudrait me façonner à l’image de mes frères, que je sois davantage souriante, plus ouverte, bavarde, que j’aime fêter les anniversaires, les Noël, les fêtes importantes, que je veuille revenir le dimanche pour faire plaisir à mon papa, que je me réjouisse de l’arrivée d’un idiot petit sorcier braillard dans la famille, le petit sorcier parfait, celui qui sourira sans qu’on le force à le faire, qui sera un enfant heureux, joyeux, comblé, pas celui que l’on pousse dans la cour de récré parce qu’il est plongé dans ses livres ou trop silencieux, un enfant normal, en soi : le genre qui joue, qui crie en courant derrière des ennemis invisibles, qui saute dans les bras des gens qu’il aime, qui pleure régulièrement, qui se réjouira de sa première rentrée à Poudlard et qui écrira de nombreuses lettres pour raconter ses aventures ; l’enfant qui parlera, partagera ses émotions, qui n’aura pas de regard noir, pas de cernes trop grandes, pas de cauchemars, pas une voix cassante ou sarcastique, qui ne détestera pas les rassemblement familiaux, qui n’aimera pas à en crever le savoir, qui ne préfèrera pas lire, apprendre, comprendre, observer, analyser, plutôt que de perdre son temps en conversations vaines, qui ne détestera pas les gens, les contacts physiques, donc qui ne repoussera pas son papa à chaque câlin, ses oncles quand ils voudront le prendre sur leurs épaules, qui ne braillera pas à s’en arracher les cordes vocales quand la pression de l’attention qu’on lui porte se fera trop grande, tout simplement parce qu’il ne sera pas effrayé et agacé des regards, des questions, des étreintes, de l’amour, de l’attention, de la présence constante de gens autour de lui durant toute son enfance. Un enfant parfait, ça oui, le parfait petit Bristyle qui deviendra le petit dernier de la famille, celui dont on aura pas honte de parler et qui ne nous fera pas nous faire de souci. C’est parfait. Bien mieux que la dernière petite dernière, hein ? Tout est d’accord, papa.

« Et si tu ne veux pas venir à la maison… »

Il parle lentement, aveugle aux pensées qui s’agitent dans ma tête, à ma gorge nouée, à ma colère soudaine, grande comme un raz de marée qui me fait pourtant crisper les poings. Il me regarde avec attention, me sourit quand je tourne les yeux vers lui, essaie d’attirer mon attention. C’est l’histoire de ma vie, ça.

« Tu peux venir ici ou on peut se retrouver ailleurs. Je suis là pour toi. »

J’en ai marre.

« Vous comprenez rien, articulé-je à travers mes dents serrées.
Alors explique-moi, répond papa après un silence étonné. Explique-moi, s’il-te-plaît. »

Je secoue la tête. Expliquer quoi ? Il la veut la vérité ? C’est ça qu’il veut ?

« Je m’en fous juste. »

Je secoue la tête, hausse les épaules ; je me plonge dans son regard sombre, ses yeux bordés de rides qui se creusent de plus en plus. La vérité va le blesser et là, tout de suite, maintenant, c’est ce que je veux. C’est ce que je veux de tout mon coeur, parce que ça fait des années qu’ils ne comprennent rien à rien.

« Je m’en fous, papa. Je veux juste vivre ma vie. Tu es… Vous êtes… Et maman… »

Les émotions se massent dans ma gorge, pourquoi toujours dans ma gorge ? Elles prennent de la place, entravent ma parole, débordent. Alors je fais ce que je sais le mieux faire : je prends une grande et longue inspiration qui est comme une vague : elle emporte mes émotions et les noie loin, très loin de ma conscience. Après ça, je me sens bien plus calme.

« Vous êtes tous persuadés que j’ai quelque chose contre vous ou alors que j’ai un souci qui pourrait expliquer mon comportement… »

Et quel souci ? Merlin, lequel ? Je suis étudiante à l’AESM, je vais bien, tout va bien dans ma vie, tout va vraiment très bien ! Il n’y a rien qui ne va pas, si ce n’est ma famille ! Mes cauchemars, mes terreurs nocturnes ? Bah, ce n’est qu’un détail, ce n’est rien du tout, tout va très bien ! Je suis heureuse !

« Mais c’est pas le cas. C’est juste que je m’en fiche.
Tu t’en… Fiches ? »

C’est papa que j’ai en face de moi, pas ma mère qui est trop égoïste pour comprendre les choses, pas mes frères qui sont incapables d'aligner deux pensées cohérentes. Papa. Et papa comprend. Je le vois bien à sa bouche qui se tord.

« De nous ? »

Oui.

« De Noël, des anniversaires, des dimanches, des dîners ! » Du futur petit dernier de la famille. « Laissez-moi vivre ma vie. » Mais sans mettre mes affaires dans un carton, s’il-vous-plait, ce serait tout de même la moindre des choses. « Je suis une adulte, papa. »

Contrairement à ce que pense maman oui, j’en suis une, une adulte.

« J’en ai conscience, Aelle. »

Alors ça, j’en doute fort, même si tu le dis sur un ton tout sérieux.

« Parfait, on est d’accord, alors, » le raillé-je en contournant mon fauteuil.

Cette discussion n’a que trop duré.

« Une adulte qui a peur qu’on lui enlève sa place dans la famille parce qu’on a mis ses affaires dans un carton ?
Quoi ? »

Je m’arrête net, choquée par cette affirmation qui est complètement, irrémédiablement, entièrement un mensonge.

« Aelle, ta mère voulait te faire réagir, c’est tout. Tu as ta place auprès de nous. On aimerait seulement que tu nous considères… Un peu plus.
Papa, t’as entendu ce que je viens de te dire ?
Oui, j’ai entendu, Ely, me sourit-il, comme pour me rassurer.
Non, je crois pas, non. »

Sinon, tu ne remettrais pas le sujet du carton sur la table.

« Et toi, tu as entendu ce que j’ai dit ?
Oui, j’ai entendu, lui jeté-je sans sourire, d’une voix mordante.
Je ne crois pas non plus. »

Parfait, voilà qui fait avancer la conversation ! Je soupire. Avec force, sans m’en cacher, parce que j’ai besoin que le monde entier sache que cette conversation m’agace au plus haut point. Mes doigts se crispent sur le dossier du fauteuil. Je considère papa, planté derrière le bureau qui parvient à garder un visage lisse et ouvert sans ne serait-ce que donner l’impression qu’il contrôle ses émotions ou tente de les cacher : c’est juste ce qu’il est, ouvert, tout ça, gentil, ce genre de choses. Et il fait une chose inattendue, qui aurait pourtant dû être attendue. Il sourit et il dit :

« Je t’aime. »

Dans sa bouche, ça ne sonne pas bizarrement. Cela fait certainement des ravages quelque part dans mon coeur ou mon esprit mais je fais tout pour ne pas savoir où exactement, tout.

« Papa ! râlé-je en fronçant les sourcils. Commence pas !
Je veux seulement que tu le saches.
T’es mon père, m’exclamé-je, gênée par cette soudaine et étonnante preuve d’amour qui n’a absolument rien à faire dans cette conversation mais qui est tellement lui qu’elle me rassure, en quelque sorte, parce qu’elle me rappelle que mon père est toujours resté fidèle à lui même (enfin, presque toujours). Évidemment que je le sais.
Donc puisque ta mère est ta mère, tu sais qu’elle t’aime également ? »

Mes lèvres se réduisent en une fine ligne quasi invisible sur mon visage.

