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24 nov. 2023, 12:10
Cet endroit qui me rappelle la maison  Recueil d'OS 
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Dans ce sujet seront répertoriés différents OS tournant autour de la vie d’Aelle chez son grand frère, Narym.


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03-10-48 | Vous êtes ?
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Dernière modification par Aelle Bristyle le 28 nov. 2023, 14:50, modifié 1 fois.

28 nov. 2023, 14:49
Cet endroit qui me rappelle la maison  Recueil d'OS 
La scierie < PRÉCÉDEMMENT
VOUS ÊTES ?
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Samedi 3 octobre 2048
Mochdinam
1ère année à l'AESM



Je tombe à genoux dans un râle douloureux. Le malaise dû au transplanage met encore plus de temps que d'habitude à disparaître. Je patiente les yeux fermés en essayant de toutes mes forces de ne pas rendre sur le trottoir la seule chose que j'ai avalée ce soir, soit cette boisson alcoolisée qui m'a laissée un goût âcre dans la bouche. Au bout d'un temps interminable, je parviens à me relever en m'appuyant sur mes jambes et en maugréant à mi-voix.

La rue est calme autour de moi. Les façades des bâtiments sont illuminées par des lanternes à la lueur faiblarde. Un vent insidieux me fait frissonner. Je serre les pans de ma cape autour de moi en m'avançant vers la porte d'entrée du bâtiment de Narym. Monter les escaliers me semble plus hasardeux que jamais. J'ai du mal à me concentrer sur les marches et sur le simple fait de grimper sans faire du bruit. De fait, bruit il y a. Ponk ! ponk ! à chaque fois que je pose le pied sur les degrés en bois. Je retiens un rire impromptu, amusée par l'idée que l'on puisse m'entendre de l'intérieur des appartements et se demander qui je suis.

Dernier étage. Appartement de Narym. Je ne sais pas quelle heure il est. Tard, mais Minuit ne peut pas être dépassé. Narym n'a jamais été un couche-tard, il y a de grandes chances pour que je le réveille. Peu importe. Avant même d'avoir terminé de conceptualiser ma pensée, mon poing frappe trois fois contre le battant en bois. J'attends impatiemment. Ma tête lourde dodeline. Moins de dix secondes passent. Je frappe trois fois de plus. Allez, Narym ! Je veux dormir et oublier cette soirée !

La porte s'ouvre à la volée. Mon frère se dessine dans l'encadrement. Jeune trentenaire aux cheveux en catogan vêtu d'une jolie chemise vert bouteille. J'aurais dû dire « bonsoir » ou au moins « désolée de te déranger, je peux rester dormir ici ? », mais la première chose qui franchit mes lèvres, c'est :

« T'es bizarrement bien habillé pour un samedi soir, toi. »

J'ai l'impression d'avoir mâché la moitié des mots mais à en croire le sourcil perplexe qui se lève sur le front de mon grand frère, il a compris ce que je lui ai dit.

« Et toi tu te trouves sur mon palier à une heure bien tardive. »

Nous nous affrontons du regard, mais Narym n'étant pas Zakary son visage s'étire rapidement en un doux sourire de bienvenue. Je fais mine de m'avancer mais il ne s'écarte toujours pas pour me laisser entrer.

« Tout va bien, Ely ? me demande-t-il d'une voix douce.
Génial, ouais. C'est que je me disais que ce soir, je pouvais... »

Il ne parait pas m'écouter, se retourne pour regarder à l'intérieur de son appartement puis ramène son regard sur moi.

