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09 août 2022, 09:17
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
PRÉCÉDEMMENT

Juillet 2047
Vacances d'été entre la 6ème et 7ème année



Je ne vais pas au banquet de fin d’année, même si c’est obligatoire. Je me réfugie dans un couloir des niveaux inférieurs, l’un de ceux que l’on ne peut trouver qu’en se perdant, et j’attends qu’elle ait terminé d’annoncer son départ à une tripotée d’élèves qui n’en a absolument rien à faire. Je tente d’imaginer ce qu’elle peut bien leur dire. Je me figure aussi qu’elle fouille la salle des yeux pour me chercher et qu’elle souffre de ne point m’y trouver.

Sa lettre ne me quitte pas. Je la cache dans la poche intérieure, celle qui est près du coeur. Parfois, je crois la sentir dans le revers de ma poche et ma colère se cristallise. Elle se consolide lentement, sans la moindre vague. Je ne parle quasiment pas depuis que je l’ai reçue, ni à Zikomo, ni à Nyakane, ni à Elowen, ni à personne d’autre. Je ne vais pas aux entraînements, je n’ouvre pas mes livres. Je marche beaucoup dans les couloirs et dans le parc, incapable de décider ce que je veux faire, incapable de suivre le cours de mes pensées.

Je quitte le château sans même chercher à lui rendre visite, forte de l’idée qu’elle ne veut de toute manière pas me voir. Je transplane à la maison, dédaignant tout autre moyen de transport, sans même prévenir Elowen ou mes parents. J’abandonne la première et surprends les seconds en apparaissant proche de la barrière magique qui rend incartable le domaine. Puisque je ne suis pas attendue, je ne peux pas pénétrer chez moi. Je me sens recluse, peut-être même abandonnée mais je mets ce sentiment-là sur le compte de l’ombre qui recouvre mon coeur depuis quelques jours.

Ma valise flotte tranquillement dans mon dos et me suit, habilement dirigée par ma magie. Je patauge dans les champs humides, un Zikomo silencieux sur l’épaule. Je reconnais la forêt au loin et l’herbe qui m’entoure, mais aucune trace de la maison. Évidemment, puisque celle-ci est incartable et qu’il n’y a pas de raison que je puisse franchir la barrière étant donné que je ne rentre jamais chez moi seule — nouvelle preuve que mes parents me considèrent encore comme une enfant. Je crispe les mâchoires et attends fébrilement dans la chaleur estivale que quelqu’un daigne se pointer.

Cela ne tarde pas à arriver. En même temps qu’ils apparaissent devant moi, la maison se détache soudainement sur l’obscurité, grande et fière masure qui rayonne comme une boule de vie dont la chaleur n’arrive pas à m’atteindre. Je tourne les yeux vers ma famille. Ils sont étonnés, peut-être même choqués ; maman, papa, Aodren, Natanaël et Zakary, perdus au milieu des champs face à une élève en uniforme, les cheveux balayés par les bourrasques du Worcestershire.

Papa est rouge de rage ; maman livide. Le premier se rue vers moi, le regard plus sombre encore que la nuit.

« Qu’est-ce que tu fais là ?! » rugit-il.
Dernière modification par Aelle Bristyle le 07 oct. 2022, 21:19, modifié 2 fois.

12 août 2022, 09:55
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Jamais je ne l’ai vu aussi effrayé, aussi colérique et aussi rouge. J’ai un geste de recul ; ça ne l’empêche pas de m’attraper par le bras. La prise est brutale mais cela ne dure qu’une fraction de seconde. Il me lâche aussitôt pour poser ses mains sur mes joues. Il m’analyse sous toutes les coutures. L’effroi rend son regard brillant. Mal à l’aise, je gesticule mais il m’empêche de bouger.

« Aelle, nous interrompt maman sur un ton froid, réponds à ton père. Qu’est-ce que tu fais là ? Nous devions te récupérer à la gare dans plusieurs heures. »

Grande et imposante, froide, sèche. Elle a un visage fait d’angles, elle aussi. Je peine à la regarder. J’observe silencieusement mes frères. Aodren est hilare, certainement parce qu'il a déjà compris quelle grosse connerie je viens de faire ; Natanaël et Zakary semblent aussi inquiets que notre père. Je hausse les épaules, agacée de devoir, encore et encore, me justifier et expliquer le moindre de mes comportements.