« Tu mélanges tout. Genre vraiment. Je suis pas venue ici pour que ma famille qui m’insupporte à m’inviter tous les quatre matins et à m'en vouloir quand j’ai autre chose à faire que les voir me fasse des déclarations comme ça.
Vraiment ? »

Je ne le comprends pas. Cela me percute, tout à coup. Je ne le comprends pas. Au moins, maman a été logique : elle m’a donné mon carton, elle était en colère, elle m’a mal parlé, elle a quitté la pièce. Logique, habituel. Papa, lui, il me fait des reproches, exprime sa tristesse, puis il sourit, fait des déclarations alors qu’il devrait froncer les sourcils et me mettre à la porte de sa librairie, ce qui m’aurait mise en colère et qui aurait justifié que je ne réponde pas à tous ses prochains hiboux. Vraiment, incompréhensible.

« Vraiment, affirmé-je d’une voix glaciale. C’est bon, on a fini ? J’ai autre chose à faire, comme aller travailler pour valider mon année, par exemple. »

Cette fois-ci, je ne lui laisse pas le choix. J’ouvre à la volée la porte de la réserve, sans comprendre pourquoi je me sens à la fois frustrée, agacée et soulagée. Au moins ai-je rendu le carton qui retrouvera sa place dans ma chambre.

« Au revoir, ma puce ! me salut papa qui m’a suivi dans la librairie. Rentre bien. »

Je ne dis rien, sinon je vais être méchante et lui faire regretter ce surnom débile, idiot, enfantin qui fait sursauter mon coeur car il ne l’a pas prononcé depuis un an et demi, depuis que j’ai quitté la maison en claquant la porte en lui jetant au visage : « Je te supporte plus ! ». Surnom qu’il s’est à de nombreuses reprises, depuis, empêché de prononcer pour je ne sais quelle raison. Et aujourd’hui, voilà qu’il l’utilise de nouveau ? N’importe quoi. J’aurais vraiment dû lui envoyer mon carton par hibou.

Je ne le salue pas, je ne lui dis pas au revoir. Je me contente de quitter la librairie en prenant soin, cette fois, de demander à la porte d’entrée l’autorisation de me laisser passer. Dans la rue, la tempête n’a pas faibli. Elle fouette mon visage que j’ai oublié de protéger de mon écharpe, fait s’envoler mes cheveux, et glace mes membres aussi efficacement que la colère avec laquelle je reviens à l’Académie.

20 avr. 2024, 11:47
Le carton  Recueil d'OS 
Courrier reçu le mercredi 20 janvier 2049


Bonjour Aelle,

C’est ton frère. Zakary. Je précise pour ne pas que tu brûles le parchemin avant d’en avoir lu le contenu en pensant que c’est Narym qui t’écrit. Et aussi parce que je crains que tu ne m’aies oublié. Ton grand-frère, le casse-pied, voilà, tu me remets ? Je me demandais : c’est vrai que maman a mis les affaires de ta chambre dans un carton et qu’elle te l’a ramené ? Pardon, mais j’ai rigolé en apprenant ça ! Par contre, j'ai vu que le carton était de retour dans ta chambre. Tu l’as rendu et tu n’as même pas fait l’effort de venir toi-même à la maison pour ranger tes affaires ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans les raisons de maman d’agir ?

Zakary
Pas Narym
Zakary
Le Casse-pied
*

Courrier envoyé le jeudi 21 janvier


C’est nouveau de gaspiller du parchemin et de fatiguer ton hibou seulement pour te moquer de moi, Zakary ? J’ai demandé à papa de déposer ce carton dans ma chambre parce que c’est sa place, je me fiche que mes affaires soient dans un carton ou rangées dans l'armoire. Maintenant, préoccupe-toi de ce qui te concerne.

Aelle
*

Courrier reçu le mardi 26 janvier


Aelle, bonjour, un courrier ça commence par une formule de politesse,

Ma famille me concerne. Voir mon frère triste parce que tu ne réponds pas à ses courriers me concerne. Voir papa triste parce que tu nous snobes me concerne. Quand vas-tu te décider à te comporter en adulte ? À venir dîner avec nous pour que nous arrêtions de penser que tu veux couper tous les ponts, même si tu soutiens le contraire ?

Zakary
Pas Narym
Zakary
*

Courrier envoyé le jeudi 28 janvier


Quand tu arrêteras de me prendre la tête.

Aelle


PS : arrête avec tes courriers, j’en ai assez de dépenser mes galions pour une phrase sur un parchemin.
*

Courrier envoyé le lundi 1er février


Bien le bonsoir Aelle,

Écris-moi plus d’une ligne si tu ne veux pas gaspiller les allers-retours de cette charmante chouette que tu t’es procurée je ne sais où. Tu ne l’as pas volée, tout de même ?
Viens au moins faire semblant de ranger tes affaires dans ta chambre pour montrer ton envie d’avoir une place dans cette famille. Aelle, je ne demande pas grand chose. Je le dis sur un ton moqueur, mais c’est parce que tu es agaçante. Ne veux-tu pas seulement faire les choses bien, pour une fois ? Ça arrangerait tout, mais tu persistes dans un comportement immature qui complique tout.

Bonne soirée,

Zakary
*

Courrier envoyé le jeudi 4 février


Zakary,

Ce sera mon dernier courrier. J’ai suffisamment dépensé d’argent. Je te le répète : je paye chaque ligne que je t’envoie et je n’ai ni d’argent à perdre ni de temps à gaspiller. Laisse-moi tranquille avec mon carton et avec la famille. Concentre-toi sur ta vie et laisse-moi vivre la mienne.

Aelle
*

Courrier reçu le lundi 8 février


Chère Aelle,

Très bien, tu ne veux pas dépenser d’argent dans l'échange de courriers vains ?
Rendez-vous devant le portail de ton école mardi 9 au soir, à 20h30. Et ne me fais pas croire que tu as cours à cette heure-là, tu ne seras pas crédible.

À mardi,

Zakary

20 avr. 2024, 12:12
Le carton  Recueil d'OS 
Mardi 9 février 2049
1ère année à l'AESM



20h20.
Dans dix minutes, Zakary transplanera devant le portail. Je le connais suffisamment pour savoir qu’il honorera son rendez-vous. Zakary ne dit jamais rien au hasard. S’il me donne un rendez-vous, même si je ne réponds pas à son hibou, il ira et attendra pendant une heure dans le froid que je daigne le rejoindre. Je n’ai pas envie d’honorer ce rendez-vous que je n’ai ni souhaité ni accepté. Je n’ai pas envie de voir Zakary. Surtout pas lui. Quand était-ce la dernière fois où nous nous sommes retrouvés seuls ? Il y a une éternité. Je ne m’en souviens même pas. Ce dont je me rappelle, par contre, c’est la complicité qui nous liait il y a quelques années. Je me rappelle nos échanges fréquents de courrier, nos discussions lorsque je revenais à la maison, nos regards, nos sourires complices. Je me souviens de tout cela. Aujourd’hui, il ne reste rien de cette relation. Pourquoi ? Parce que Zakary est un foutu emmerdeur, voilà pourquoi. Dès l’été entre ma sixième et ma septième année, il a commencé à l’être. Alors qu’il aurait pu rester neutre dans les tensions qui m’opposaient à mes étouffants parents, lui a décidé de prendre parti. De prendre parti contre moi. Je crois que c’est depuis ce moment-là que lui et moi ne nous supportons plus. Je déteste ses moqueries, ses reproches constants, les courriers incendiaires qu’il m’a envoyé ces dernières années. J’ai ses mots gravés dans le cœur. Des mots qui blessent, qui ne s’oublient pas, qui creusent mon âme. Parfois, j’ai eu l’impression de le détester. De le haïr. Plus que maman, plus que tout. De le haïr de toutes mes forces. Lui, ce si grand-frère qui ne fait que battre le chaud et le froid. Alors je n’ai pas envie de le voir ce soir, de supporter son regard accusateur et ses reproches.

20h22.
Mon corps s’extirpe de lui-même de mon lit. Zikomo est occupé à lire une bande-dessinée avec Ashley Rockfield. Elle est allongée de tout son long sur son lit, les pieds au niveau du coussin et les coudes plantés dans la couette. Ses longs cheveux blonds font comme un rideau sur le côté de son visage. Ses yeux bleus parcourent à toute vitesse la page pleine de couleurs de son idiot bouquin.