« Rester dormir ici ? termine-t-il néanmoins. Oui, évidemment, évidemment. Euh... »

Il hésite mais se décale finalement pour me laisser entrer. Je pénètre dans le salon, soupirant de bien-être quand la chaleur réchauffe le bout de mes doigts glacés. J'ôte ma cape que j'envoie s'accrocher au porte manteau avant de m'approcher de la cheminée dans le coin salon pour présenter mes mains au feu. Sans transition aucune, sans introduction, sans préparation, je tourne la tête vers Narym, planté dans l'entrée dans sa jolie chemise verte comme s'il ne savait pas quoi faire de ses quatre membres, et je lui balance :

« La lanterne du Pitiponk, tu connais, toi ? »

Son visage exprime tout à coup une surprise hilare. Il glousse en s'approchant :

« Non, ne me dis pas que tu as été traînée à une de leur soirée ? Pas toi ! s'amuse-t-il en se laissant tomber dans le fauteuil, sur ma gauche.
Tu aurais pu me prévenir ! m'exclamé-je en lui lançant un regard noir. Toi, Naël, Aodren et même Zak, vous avez tous fait au moins une année d'étude en Grande-Bretagne, je suis sûre que vous connaissez tous ce putain de Pitiponk ! »

Narym ne parvient pas à retenir le sourire qui lui grignote les joues. Il rit franchement en secouant la tête.

« Je n'y ai pas pensé, sinon tu penses bien que je t'aurais expliqué. »

Je me contente d'un « mh » boudeur en ramenant mes yeux sur les flammes de la cheminée. Je sais qu'il est sincère et qu'il aurait cherché à me prévenir s'il s'en était souvenu. Je ne lui en veux pas réellement, mais je n'arrive pas à accepter d'être passée pour une idiote, là-bas. Devant Adler, d'une part, et devant cette abrutie de Rockfield, d'autre part. C'est vraiment ridicule.

Je soupire et frotte mes mains l'une contre l'autre. Désormais bien réchauffée, je fais le tour de la table basse pour m'asseoir sur le canapé. Je me sens lourde et engourdie, comme si je n'avais pas suffisamment dormi. Je laisse tomber ma tête sur le dossier, je ferme les yeux pour mieux sentir mes pensées tourbillonner dans ma tête, tourbillonner si vite que je ne sais plus train bien ce que je pense.

« J'pensais assister à une réunion. Mais en fait ils nous ont fait prendre un passage secret et puis on a atterri dans un bâtiment au milieu de la forêt. »

Ce n'est que lorsque j'entends ma propre voix que je me rends compte que je parle à voix haute.

« J'en ai marre. Les gens sont si intér... Ininté... Inintéressants, articulé-je vaillamment sans trop savoir ce que je dis, le visage barré par mon avant-bras. Tout ce qu'ils veulent c'est boire et s'amuser. J'pensais que ce serait différent, à l'ASM... L'ASM... Enfin, l'Académie. Mais non. Ils s'enivrent. Ils gâchent leur soirée. Et ils entraînent les autres. Moi je voulais pas aller là-bas, tu sais ? »

Je me redresse pour épingler Narym de mon regard. Il me regarde avec une drôle de tête. Quoi, ne me croit-il donc pas ?

« C'est vrai ! j'insiste. Je voulais pas, je voulais travailler. J'allais d'mander des précisions pour mon projet final, tu sais. Je pense que j'ai une idée, ce sera vraiment génial mais comment j'peux... Comment je peux travailler dans ces conditions ? »

Je m'arrête subitement. Je ne sais pas pourquoi je parle de ça. Narym me regarde avec de grands yeux. Il profite de mon silence pour dire :

« Aelle, est-ce que tu as bu ?
Pas grand chose, dis-je en haussant les épaules.
Et tu as transplané après avoir bu ? »

Il fait sa tête de frère pas content. Cela fait un moment que je ne l'avais pas vu ainsi. Ce qu'il vient de dire me fait brutalement prendre conscience que oui, j'ai transplané après avoir bu, chose que jamais, jamais je n'aurais cru faire. À vrai dire, je n'ai pas pensé une seule seconde que ça pouvait être dangereux. Tout simplement parce que ça ne l'était pas.

« Oui mais ça va, hein, je gère. Regarde, tout va bien. »

Je lui montre mes deux mains, comme si ça lui prouvait que je vais bien.

« Stresse pas, je sais ce que je fais.
Ce n'était pas raisonnable, Aelle, me gourmande-t-il.
Tu parles à la sorcière la plus douée d'la famille, Nar, il allait rien m'arriver.
Heureusement que je souffre pas d'un complexe d'infériorité, » grommelle-t-il dans sa barbe.