« Je voulais pas prendre le train, murmuré-je sur un ton très bas.
Tu te fous de nous, Aelle ?
Arya, » tempère Papa en se tournant vers elle. Puis, à mon intention : « Tu ne dois pas transplaner comme ça sans nous prévenir, ce n’est pas ce que nous avions convenu, tu t’en souviens ? »

Il me parle comme à une abrutie. Ma gorge se noue.
Oui, je me souviens. Je me souviens que j’avais dit que je prendrais le train, parce que cela m’aurait permis de passer davantage de temps avec Elowen. Mais que puis-je leur dire, désormais ?! Je ne peux rien dire, je ne peux pas parler. Ils ne peuvent pas comprendre ce que je ressens et ce que je vis. Personne ne le peux. Je comprends parfaitement bien leur effroi et leurs remontrances… Mais je suis complètement anesthésiée par la rage glaciale qui persiste dans mon coeur et je ne cherche pas à comprendre. Toute enfermée sur moi-même, je leur en veux de prendre aussi mal ce que je pense être une preuve de ma nouvelle indépendance. Ils devraient être fiers de mon transplanage !

D’un geste rageur, je me dégage de l’étreinte de papa. J’arrange mes vêtements autour de moi et leur lance un regard furibond.

« C’est bon, j’ai mon permis de transplanage, je suis majeure ! Je peux rentrer seule chez moi, non ?! »

Le silence qui accueille mes paroles me prouve qu’ils ne s’attendaient pas à ce que je réagisse de la sorte. Zakary perd aussitôt son sourire et fronce les sourcils ; je ne sais que trop bien combien il déteste l’irrespect. Natanaël se détourne, la mine déçue, et prend la direction de la maison en tirant un Aodren curieux derrière lui, comme s’il considérait que c’était aux parents de régler ça.

12 août 2022, 10:59
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Je ressens une joie féroce à voir la carapace si épaisse de maman se fissurer pour laisser place à une colère qui ne l'habite que rarement tant elle est indifférente à tout ce qu’elle entoure. Ses yeux pulsent dans la nuit.

« Rentre à la maison, Aelle, et prends le temps de réfléchir aux excuses que tu nous dois. »

Papa lui jette un regard surpris, il faut dire qu’elle ne prend que rarement le rôle de celle qui gronde. Je crispe les mâchoires et les poings, la colère enfle dans mon corps comme une immense vague brûlante. Je leur en veux à tous les deux et je ne sais même pas pourquoi.

« Écoute ta mère, souffle papa. Et essaie de comprendre que nous avons été effrayés de te voir apparaître là, surtout avec ce qu’il s’est passé dans le Poudlard Express en avril dernier.
C’est bon, j’ai compris, râlé-je, consciente d’aggraver mon cas.
Je ne pense pas que tu aies compris. » L’air de papa se fait plus sévère encore. « Rentre à la maison. »

Il me désigne notre immense demeure d’un geste du menton dans lequel je perçois une déception qui me laisse de marbre. Ma valise et moi-même traversons laborieusement le champ qui nous sépare de la cour et du palier. La violence de mes gestes rageurs est étouffée par le bruit spongieux de mes pas dans la boue. Je claque les portes sur mon passage, monte les escaliers à toute vitesse et balance ma valise dans un coin de ma chambre. Les bruits me rendent vivante, je brûle de l’envie de balancer mon poing dans un mur, juste pour avoir le bonheur de voir débarquer mes parents et de tomber sur leur face toute mécontente. J’ai envie de les secouer pour qu’ils me secouent, j’ai envie de bousculer le monde et de… Je ne sais pas trop, finalement.

« Rejoins-les, balancé-je méchamment à Zikomo. Je sais que t'en as envie.
Je préfère rester avec toi.
Bah moi je veux pas te voir, alors vas-y ! »

Ses oreilles frissonnent de mécontentement, ce qui me fait méchamment plaisir juste avant qu'une vague de culpabilité ne m'envahisse en le voyant quitter silencieusement la pièce, les poils dressés sur son échine. J'ignore la peine qui me frappe en me jetant sur mon lit, les bras croisés sur mon visage. Je ne redescends pas de la soirée et personne ne vient me chercher. Je prends cela pour une punition et m’enfonce plus encore dans les miasmes de douleurs qui me hantent déjà. Je rumine tellement que j’en viens à croire que je les déteste, eux-aussi, ma famille, mes parents, mes frères, Zikomo.