Il y a une semaine ou deux, Zikomo s’est installé sur sa table de chevet. Il lui a dit : « Je n’ai jamais lu ce genre de choses, puis-je suivre avec toi ? ». Depuis, cette scène se répète régulièrement. Zikomo lit des bandes-dessinées avec Ashley Rockfield. Déjà, qui lit ce genre de choses ? Ces inepties ? C’est ennuyant, gamin, idiot, pitoyable. Des dessins avec des bulles. Moldus, qui plus est ! Si Rockfield met un point d’honneur à m’ignorer depuis notre réveil catastrophique le matin de Noël— et quels efforts elle fait pour ne pas me calculer ! ç’en est presque vexant — elle n’a pas refusé la présence de Zikomo près d’elle. Pourtant, ils n’ont jamais réellement discuté, tous les deux. J’ai toujours pensé qu’elle considérait Zikomo comme une drôle de chose encombrante douée de parole.

« Tu veux venir, Zik ? lancé-je au Mngwi, ignorant aisément la petite pointe de satisfaction qui jaillit en moi à l'idée de priver Rockfield de la présence de mon ami.
Je viens si tu le souhaites ! » affirme-t-il en se redressant sur ses quatre pattes.

Rockfield ne tourne même pas la tête vers nous. Mais je remarque que ses yeux ont arrêté de bouger sur la page.

« Oui, viens. »

Zikomo bondit mon épaule en lançant à ma colocataire :

« J’espère que Diana parviendra à remplir sa mission !
Diana écrase toujours ses ennemis, » marmonne Rockfield en enfonçant sa joue dans le creux de sa main, nous tournant ostensiblement le dos.

Je quitte la pièce avec le Mngwi. Dans le couloir, je tourne la tête vers lui :

« Qui est Diana ?
Une superhéroïne.
Une moldue ?
Je ne sais pas si on peut la considérer comme une moldue, réfléchit Zikomo. Elle a une très grande force et d’autres pouvoirs, il me semble.
Ah, » marmonné-je, l'esprit déjà tourné vers d'autres horizons.

Ces histoires ne m’intéressent pas. Lorsque je vois les couvertures des bandes-dessinées de ma colocataire, je n’ai qu’une envie : les brûler pour me dégager la vue. Je n’ai pas la tête à partir dans un débat à propos de cette Diana qui les alpagués durant toute la dernière heure. Je me hâte, traverse le hall et pousse les grandes portes pour sortir dans le parc de l’Académie plongé dans le noir. Un frisson me dévale le dos : il fait très froid et la neige recouvre le bord des fontaines et les parterres de fleurs. Foutu Zakary.

Mon regard se vrille aussitôt vers le ciel pendant que je m’éloigne sur le chemin en direction du portail.

« Tu as vu Nyakane aujourd’hui ?
Non, pas depuis hier à vrai dire.
Pourquoi il ne rentre pas ? Il fait quoi de ses journées ?
Tu sais, un Messager des rêves a beaucoup de choses à faire de ses journées, m’indique Zikomo en s’installant plus confortablement dans un repli de ma cape, dans le creux de mon épaule.
Ouais mais il est plus Messager des rêves à proprement parler, grommelé-je.
Il te manque ? s’amuse mon ami.
J’ai pas dit ça. »

Non, je ne l’ai pas dit. Cela dit, je ne l’ai pas vu depuis deux jours entiers. Je n’ai plus besoin de ses conseils et de sa présence aussi régulièrement que lorsque nous nous sommes connus : après tout, j’ai déjà passé trois années entières à m’entraîner avec Nyakane quasiment tous les jours. J’ai beaucoup appris de lui, j’ai intégré énormément de ses leçons et de ses exercices que je mets encore en application. Mais tout de même… Trois ans à l’avoir toujours dans les parages. Pourquoi disparaît-il si souvent ?

Zikomo m'interrompt dans mes réflexions :

« Il est déjà là. »

Mon cœur s’arrache de son socle. Je plisse les yeux pour voir à travers l’obscurité. Le portail se dessine au loin avec, de chaque côté, les agents qui filtrent les entrées et qui s’assurent que toute personne n’étant pas étudiant ou professeur reste à l’extérieur. Je n’aperçois pas encore la silhouette de mon frère, il fait trop sombre et nous sommes trop loin, mais j’ai confiance en Zikomo, qui a une bien meilleure vue que moi. Mon cœur se serre dans ma poitrine et mon ventre se noue. Je sais déjà que nous allons nous disputer et que Zakary va m’agacer au plus haut point. J’inspire profondément et soupire encore plus longuement. Merlin, j’aurais dû dédaigner son idiot petit rendez-vous.

Je salue les gardiens d’un geste de la tête qu’ils me rendent. Ils me connaissent, après tout ce temps. Je me glisse par le portail et fais face à l’immense forêt obscure qui se dessine devant moi. Les branches croulent sous la neige. C’est à l’abri d’une ramure, adossé au tronc d’un vieux pin, que Zakary m’attend. Mains plongées dans les poches, épaisse cape qui pèse sur ses épaules, ses yeux m’alpaguent et ne me quittent plus. Devant son visage crépite le bout incandescent de sa longue pipe soigneusement coincée entre ses lèvres. Même de là il parait immense.

Je lance un dernier regard au portail, à l’école, aux gardiens, et avance sur le chemin pour aller le rejoindre. Même si la forêt est sombre et qu’il est tard, nous ne sommes pas seuls : il y a quelques groupes d’élèves ci-et-là et régulièrement quelqu’un transplane devant le portail avant d’entrer sur le domaine. L’entrée de l’école est un lieu de passage et de rendez-vous.

« Aelle, me salue-t-il lorsque j’arrive devant lui.
Zakary. »

Il éloigne sa pipe de sa bouche et souffle une longue colonne de fumée vers le ciel, le regard rivé sur moi. Il a un grand visage, Zakary. Des traits durs qui imposent, une mâchoire solide, un nez affirmé, un regard qui écrase. Il me domine d’une bonne vingtaine de centimètres.

« Tu es venue. »

Mes sourcils font des vagues sur mon front. Je détourne les yeux vers la forêt.

« Apparemment, répliqué-je sarcastiquement.
Je pensais que tu me poserais une demiguise.
Pourquoi t’es venu, alors ?
Parce que j’honore mes rendez-vous.
Moi aussi, on dirait. »

Nous restons silencieux quelques secondes. Puis son regard se déporte lentement sur la gauche et se pose sur Zikomo qui se dresse fièrement sur mon épaule, insensible à notre dispute — ou du moins en apparence. Le visage de Zakary se transforme alors. C’est subtil mais je le remarque. Ses traits se font moins durs, ses sourcils se défroissent ; il sourit très doucement, de façon quasi imperceptible, mais les rides qui s’étirent autour de ses yeux ne trompent pas. Ils échangent quelques politesses pendant que je reste silencieuse, le souffle bloqué et la colère coincée quelque part à l’intérieur du corps. Je déteste lorsque Zakary agit comme ça. Comme si tout dans le monde méritait son sourire et sa gentillesse, tout si ce n’est moi. Il n’y a que Zakary pour me faire sentir de cette façon-là qu’il ne cautionne pas et ne cautionnera jamais mon comportement.

Une nouvelle volute de fumée se crée au-dessus du foyer de sa pipe, elle s’entortille entre nous, rapidement soufflée par l’air du soir. L’odeur me parvient enfin, désagréable et piquante, mais Zakary prend soin de souffler dans la direction opposée.

« Comment vas-tu ? »

Sa voix grave s’élève à peine, ne troublant ni l’ambiance feutrée de la nuit enneigée ni les discussions des quelques étudiants qui passent sur le chemin, à quelques mètres de là. J’enfonce les mains dans mes poches, plus pour retrouver une contenance que pour les protéger du froid.