Sa blague me fait rire. Je renchéris :

« J'aurais pas dit les choses comme ça si t'avais été Naël, va. »

Narym me lance un regard réprobateur.

« C'est faux, tu aurais dit la même chose. Allez, décide-t-il dans un élan de motivation en se levant. Au lit, jeune fille. Et n'oublie pas de boire de l'eau, surtout. Je ne suis pas sûr que j'aurais le coeur à te donner une potion pour la tête, demain matin. Il faut bien que tu retiennes la leçon... Merlin, je ne pensais pas que j'aurais à faire ça avec toi, Aelle...
Et t'as pas à le faire, marmonné-je en me relevant difficilement à mon tour, ignorant sa main tendue. J'ai pas vraiment bu, t'sais. C'est à cause de cette fille, là, Rockfield.
Ta colocataire ?
Elle m'a saoulé.
Donc tu as bu ? »

Je lui secoue la main devant le visage. Je n'arrive pas à suivre le fil de cette discussion. C'est comme si j'avais de la purée dans la tête. Mes pensées vont beaucoup trop vite et moi je ne parviens pas à les suivre. J'ai envie de m'allonger et de dormir durant des heures, de très longues heures.

Narym comprend que la conversation est terminée. Il me sert un verre d'eau qu'il envoie magiquement sur ma table de chevet et me souhaite la bonne nuit. Il me dit : « N'hésite pas à me réveiller si tu ne te sens pas bien. » Il ajoute après un moment d'hésitation : « Frappe avant d'entrer. » À l'une et l'autre phrase, je réponds un « Ouais ouais » peu concerné avant de rejoindre mon lit et, je l'espère, un monde sans rêve ni cauchemar.

*


J'ouvre les yeux sur une pièce baignée dans la lumière dorée du matin. Je grogne en serrant les mains autour de mon front — j'ai un tambour dans le crâne et la bouche pâteuse. Je roule entre les draps jusqu'à attraper le verre d'eau sur la table de chevet. Je bois goulûment en observant le ciel bleu qui se détache derrière la fenêtre. Au loin, j'entends les bruits de la vie : des passants qui s'interpellent dans la rue, le cri joyeux d'enfants et plus proche le bruit de la vaisselle dans la cuisine, signe que Narym est réveillé.

Ce matin, la fatigue frappe plus durement. La nuit n'a pas été exempt de cauchemar, évidemment. Toujours cette silhouette dont je ne sais rien mais qui me semble plus importante que jamais. Ce matin, elle me manque. Cela fait comme un trou dans le coeur. Comme si le bonheur allait me fuir à jamais. Comme si jamais je ne pourrais me débarrasser de cette douleur sourde à l'intérieur de mon corps. C'est une impression étrange, incongrue. Je la camoufle sous des dizaines de pensées peu préoccupantes et je fais comme si elle n'existait pas.

En me levant, je remarque que j'ai dormi dans mes vêtements de la veille. Ma manche pue encore le Whisky.

« C'est dégoûtant, » grincé-je entre mes dents.

Un sortilège plus tard, je me retrouve avec une tenue propre complète que je m'empresse d'enfiler. Je noue mes cheveux en natte, passe à la salle de bains me débarbouiller et prends le chemin de la cuisine, prête à affronter le regard moqueur de Narym.

Je pénètre dans la pièce comme en territoire conquis mais je suis bien forcée de m'immobiliser sur le pas de la porte, la main sur le chambranle et la bouche ouverte dans une grimace de surprise. De dos devant l'évier se trouve bel et bien une personne mais si l'on en croit les courbes de ses hanches et ses long cheveux bruns ramassés en un chignon relâché, il ne s'agit absolument pas de mon frère. Elle se retourne dès qu'elle m'entend et je croise son sourire lumineux quand elle dit :

« Bonjour, Narym. J'allais pr... Oh. »

Ses mains se resserrent autour du chiffon. Son sourire se fait moins grand mais il ne quitte pas son visage. Qu'elle a de joli, d'ailleurs, mais sa beauté est gâchée lorsque je comprends ce qu'elle fait réellement ici. Je croise les bras sur mon buste.

« Bonjour, Aelle, se reprend-t-elle rapidement en déposant le chiffon sur le plan de travail. Je m'attendais à voir Narym.
Moi aussi. »

Et je le dis sans sourire ni rire, moi. Je la regarde de la tête au pied en essayant de savoir si elle était déjà là hier soir quand je suis arrivée. Cela pourrait expliquer la jolie chemise de Narym, non ?

« Vous êtes ?
Je m'appelle Gabrielle, dit-elle en s'adossant à l'évier sans se laisser démonter par mon ton froid. Je suis la maman du petit Liebel. Tu te souviens de lui ? Ton frère m'a dit que tu l'as rencontré, l'été dernier ou celui d'avant. »

Je ne me souviens pas de tous les gosses que j'ai croisés chez le précepteur Narym quand je crèche chez lui. D'une part, je ne me souviens de rien de cet été et d'autre part, l'été précédent remonte à trop loin pour que je puisse mettre un visage sur ce gosse dont je ne sais rien. Mais ce prénom me dit quelque chose. Ainsi donc, Narym sort avec les mères des enfants dont il s'occupe ?

J'ouvre la bouche pour répondre, et je ne crois pas que ma réponse aurait bien été accueillie, mais je suis interrompue par l'arrivée soudaine de Narym qui débarque dans la cuisine comme s'il craignait qu'arrive une catastrophe. Je me décale pour le laisser passer.

« Bonjour les filles ! Alors, vous faites connaissance ?
On commençait, oui, répond Gabrielle en me jetant un regard amusé en coin.
Y'a pas grand chose à dire, » dis-je en haussant les épaules.

Je pince les lèvres en faisant la moue, le regard braqué sur Narym. Va-t-il traverser la pièce pour aller déposer ses lèvres sur sa joue ? Il n'en fait rien mais il s'approche tout de même d'elle pour échanger quelques paroles dont je suis exclue. La femme s'éloigne rapidement de lui. Je la suis des yeux et ne peux m'empêcher de la trouver particulièrement antipathique.

« Je vais y aller, dit-elle à ma plus grande surprise. Je dois aller récupérer Liebel. »

Elle s'arrête près de moi avant de quitter la cuisine.

« Je suis contente de t'avoir rencontrée, Aelle. J'espère qu'on aura l'occasion de faire plus ample connaissance à l'avenir. »

Je ne réponds pas à son sourire ni à sa salutation. Je n'ai aucune envie de faire connaissance avec qui que ce soit et surtout pas elle. Narym l'accompagne jusqu'à l'entrée. Je me concentre sur la préparation du thé en tendant l'oreille dans l'espoir de glaner un mot ou deux. Évidemment, je n'entends rien.

Mon frère revient quelques minutes plus tard. Il se détache dans l'entrée de la cuisine, ses cheveux négligemment détachés lui retombent sur l'épaule. Nous échangeons un regard, j'arque un sourcil dans sa direction.

« Ça arrive souvent que tu sortes avec les mères des enfants dont tu t'occupes ? demandé-je sur un ton badin.
Aelle ! » Il me lance un regard réprobateur. « Gabrielle est une personne qui compte pour moi, fait-il en traversant la pièce pour attraper une tasse dans le placard. Je ne sors pas avec toutes les mères des enfants. Juste elle.
Juste elle, ouais, marmonné-je en levant les yeux au ciel.
Tu as quelque chose contre elle ? »

Je croise son regard par-dessus la théière dont je réchauffe le contenu.

« Je me fiche d'elle.
Tu n'en as pas l'air, pourtant. »

Je hausse les épaules sans répondre. Elle était dans la cuisine de mon frère, elle agissait comme si c'était chez elle, elle a même dormi ici. J'ai bien le droit de ne pas beaucoup l'aimer, non ? Et puis d'ailleurs, il ne m'a rien dit avant ! Depuis quand la fréquente-t-il ? Et puis d'abord, qu'a-t-elle de différent de toutes les autres, cette fille ? C'est la première fois que je vois une femme en compagnie de mon frère depuis l'autre, là. Je ne sais plus comment elle s'appelait. Je l'ai vue deux trois fois durant mon enfance, c'était une collègue à lui. Une femme qui riait beaucoup et qui riait fort, qui était élégante et qui sentait bon. Je me souviens à peine d'elle.