« Pourquoi tu voulais me voir, Zak ?
Tu ne peux même pas répondre à une seule question ? Avoir une discussion normale, pour une fois ? »

Un profond soupir me soulève les épaules. Zakary crispe les mâchoires, mais son regard noisette ne se détache pas de moi. Je me demande s’il essaie de garder son calme ou s’il tente seulement de comprendre ce qu’il se passe dans ma tête — j’espère que c’est la première hypothèse car il est incapable de me comprendre.

« Ça va super, répliqué-je pour qu’il me lâche la grappe. Qu’est-ce que tu fais là ?
Normalement c’est à ce moment-là que tu demandes : et toi, comment tu vas ? »

Je lui oppose un silence agacé, les lèvres pincées, le regard froid. Je fais beaucoup d’effort pour ne pas l’insulter vertement et faire demi-tour. Au moins si je passe le portail, il ne pourra pas me suivre.

« Je vais très bien, merci, enchaîne-t-il en voyant mon mutisme perdurer, d’une voix suffisamment fausse pour que je perçoive son ton moqueur. Enfin, non, c’est un mensonge évidemment. Si j’allais bien, je ne serais pas en train de me disputer avec toi. Et quand je me dispute avec toi, je ne peux pas aller bien. »

Je lève les yeux au ciel et me renfrogne davantage. Les petites phrases toutes faites sur la douleur induite par une dispute avec un membre de sa famille, très peu pour moi. Mais je n’ajoute rien de plus car tout ce que je pourrais dire ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Ce n’est pas tant que je n’ai pas envie de me disputer avec lui. Je suis surtout fatiguée que tout le monde cherche à comprendre, à analyser, tout le monde veut des réponses qui n’existent pas. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que l’ardeur que met ma famille pour me voir ces derniers temps n’est motivée que par la dispute qui m’a opposée à Narym. Si je ne m’étais pas disputée avec lui, ils seraient restés dans leur coin. Ce n’est pas pour moi que Zakary est là, mais pour son grand-frère.

Le silence s’étire une nouvelle fois, seulement entrecoupé par le grésillement du tabac et les bruits sourds de la forêt. Le chemin s’est vidé, il n’y a guère que les gardiens du portail pour être témoins de notre discussion, et encore sont-ils trop loin pour nous entendre.

Le moment commençait à devenir franchement gênant, puis Zakary fait un pas de côté. Sa baguette apparaît dans sa main et une masse que je n’avais pas aperçu plus tôt s’éloigne du tronc près duquel elle était posée et s’avance vers moi.

Mon cœur me tombe tout au fond du corps lorsque je reconnais le carton. Pas n’importe quel carton. Le carton, celui que ma mère a rempli de mes affaires et que j’ai ramené à mon père il y a deux bonnes semaines ; le carton duquel Zakary s’est moqué. Ce carton-là, ici, devant moi, reposant sagement dans la neige, entre mon frère et moi.

« Tu te fous de moi, là ? »

Ma voix gronde comme un orage contenu. Cela ne trouble pas Zakary qui hausse nonchalamment les épaules.

« Est-ce que tu sais pourquoi maman t’a amené ce carton, Aelle ?
Ramène-le là où tu l’as trouvé ! » tonné-je soudainement.

Libéré de sa torpeur, mon corps se meut enfin. Je fais un mouvement d’humeur du bras, mes poings se serrent ; la tension me crispe les épaules et mon visage se couvre d’ombres colériques.

« C’est quoi votre souci avec ce putain de carton ! Sa place est dans ma chambre !
Tu n’as pas répondu à ma question, répond Zakary d’une voix égale, sans se laisser déstabiliser par ma colère.
J’en ai rien à faire de ta question, Zakary ! »

Et bien lui n’en a rien à faire de ce que je raconte, cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Son dos a retrouvé son appui contre le tronc d’arbre, ce qui rend son comportement plus nonchalant encore — cela ne fait que grandir ma colère. Il est bien loin, le temps où je craignais ce grand homme ; un seul de ces regards, celui-là même qu’il pose sur moi et qui rend son visage si dur, m’aurait fait baisser d’un ton et reculer d’un pas. Zakary m’a toujours donné l’impression de m’écraser, sans même en avoir conscience. Mais tout a changé, désormais. Parce que je suis adulte ? Indépendante ? Ou tout simplement parce que je suis capable de me défendre ?

« Bon, je vais y répondre, alors. »

Il est toujours aussi grand, toujours aussi confiant, mais je sais désormais qu’il n’est que mon frère et que je n’ai pas autant besoin de lui que ce que je pensais il y a des années. Peut-être que c’est pour ça qu’il m’intimide moins. Par contre, la colère qu’il m’inspire ne change pas, elle.

Il désigne le carton d’un geste de la main, celle qui n’est pas étroitement serrée autour du tube de sa pipe.

« Si elle te l’a amené, c’est pour que tu comprennes que la maison est autre chose qu’un garde-meuble pour nos affaires : c’est notre foyer, même si nous n’y habitons plus. Tu es libre d’aller où tu veux quand tu le désires, maintenant… Et tu n’es revenue qu’une seule fois à la maison en plusieurs mois ! Bon, d’accord, la façon de faire de maman est peu orthodoxe, je te l’accorde, mais ne fais pas semblant de ne pas comprendre le message qu’elle a voulu faire passer.
C’est incroyable votre persistance à vouloir que je passe mon temps à vous voir, alors que j’ai d’autres choses à faire. »

Je désigne d’un geste ironique le bâtiment qui se dessine derrière les arbres, après la barrière qui nous cache une bonne partie du domaine.

« C’est pas ça le problème, Aelle. Moi aussi j’ai mes périodes où j’ai envie de voir personne et je ne passe pas ma vie chez papa et maman ! Mais toi tu agis comme si tu nous en voulais. Non, m’interrompt-il en me voyant ouvrir la bouche, ne me dis pas que ce n’est pas le cas. Ne pas répondre aux hiboux de papa, ne pas t’excuser pour le comportement de merde que tu as eu ces dernières années, ne pas nous expliquer toutes les crasses que tu nous as faites parce que tu allais mal… Je te rappelle que tu t’es barrée de la maison pour aller chez Narym, sans prévenir personne ! »

Je pousse une exclamation agacée, mes bras se soulèvent en un mouvement colérique. Encore cette histoire ! Ils ne cesseront donc jamais !

« Tu vas pas recommencer avec cette affaire, sifflé-je en le fusillant du regard. Ça fait plus d’un an et j’avais mes raisons !
Tes raisons ne sont pas acceptables à partir du moment où elles nous sont encore, plus d’un an après, toujours inconnues. Mais ce n'est pas le souci. »

Il secoue la tête et se passe une main sur le visage. Il prend une grande inspiration, le regard baissé sur le carton qui trône entre nous, représentant à lui seul tout ce que me reproche ma famille et qui pèse beaucoup plus lourd sur mes épaules que je le pensais.

« Si tu n’as rien à nous reprocher, montre-le nous. Ramène ce carton dans ta chambre et replace tes affaires toi-même, reste dîner, discute avec maman de son travail, avec papa de ses projets. C’est pas compliqué, non ? C’est si difficile pour toi ? »

Je me mure dans un silence colérique. La vérité, c’est que oui, cela me paraît difficile, tout simplement parce que je n’ai aucune envie de faire ce genre de choses, mais que toute ma famille semble trouver cela normal de me forcer à agir d’une façon totalement opposée à tout ce que je suis. Je n’ai pas envie de faire ces choses, je ne veux pas venir dîner à la maison, je n’ai pas envie de questionner mes parents sur leur vie. J’ai envie de retourner dans ma chambre, de poursuivre mes études, d’oublier que le monde existe autour de moi. Je veux me concentrer sur mes recherches et ne pas penser au reste. Le reste ne compte pas. Le reste n’a aucune importance.

Un bruit de transplanage vient troubler notre silence. Un étudiant bruyant échange quelques paroles hilares avec les gardiens avant de pénétrer sur le domaine. Je me tords le cou pour le regarder afin de fuir le regard implacable que pose Zakary sur moi.

« Tu vas le faire ? insiste-t-il.
Non, grondé-je. Ramène-le.
Aelle…
Je t’ai dit non. » Mon ton lui fait refermer la bouche. Je n’ai plus envie de rire ou de me disputer. J’en ai assez de ces histoires, assez d’eux. « Ramène-le et arrête de me prendre la tête ! »

Il doit se passer quelque chose dans son esprit à ce moment, parce que son visage perd tous ses éclats colériques et se lisse brutalement. Un sourire triste lui étire soudainement les lèvres. Je sais qu’il est triste, parce que Zakary n’a jamais cherché à cacher ses émotions : on peut lire en lui comme dans un livre ouvert, même moi je sais le faire. Il ouvre la bouche. Que va-t-il dire ? Me prévenir que je finirai seule et abandonnée de tous ? On me l’a déjà dit, va, je saurais m’en accommoder. Ou alors va-t-il m’affirmer, comme il l’a fait à plusieurs reprises ces derniers mois, surtout par courrier, qu’il ne changera pas de comportement avec moi tant que je ne m’expliquerais pas ? Peut-être est-ce un mélange de tout cela, mais à son expression, je comprends qu’il fait marche arrière et ravale la phrase qu’il avait sur le bout de la langue pour me dire :

« Moi aussi je te dis non, Aelle. »

Sur ces paroles mystérieuses, il baisse sa baguette sur le carton et avant même que je puisse comprendre ce qu’il se passe il transplane, laissant derrière lui un incommensurable chaos. Expulsées du carton par son sortilège, mes affaires s’éparpillent autour de moi dans une explosion de livres, de vêtements et de babioles qui retrouvent magiquement leur taille normale en retombant dans la neige. Je lève le bras pour me protéger des projectiles et recule précipitamment, ce qui me laisse tout le loisir d’observer le carnage que vient de créer mon frère avant de disparaître.

Comme par hasard, c’est à ce moment-là que choisit de rentrer à l’école une bande enivrée de jeunes gens qui s’esclaffent en regardant les dégâts. Il faut dire qu’il y a de quoi rire : de vieilles robes de sorcière que je ne porte plus pendent aux branches, déjà humidifiées par la neige, des livres gisent par terre, les pages au vent, des tas de livres dont les couvertures et les pages s’abîment à chaque seconde qui passe ; des plumes, des objets sans valeur, sablier, cadre photo, petites boites, paquets de lettres qui s’éparpillent au vent et là, reposant royalement au plus proche du chemin, un calmar en peluche d’un bon mètre de haut, deux d’envergure, me nargue de ses yeux moqueurs.

« C’est ta peluche, Bristyle ? »

Je me tourne vers la voix que suit aussitôt un éclat de rire. Un type de petite taille se tient là, cheveux bouclés, châtains, yeux vicieux. Évidemment, il fallait que ce soit lui. Dimitri Jones. Abruti notoire qui n’hésite pas, depuis ma deuxième ou troisième année, à se moquer de moi dès qu’il en a l’occasion. Depuis que nous nous sommes retrouvés dans la même université, pourtant, il semblait vouloir faire amende honorable. Comme s’il se souvenait de sa soudaine et peu sincère résolution, il affiche un air penaud et se frotte l’arrière du crâne.

« Enfin, je veux dire qu’elle est chouette. Ça va ? Tu veux que je t’aide à ramasser ? demande-t-il d’une voix hésitante en s’approchant sous les regards amusés de ses amis.
Dégage, Jones.
Je peux t’aider, si tu ve…
Dégage ! »

Je fais un pas vers lui, un seul, les poings serrés, baguette dans la main, le visage bloqué en une grimace haineuse. Il recule précipitamment et manque de s’affaler dans la neige. Il marmonne une excuse, à moins que ce ne soit une insulte, et force ses amis à s’éloigner. Je les regarde partir jusqu’à ce qu’ils aient passé le portail et cessé de se retourner vers moi. Alors seulement, je me concentre sur mes affaires et entreprends de les rétrécir et de les rassembler dans le carton, non sans fomenter contre mon frère de terribles vengeances que je ne mettrai jamais à exécution.

22 avr. 2024, 13:44
Le carton  Recueil d'OS 
Jeudi 11 février 2049
Dortoir 28 — AESM
1ère année à l’AESM



Rockfield sort de la salle de bains comme elle le fait toujours : les cheveux dégoulinants sur le parquet et une serviette accrochée autour du buste. C’est à peine si celle-ci descend suffisamment pour cacher le haut de ses cuisses. Je ne lui jette pas un seul regard. J’ai appris à l’ignorer à chaque fois qu’elle sort de cette fichue salle de bains. Et encore, je devrais me réjouir : les premières semaines, elle se promenait dans la chambre sans tee-shirt ou sans pantalon, me faisant la démonstration de sa peau avec une insolence aberrante. J’ai élevé la voix à de nombreuses reprises, jusqu’à ce qu’elle comprenne que la politesse exigeait au minimum d’elle qu’elle porte une serviette en sortant de la salle de bains.

Elle fait des allers-retours entre son lit, son armoire et la petite pièce d’eau d’où s’échappe une tiède vapeur d’eau. D’un geste de la baguette, j’ouvre la fenêtre pour faire courant d'air. Insensible à ma présence, Rockfield chantonne à mi-voix en triant ses vêtements — ou peu importe ce qu’elle pense important de faire alors qu’elle est dans cette tenue, que c’est le soir, qu’elle n’a pas prévu de sortir et de faire autre chose que d’enfiler un pyjama et de perdre son temps à lire des livres idiots. Installée à mon bureau, un grimoire de Génie magique sous le bras, un parchemin de l’autre côté, je rédige sérieusement une dissertation qui me vaudra à coup sûr une très bonne note. Le brouhaha de ma colocataire est un bruit de fond habituel qui ne me dérange plus. Je me perds dans mon travail et oublie complètement sa présence, jusqu’au moment où une injure particulière vulgaire s’échappe de la bouche de la blonde.

Je me retourne, les sourcils froncés. Toujours tant de bruits ! Sur mon lit, Zikomo lève la tête, réveillé par l’éclat. Et même Nyakane qui était planté sur le bureau à mes côtés pour lire ce que j’écrivais redresse le cou pour la regarder.

« Tu me saoules avec ce carton, Bristyle ! » s’exclame la jeune femme.

Et comme preuve de son énervement, elle s'agrippe à la poignet de la porte de la salle de bain et abat celle-ci trois fois de suite sur le pauvre carton qui n’a rien demandé et qui prend la poussière dans le petit espace dans l’entrée. Je me lève dans un mouvement d’humeur.

« Mais arrête !
Il prend toute la place ! »

J’avale les quelques mètres qui me séparent de Rockfield et tends mon bras devant son buste pour la forcer à reculer. L’air farouche, elle croise les bras sur sa poitrine — pour se protéger de moi ou pour empêcher sa serviette de tomber, je n’en sais rien — mais ne s’éloigne pas pour autant.

« Ça fait une semaine que c’est là ! s’agace-t-elle en élevant la voix.
N’abuse pas, ça fait à peine quelques jours !
J’en ai marre, on a pas la place pour ça. Fous-le dans ton armoire ou fais-le disparaître !
Tu te moques de moi ? répliqué-je en désignant le reste de la chambre d’un grand geste. T’as vu le bordel que tu laisses partout, constamment ? Alors ne me prends pas la tête avec un pauvre carton.
Mon bordel reste de mon côté ! Ton carton est à droite, la droite c’est à moi. »

Impossible de retenir l’éclat de rire ahuri qu’elle m’arrache. L'étendue de sa bêtise me laisse parfois pantoise et surtout son habitude de donner de l’importance à des détails qui n’en ont pas. Puisqu’elle ne se recule pas, c’est moi qui fait un pas en arrière, ne supportant pas d’être proche d’elle. Mais je lui arrache le contrôle de la porte de la salle de bains.