« Je savais pas que tu voyais des femmes, lâché-je soudainement.
Est-ce que ça te dérange ? »

Ce n'est pas une voix qui accuse ou qui reproche. Je me retourne pour le regarder. Adossé à l'évier comme elle tout à l'heure, il pose un regard doux sur moi, ce regard qui dit : tu peux me parler. Mais qu'il aille se faire voir, je n'ai rien à lui dire.

« Je me fiche de ta vie amoureuse, tout comme je me fiche de celle de nos frères. »

Je rassemble tasses et théière sur un plateau que je fais léviter jusqu'à la table de la salle à manger. Narym me suit avec un panier rempli de brioches, comme ceux que l'on avait toujours sur la table le matin à la maison. Ces brioches dont maman raffole. Nous nous installons, lui les mains resserrées autour de sa tasse brûlante et moi le regard braqué sur les nuages qui passent dans le ciel derrière les grandes fenêtres.

« Ça va, ta tête ?
J'ai pas trop mal, dis-je en haussant les épaules.
Et tu te souviens de ta soirée ? demande-t-il sur un ton soucieux.
Évidemment, Narym, je ne me suis pas enivrée jusqu'à ce point-là. »

Il hoche la tête d'un air entendu et me pose quelques questions sur l'organisation de la soirée. Je lui parle de la Scierie, de ce grand bâtiment qui a poussé au beau milieu de la forêt.

« J'ai entendu parler de lui, me confie-t-il. Les fêtes à la Scierie sont assez réputées, même si chaque université a son propre endroit pour ce genre de choses. Avant que tu me reproches de ne rien te dire, prépare-toi à être invitée à des soirées dans le plus grand bar étudiant de Londres, s'amuse-t-il en se penchant vers moi. Le Pitiponk !
Original, commenté-je d'une voix froide.
J'y ai passé pas mal de temps quand j'avais ton âge. Zakary aussi. C'est un endroit amusant.
Je ne compte pas y aller.
Tu devrais ! me conseille l'homme avec un sourire joyeux. Au moins pour essayer. »

J'affiche une moue désabusée. Essayer quoi ? De nouvelles boissons qui étoufferont mes sens ? Pour me perdre dans le bruit et dans la foule, pour perdre mon temps avec des idiots incapables de réfléchir correctement ? Je n'ai rien à faire dans ce genre d'endroits. Je méprise ce genre d'endroit.

J'avale une longue gorgée de thé. La panier à brioches me nargue mais je sais que mon estomac ne supportera rien ce matin. Ce matin et les autres matins. Je ne mange plus guère depuis que je passe mes nuits à me battre contre des cauchemars. Bah, c'est du temps gagné : je passe souvent les heures avant les cours à la bibliothèque pour réviser. Mais ce matin, je suis ici. Narym déjeune allègrement en blablatant. Je profite d'une accalmie dans son discours pour lui demander sur un ton maussade que je ne parviens pas à contrôler :

« Elle vient souvent ici ?
Parfois, répond-t-il prudemment après un temps d'arrêt.
Ça veut dire quoi parfois ? » j'insiste sur un ton insolent.

Narym dépose sa tasse sur la table et se penche vers moi.

« Dis-moi Aelle, tu veux qu'on parle du tiens, de Gabryel ? Une Gabrielle pour un Gabryel ? »

Je grogne, surpris par cette attaque. Surprise, surtout, par mon coeur qui sursaute brusquement dans mon corps en entendant ce prénom. Et que pourrais-je lui dire sur Gabryel ? Je n'ai pas répondu à ses courriers de tout l'été. Je ne sais plus très bien pourquoi. Je devais sans doute avoir une raison mais je suis incapable de m'en souvenir pour le moment.

J'élude la question en quittant la table après un regard sombre lancé en direction de mon frère qui, loin de s'en préoccuper, me répond par un grand sourire amusé. Je retourne dans ma chambre en essayant de chasser le Gryffondor de mes pensées, sans trop de réussite. Je rassemble mes affaires, fais le lit et mets de l'ordre avant de retourner dans le salon.