« C’est seulement dans la chambre, ça, pas dans l’entrée, Rockfield, lui dis-je sur un ton cassant. Sinon je ne pourrais même pas aller dans la salle de bains puisqu’elle est sur la droite. »

Elle lève les yeux au ciel et me foudroie du regard avant de repartir vers son lit.

« Tu sais très bien ce que j’ai voulu dire. Ton truc, là… » Elle désigne d’un geste méprisant le carton qui contient tous les souvenirs de mon enfance et qui représente plus de la moitié de mes possessions. « Ça prend toute la place et j’en ai marre, alors fais quelque chose ! »

Elle est maligne, elle ! Et en faire quoi ? Le carton ne rentre ni sous mon lit ni sur le dessus de mon armoire, et j’ai déjà essayé de réduire davantage sa taille. Quant à l’intérieur de l’armoire ? Rockfield sait très bien que je n’ai pas la place de le mettre là-dedans. Que me reste-t-il comme possibilités ? Elle ne sait pas, Rockfield, elle ne sait pas que je ne peux pas le laisser chez Narym, ni chez mes parents, que je ne risque pas de demander à ce gros abruti de Zakary de le garder pour moi — bref, que je n’ai aucun endroit où le stocker. Et de toute manière, je fais ce que je veux de mon carton, par Merlin !

« Je fais déjà quelque chose, sifflé-je avec colère, je le laisse là. Si tu n’es pas contente, c’est ton problème. »

Je me dirige vers mon bureau et me laisse tomber sur la chaise. Je croise le regard de Nyakane mais, fort heureusement, il garde sa langue dans son bec.

« Un jour tu vas rentrer dans la chambre et tu trouveras plus ton carton, marmonne Rockfield dans mon dos en fouillant avec brusquerie sur le tas d’habits amoncelés sur son lit, et ce sera ta faute. »

Je tords la nuque pour la regarder. Elle s’arrête pour me lancer un regard goguenard. Je devine sur ses lèvres un sourire moqueur mal retenu.

« Rockfield… »

Je ne sais pas si c’est mon ton menaçant qui la fait se tourner vers moi ou l’emploi de son nom ou la suspension de ma phrase, mais le fait est qu’elle me lance un regard méfiant.

« Je te conseille de ne pas toucher à ce carton, articulé-je lentement pour qu’elle ait bien le temps de saisir ce que je lui dis.
Quoi, t’essaies de me menacer, là ? »

Elle s’esclaffe ; que ce soit réellement une menace ou non, elle n’y croit guère.

« C’est ce que je fais, ouais. Je connais des sortilèges qui te feraient regretter très fort d’avoir osé déplacer ce carton. Et par déplacer j’entends poser ta main dessus. »

Oh oui, un sortilège qui te brûlerait tellement la peau que même en la mettant sous l’eau, tu aurais encore l’impression que ta main est dévorée par les flammes. Et cette sensation ne te quitterait pas des jours durant. Alors, Ashley Rockfield, réfléchis-y à deux fois avant de toucher à mes affaires.

Évidemment, je ne dis pas cela à voix haute. Je ne suis pas encore suffisamment folle pour évoquer un sortilège de magie noire devant mon écervelée de colocataire. Mais je pense qu’elle comprend à mon ton et à mon regard noir que je suis sérieuse, car elle ravale la réplique qu’elle avait sur le bout des lèvres. À cet instant, je suis persuadée que nous repensons toutes les deux à la même chose : à cette terrible nuit de décembre et à ma baguette pointée sur elle.

« Une semaine, siffle-t-elle avec un temps de retard. Je te laisse une semaine pour faire un truc de ton carton parce que j’en ai marre de l’avoir en plein milieu du chemin. »

Puis, pyjama froissé dans la main, elle file s’enfermer dans la salle de bains en prenant soin de claquer la porte derrière. Je me laisse aller contre le dossier de ma chaise en soupirant. Je me frotte les yeux pour tenter, en vain, d’effacer la fatigue qui pèse dans mon esprit. Zikomo et Nyakane ne disent rien mais je sais ce qu’ils pensent : que je devrais retourner à la maison de mes parents pour ranger mes affaires dans ma chambre. Cela paraît si simple sur le papier, tellement simple ! Mais quelque chose à l’intérieur de moi s’y refuse avec une telle ardeur que je n’essaie même pas d’aller contre ses désirs.

Cette situation me fatigue plus qu’elle ne le devrait. Ce carton, simple carton, hante mes pensées à des moments où je devrais être complètement concentrée sur autre chose : durant les cours, mes révisions, pendant mes lectures et mes entraînements. Je me souviens des mots de maman et de ceux de papa. Ils tournent en rond dans mon esprit, alors que la seule chose que je désire, c’est d’être en paix. Mais je les sens, papa et maman, je les sens impatients que je vienne leur parler de choses sur lesquelles ne peuvent pas être mis de mots. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils attendent de moi. Aucune idée.

Quand j’essaie de me concentrer sur leurs attentes, j’ai l’impression que mes pensées m’échappent. Ils veulent des explications sur mon comportement de ces dernières années, que je leur parle de ce qui m’arrive mais… Il ne m’arrive rien. Absolument rien. Il n’y a rien qui corresponde à leur attente dans mes souvenirs, rien du tout. Ma fugue de l’été entre ma sixième et ma septième année ? Je n’arrive pas à me souvenir de mes motivations. Était-ce la faute d’Elowen ? Et mon absence de cet été ? Les deux long mois de juillet et d’août forment une sorte de mélasse dans mon esprit. Une mélasse qui rend inutile tout effort d’y retrouver des images ou des explications. Je n’ai aucune idée de ce que j’ai fait si je n’étais pas chez mes parents ou chez Narym. Le résultat de tous ces efforts vains me vaut régulièrement des maux de tête et j’en viens à me persuader qu’ils ont rêvé et qu’ils attendent des explications pour des choses qui ne sont pas arrivées. La preuve étant que je n’ai pas réellement de raison d’aller mal et que je ne vais pas mal. Ma vie ne se déroule-t-elle pas exactement comme je l’avais prévu ? J’ai validé mes ASPIC avec brio, je suis dans l’école que je désirais, je vis même seule — presque seule. Je n’ai aucune explication à leur fournir. Alors quoi ? Devrais-je leur dire une bonne fois pour toute que je n’ai pas envie de les voir ? Peut-être ont-ils raison. Peut-être est-ce ça la réponse. Une simple envie de tranquillité et de solitude.

Je hausse les épaules pour me débarrasser de ses pensées encombrantes. Je cligne des paupières, me frotte une nouvelle fois les yeux et récupère ma plume pour continuer ma dissertation. Avec une simplicité enfantine, j’efface mes pensées et mes problèmes pour me concentrer sur mon devoir, comme je sais si bien le faire.

hier, 11:51
Le carton  Recueil d'OS 
Vendredi 12 février 2049
Godric’s Hollow, quartier Peverell
1ère année à l’AESM



Un orage sévit au-dessus de l’Angleterre. Derrière d’épais nuages noirâtres, le tonnerre gronde comme un gigantesque monstre en colère, un grognement venu du fond des âges qui fait trembler le monde et qui plonge la ville sous une atmosphère lourde et dangereuse. Les éclairs traversent le ciel, illuminant à intervalle trop rapproché la façade luisante de pluie des bâtiments déjà parés de leur atours nocturnes. Les bruits habituels de la ville sont camouflés par les cris de colère de l’orage ; les passants perdent en consistance derrière le rideau de pluie, je suis seule au monde dans cette ruelle, raide et frigorifiée sous mon Umbrella.