Narym est toujours attablé, il feuillette un magazine.

« Je vais chez les parents à midi, dit-il en voyant que je suis prête à m'en aller. J'aimerais que... Tu ne veux pas venir avec moi ?
Ah, grincé-je en posant mon sac sur la table, une grimace aux lèvres. Non. J'ai à faire. »

Je dois transplaner sur un certain Plateau afin d'aller étudier un certain grimoire. Et surtout, je n'ai envie de voir ni maman ni papa ni Natanaël ni Aodren ni Zakary. Je n'ai pas envie de faire semblant que ce repas du dimanche en famille me réjouit, car c'est loin d'être le cas. J'ai d'autres choses beaucoup plus importantes à faire.

« Je leur passerai le bonjour de ta part, alors ?
Non, râlé-je en secouant la tête. Tu peux pas juste ne pas parler de moi ?
Tu es leur fille et notre sœur, comment veux-tu que je ne parle pas de toi ? Ça fait un moment que tu n'es pas allée les voir, Aelle.
Oh ça va, c'est pas comme si je leur manquais, hein.
Tu leur manques, Ely...
Ouais, bien sûr, » dis-je vivement en me détournant, mettant un terme à cette discussion inutile. Et agaçante.

Assise sur le canapé, je fais les lacets de mes bottines, l'esprit déjà tourné vers la journée que je vais passer sur le Plateau à étudier un art sombre duquel Narym ne saura jamais rien. Il s'assied près de moi, sur le fauteuil.

« Gabrielle est venue hier soir pour m'aider pour quelque chose, » commence-t-il.

Je n'attendais pas à ce qu'il prenne la parole. Et surtout pas qu'il ramène ce sujet sur la table. Je lève la tête vers lui avec un regard inquisiteur. Oui, vous aviez à faire hier soir, et alors ? Est-ce que j'ai réellement envie de savoir ? Je ne crois pas.

« Peu importe, dis-je en faisant un dernier nœud et en me levant. Tu fais bien ce que tu veux.
J'avais besoin d'aide pour... Enfin... »

Il hésite. Je passe la lanière de mon sac autour de mon cou. Je me fiche de savoir pourquoi elle était là hier soir, vraiment.

« Pour des papiers... Enfin, je t'en parlerai une autre fois, tu as l'air pressé. »

Il se lève maladroitement.

« Pas besoin de m'en parler, dis-je sur un ton distant, la tête penchée sur mon sac ouvert pour vérifier que je n'ai rien oublié. Je dois y aller, Narym.
Oui, oui, » fait-il en me raccompagnant à la porte.

Je m'arrête sur le palier pour le regarder. Je remarque bien la ride qui lui barre le front tout comme je ne peux pas manquer son regard préoccupé qu'il essaie de camoufler derrière un sourire. Je suis sa sœur, j'ai grandi avec lui et ces derniers temps il est le membre de ma famille que je côtoie le plus — le seul que je côtoie, en fait. Évidemment que je suis capable de voir toutes ces choses sur son visage. Mais le Plateau m'appelle, ma vie m'attend et Narym est un grand garçon. Il a sûrement d'autres personnes auxquelles parler. Des personnes qui s'y intéresseront. Moi, je dois repasser par l'Académie pour récupérer des affaires, je dois supporter les regards de reproche ou de moquerie de Rockfield quand je la croiserai et je dois aller étudier. La journée est belle, le soleil est haut ; j'espère que les Highlands écossaises seront aussi belles, ce matin.

« À plus, Narym.
Attends ! »

Je m'arrête, la main sur la rambarde, un pied déjà posé sur la marche. Il avance d'un pas sur le palier.

« Tu seras toujours la bienvenue, ici. »

Tout ça pour ça ?

« Ouais, j'sais. »

Je le salue d'un geste de la main avant de m'élancer dans les escaliers. Sa phrase tourne en boucle dans ma tête. Tu es toujours la bienvenue, ici. Et quand cette Gabrielle sera là, je serai toujours la bienvenue, peut-être ?