Se dessine devant moi une façade comme il s’en fait tant dans le quartier Peverell. Un immeuble parmi les immeubles. Mais c’est de celui-ci que s’échappera bientôt Aodren : si j’en crois les incessants bavardages dont il m’a accablé les dernières fois où nous nous sommes vus, il quitte son service à 19h pétante tous les vendredi — et il n’est pas sorcier à faire des heures supplémentaires, surtout pas au profit de ce « travail de scroutt à pétard, j’te jure je vais finir par me tirer, j’en peux plus de faire semblant de rentabiliser mon diplôme dans ce trou à rats de… ». La fin était vulgaire. C’est rare qu’Aodren soit vulgaire.

L’horaire est dépassé d’une minute. L’impatience se fait ressentir. Je déteste être ici. Je déteste ne pas avoir prévu ce rendez-vous. Je déteste me sentir forcée par les menaces idiotes de Rockfield. Je perds mon temps et pour quoi ? Pour un carton. Un ridicule carton qui est trop grand pour passer sous mon lit et qui est rempli de conneries dont je ne sais que faire mais que je suis incapable de jeter. J’en veux à maman de m’avoir fait cette méchante et sournoise surprise ; à papa de ne pas avoir été capable d’empêcher son fils d’aller dans ma chambre récupérer mes affaires ; au fils en question d’être un abruti notoire ; à Rockfield d’être une emmerdeuse ; à ma famille entière d’être si attachée à des détails si peu importants. Sérieusement, qui se préoccupe du temps qui passe entre deux visites à un membre de sa famille ? Qui se préoccupe de savoir depuis quand sa fille n’est pas venue dîner dans sa maison d’enfance ? Qui se préoccupe, par la barbe de Merlin, de la signification d’un carton ?

Certainement pas moi. Ça non. Je n’agis que par nécessité matérielle. Je n’ai pas de place dans ma chambre donc je dois trouver une solution, c’est aussi simple que cela. Cela n’a rien à voir avec la colère sourde qui ne semble plus vouloir me quitter depuis que maman m’a fait venir à l’hôpital, ni même avec ma difficulté à me concentrer parce que mon grand-frère me harcèle littéralement de courriers pour me prouver un amour de toute façon inexistant. Moi, il n’y a qu’une seule chose qui m’intéresse : la magie. Le reste n’a absolument aucune emprise sur moi.

« Aelle, qu’est-ce que tu fous là ? »

La voix d’Aodren perce le rideau de pluie qui me coupe du monde. Je relève les yeux et j’ai la surprise de le voir devant moi. Il n’a même pas levé sa baguette : l’eau ruisselle sur son visage et plaque ses cheveux sur son front. Il plisse les yeux pour mieux me regarder.

« Lève ta foutue baguette pour te protéger de la pluie, sombre idiot, sifflé-je en le foudroyant du regard, j’ai aucune intention de te prêter mon sortilège !
Ah, euh…, balbutie-t-il, dépassé par ma soudaine (et inexplicable) colère. Oui, attends. »

Profondément agacée, je ne bouge pas d’un iota tandis qu’il se démène avec son sac, sa cape, sa robe de sorcier et toutes ses couches de vêtements pour dénicher son catalyseur qu’il avait caché je ne sais où. Au bout d’une éternité, il parvient enfin à se protéger de la pluie qui tombe dru au-dessus de nous. Il s’approche de moi pour ne pas avoir à crier.

« Ça ne va pas, Aelle ? demande-t-il sur un ton inquiet.
Qu’est-ce qui te fait dire ça ? répliqué-je d’une voix cassante.
Tu as l’air en colère et tu viens me voir sans prévenir, précise-t-il.
C’était une question rhétorique. » Je lève les yeux au ciel, incapable d’expliquer pourquoi tout chez lui me semble agaçant — Aodren n’était-il pas mon nouveau membre de la famille préféré ? « Faut que je te demande un truc.
Ok… On avait prévu de se voir ? »

Merlin, est-il réellement plus idiot que la dernière fois que je l’ai vu ou est-ce seulement ma colère qui me fait le juger si sévèrement ? J’aurais des dizaines de phrases à répliquer, toutes plus méchantes les unes que les autres, pour combler mon besoin soudain de le fracasser de mes mots, de me défouler, de me venger de maman, de papa, de Zakary, de Rockfield et surtout de Narym ; il ferait le parfait bouc-émissaire. Mais j’ai besoin de lui. Et il est le dernier membre de ma famille qui ne me méprise pas. Et que j’ai envie de voir. La plupart du temps. Pas aujourd’hui, semble-t-il.

« Non, » dis-je après quelques secondes de silence en forçant mes sourcils à se défroisser.

Aodren hoche doucement la tête. Il me toise avec curiosité, mais je le connais suffisamment pour savoir que j’ai déjà gaspillé une bonne partie de sa patience. Il y a longtemps que ce frère-là n’accepte plus que je l’insulte à chacune de mes phrases. Il paraît hésiter à me dire quelque chose, mais il se retient au dernier moment. Il se passe la main dans les cheveux, autant pour les en débarrasser des gouttes de pluie que pour traduire sa nervosité. Finalement, ses lèvres se courbent en un petit sourire tendu.

« Tu veux qu’on aille quelque part ? Je connais un b…
Non. »

Il referme la bouche. J’essaie de dire autre chose, mais rien ne me vient.

« Ok… Donc on reste sous la pluie et dans le froid. »

Je n’aurais jamais dû venir. C’est évident, maintenant. J’aurais pu imprégner le carton de sortilège pour le protéger de la météo et le laisser au Plateau. Oh, Merlin… Pourquoi n’en ai-je pas eu l’idée avant ? Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? Cela me parait si évident, maintenant ! Allez voir un membre de ma famille pour qu’il m’aide, ah ! quelle bêtise ! Depuis quand suis-je aussi…

« Est-ce que c’est… Aelle, me dit pas que c’est… »

Son regard horrifié est dirigé vers mes pieds, plus exactement l’arrière de mes pieds où se trouve, sagement rangé contre le mur et prenant doucement mais sûrement l’eau, un carton qui hante mes cauchemars. Il les hante littéralement. Il y a quelques nuits, je me suis retrouvée coincée dans un monde onirique dans lequel ce carton représentait littéralement la chose la plus effrayante pour moi et peu importe où je tentais de fuir, je finissais par le retrouver près de moi. Un peu comme dans la vie réelle.

« Non, non, non ! » Aodren secoue vivement la tête, une moue désabusée sur les lèvres. « Je refuse de me retrouver mêlé à vos affaires, là. Je trouve tout ça complètement idiot. Maman a été bête de réagir comme ça et toi tu es encore plus bête de refuser de le ramener toi-même à la maison. Me mêle pas à ça ! »

Je soupire. Je n’ai jamais aimé qu’on dramatise comme il le fait. Ce n'est pas comme si c’était une affaire d’État, non ?

« C’est bon Ao, c’est pas grand chose, il faut juste que tu…
T’es sérieuse ! »

Il se passe une main sur le visage, me camouflant les reproches silencieux que formulaient ses yeux verts. Je m’efforce de ne pas hausser le ton, malgré tout l’agacement qu’il m’inspire. Ils ont tous un problème dans cette famille, c’est incroyable.

« Je te demande seulement de prendre quelques affaires et de les garder dans ta chambre, dis-je d’une voix lente et maîtrisée.
Tu me “demandes juste”, c’est ça, geint-il. Entre toi et Narym qui insiste pour que je te pose toutes sortes de questions inutiles, j’en peux plus.
Il fait ça ? m’étonné-je, sans prendre en considération le reste de ses paroles.
Oui, réplique mon frère d’une voix cassante en m’épinglant de ses yeux colériques, il fait ça puisque tu ne réponds pas à ses courriers !
J’ai rien à lui dire.
Ouais, bien sûr. »

J’ai l’impression d’entendre une légère pointe d’amertume dans sa voix mais puisque je ne parviens pas à l’expliquer, je décide de faire comme si elle n’existait pas.

« Juste quelques affaires, insisté-je malgré les signes évidents d’impatience que montre Aodren. Comme ça je pourrais mettre le reste dans ma chambre, à l’Académie.
Aelle, sérieux, y’a quoi dans ce carton que tu veux garder ? Si c’est important pour toi, pourquoi tu ne…
Oh, lâche-moi ! C’est bon, j’ai compris. »

Je le mitraille du regard. L’inconfort de me tenir devant lui pour lui demander ce service se transforme en quelque chose de douloureux et d’insupportable.

« Tu veux rien faire pour moi, c’est bon, j’ai capté ! »

Je me penche tant bien que mal pour récupérer le carton, salissant de ce fait l’avant de cape quand elle rentre en contact avec l’objet détrempé.

« Aelle, le prend pas comme ça…
Je le prends comme je veux, sifflé-je en le contournant pour m’éloigner dans la rue.
C’est juste que je veux pas prendre parti, explique-t-il en me suivant et en essayant de croiser mon regard.
Bah c’est loupé : tu prends clairement celui de maman, là.
Mais non, je…
Ah ouais ? Prouve-le moi ! »

Je m’arrête subitement, si bien qu’il me dépasse de quelques pas avant de s’immobiliser à son tour. Il me regarde d’un air désespéré. Il lève les bras autour de lui dans un signe d’impuissance, se passe la main dans les cheveux, enroule ses manches entre ses doigts comme il le fait depuis tout petit quand il ressent de fortes émotions. Je le sens à deux doigts d’accéder à mes désirs. Alors je ne bouche pas, je fais peser sur lui toute la force de mon regard noir. Et enfin, à un moment, ses épaules se relâchent, son regard se baisse :

« Je peux te prendre deux trois trucs pour les mettre dans mon armoire… Mais pas tout, je te préviens ! »

Pas tout pour le moment.

« Ok ! » m’exclamé-je vivement, désireuse de ne pas laisser passer l’occasion.

Je m’accroupis dans la ruelle, à peine conscience de ma baguette de guingois et des gouttes qui me tombent sur le crâne malgré les efforts d’Aodren pour me prêter un bout de son sortilège. Je pose mon carton et farfouille à l’intérieur.

« Ça, décidé-je en attrapant Calmar le calmar par une tentacule et en le levant au-dessus de ma tête. Je me tords le coup pour croiser le regard de mon frère. « Allez, prends-le ! Puis ça… » Une pile de livres rétrécit. « Et ça… » Une seconde pile. « Et ça… » Plusieurs vêtements qui se déplient lorsque je les tends à Aodren. « Ah, et ça. »

Je me relève, une boîte en bois dans les mains. Même rétrécit, elle a la taille d'un livre de taille standard. Le jeune homme me lance un regard accablé.

« C’est trop, Aelle !
Non, réfuté-je. Tiens. Par contre, je te jure que si tu fouilles dedans je te tue. Crois-moi ou non, j’ai le moyen de savoir si tu as fouillé. »

C’est faux. Mais je préfère être prudente. Se cache dans cette boîte d’infâmes horreurs que je garde précieusement depuis ma première année, que j’aimerais avoir la force de jeter, mais que je garde malgré les mauvais souvenirs auxquelles elles sont associées. Aodren attrape la boîte sans me cacher tout l’agacement que cela lui inspire. Il a les bras chargé de mes affaires et me fusille du regard.

« Je ne suis pas du genre à fouiller dans des affaires qui ne m’appartiennent pas, réplique-t-il d’une voix froide qui me fait comprendre que je l'ai vexé ; il continue sur un ton sarcastique : c’est bon, ça te semble suffisant, là ?
Mh… » Je réfléchis un instant, le regard baissé vers le carton. « Oui. Oui, c’est suffisant.
Je te trouve ridicule. »

Cette phrase prononcée sur un ton très calme me semble tellement sincère qu’elle s’infiltre dans les replis de mon cœur pour venir se planter dans ses parties les plus sensibles.

« Tu vois jusqu’où tu es prête à aller juste pour ne pas rentrer à la maison ? »

Je me mordille la lèvre, outrée qu’il ose me faire des reproches. Je m’apprête à riposter, mais il ajoute :

« Je ne comprends pas. Cela dit, je ne comprends pas non plus maman. Je ne pense pas que j’ai envie de vous comprendre, » conclut-il.

Je hausse vaguement les épaules avant de me pencher pour refermer mon carton et le caler sur mes hanches, ma baguette occupée à me protéger de la fureur du ciel. Je sais qu’il ne me comprend pas et je n’espère pas qu’il le fasse. Cela fait longtemps, maintenant, que j’ai cessé de croire que qui que ce soit pouvait me comprendre.

« Tu fais quoi demain ? »

Je le laisse croiser mon regard étonné. Il attend patiemment ma réponse en essayant tant bien que mal de glisser mes livres dans sa poche. Avec un soupir je m’approche de lui pour attraper ce qui encombre ses bras et les ranger dans sa cape. Concernant Calmar le calmar, il est beaucoup trop gros, ses tentacules dépassent des bras d’Aodren. Les grands yeux de la peluche m’observent avec sévérité, son corps pressé contre le torse du jeune homme.

« Pourquoi ?
Je t’invite à un spectacle. Ça s’appelle Mesmerized, on m’a dit que c’était absolument fabuleux ! J’ai eu d’excellents retours, viens avec moi, Aelle !
Je t’emmerde avec mes affaires et tu veux m’inviter à un spectacle ?
Aah ! s’exclame-t-il avec un sourire victorieux. Donc tu n’es pas totalement imperméable à l’agacement que tu m’inspires. » Je le laisse s'esclaffer. « Contrairement à toi, je n’ai aucune raison d’être rancunier. J’aurais pu dire non, j’ai décidé de dire oui, je ne te le reprocherai pas pendant des mois. Par contre, j’ai envie d’aller voir un spectacle demain et j’aimerais que tu m’accompagnes.
Pour te venger ? »

Il soupire.

« Non.
En dédommagement, alors ?
Non, Aelle ! Par la barbe de Merlin, tu ne veux pas juste accepter l’idée que j’ai envie de passer du temps avec toi ? »

Je hausse les épaules, inconfortable. Je doute qu’il ait réellement envie de passer du temps avec moi, il doit voir une envie inconsciente de me faire payer mon comportement.

« Je viendrai.
Trop bien ! »

Son immense sourire illumine la noirceur de cette soirée. En réponse, je lève les yeux au ciel et soupire encore plus fort.

« C’est bon, c’est réglé ? Je peux me tirer ?
Rendez-vous à 18h30 devant la salle de spectacle demain.
Ouais, c’est ça. »

J’affirme la prise de mes doigts autour du manche de ma baguette. Le ciel gronde. Un éclair illumine brièvement le visage apaisé de mon frère. Je me demande ce qu’il répond à Narym lorsque celui-ci lui pose des questions sur moi. S’il lui parle des moments que nous passons ensemble ; Narym est-il jaloux ? Je l’espère.

Un dernier regard à Aodren et je fais demi-tour, m’éloignant de quelques pas avant de transplaner dans un craquement bruyant, toujours en compagnie de mon carton.

Les semaines passant, mes affaires trouvent des places à occuper : le fond de mon armoire, le dessous de mon lit, la chambre d’Aodren. Rien ne retourne dans ma chambre du Domaine Bristyle, pas même moi pour rendre visite à mes parents ou pour régler cette histoire. Mais arrachées de l’endroit où elles auraient dû se trouver, mes vieilles affaires d’enfant continuent de peser sur mon esprit. Comme d'angoissants souvenirs dont on ne parvient pas à se débarrasser ou des inquiétudes que l’on a pas envie de régler. Je les sais présente, quelque part, comme désagréables preuves que tout ne va pas bien, et cela suffit à ternir mon quotidien.

— Fin —