24 août 2022, 19:20
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Dans les jours qui suivent mon retour à la maison, je ne passe que peu de temps avec Zikomo, moins encore avec Nyakane. Je dors tard et mange peu. Je ne parle pas à ma famille et ils mettent cela sur le compte de ma réserve et de mon sérieux : ils me pensent triste de quitter le château alors il n’insistent pas encore avec leurs questions. Je me laisse porter sans réussir à réellement m’occuper. Les livres ne m’intéressent pas, mes recherches ne m’attirent pas, les discussions avec maman me fatiguent, penser m’éreinte totalement. Je ne ressens pas grand chose et je fais tout pour ne pas me questionner à propos de ça. Je me couche tôt, me lève tard, je ne rêve pas, je n’apprends pas, je n’étudie pas, je ne pense pas. Parfois, ce vide m’effraie, j’essaie de lancer un sortilège, de me servir de l’émerveillement qu’éveille la magie en moi pour ressentir quelque chose mais ça ne marche pas. Je regarde mon golem sans fierté et le vois s’effondrer sans frustration lorsque mon attention flanche.

Je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne parviens pas à comprendre l’apathie dans laquelle je me trouve. Je crois qu’au fond je suis en colère sans en être persuadée. Parfois je pense à la Directrice mais ça ne dure jamais trop. J’ai juste arrêté de ressentir et c’est comme ça. Ce n’est pas grave, non ? De temps en temps, je m’assoie dans le jardin et je regarde la forêt au loin. Je me dis que je perds mon temps à ne pas étudier et à bavasser. Mes frères apprécient, ils viennent avec moi, discutent entre eux sans trop faire attention à moi. « Tu profites enfin de la vie, Aelle ! » m’a dit Aodren. Oui, voilà, je profite de la vie, de la vie qui bouscule et qui trahie. Ce jour-là, mes lèvres ont frémit nerveusement mais j’ai rapidement contenu l’émotion sinon j’aurais explosé de rire et les larmes auraient fini par couler.

Et puis un soir, après une semaine passée au Domaine, alors que nous sommes tous réunis le sujet tant redouté s’invite à table. Papa me passe le plat principal avant de s'adresser à toute la tablée. Il dit avoir rencontré la connaissance d’une connaissance qui a appris je-ne-sais-comment, mais m’est à vis qu’il n’a pas eu besoin de creuser bien loin, la nouvelle qui chamboulera bientôt le pays entier, ou du moins la vie de ceux qui s’intéressent au sujet :

« Kristen Loewy a quitté son poste ! Tu ne nous as rien dit, Aelle, elle a pourtant dû l’annoncer ?
Hein ! s’exclame Aodren en se penchant vers moi, la fourchette pleine de nourriture dans une main. C’est sérieux ? Je pensais qu’elle resterait pour toujours directrice… Enfin, c’est pas plus mal, elle était un peu…
Ça ne m’étonne pas d’elle. » Maman coupe la parole à son fils sans vergogne. « Elle n’était pas faite pour tenir la direction d’une telle école. Ou de n'importe quel autre organisme. »

Je l’observe qui coupe sa viande en silence, assise droite comme un piquet sur sa chaise. Sa peau me parait livide, ce soir. Elle fait ressortir sa courte chevelure grisonnante. Maman m’envoie une œillade qui m’électrise.

« Elle t’appréciait, » affirme-t-elle en pensant m'apprendre quelque chose.

L’emploi du passé me déchire le coeur en deux.

24 août 2022, 20:23
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Je hausse les épaules ; je me fiche de ce qu'elle disait apprécier ou non. Cette femme vit de mensonges et j'ai été l'un d'eux.

« Que penses-tu de son départ ? continue maman.
Qu’est-ce que tu veux qu’elle en pense ? intervient Natanaël la bouche pleine et complètement aveugle au du regard désapprobateur que lui lance notre père. Elle l’a viré de son école ! Bon, c’était justifié mais quand même. » Un sourire lui déchire le visage, un peu de nourriture tombe de l’interstice entre ses lèvres. « Aelle doit bien être contente qu’elle s’en aille. Non ? »

J'ai la gorge nouée. Aodren acquiesce vigoureusement. Maman a les lèvres pincées. Papa, lui, semble curieux et ne dit rien. C’est une drôle d’impression que celle de se rendre compte que ma propre famille ne connaît absolument rien de moi. Oh, c'est mon choix, j'ai voulu leur cacher toutes ces choses, mais tout de même… Ils ont devant eux une inconnue et ils ne s’en rendent même pas compte. Dire que ces dernières années, j’ai vu ma relation avec la Directrice grandir et s’affirmer, jusqu’à ce que l’on échange comme des égales (la plupart du temps), que l’on travaille ensemble sur l’un des plus grands mystères de notre monde… Cette femme, une personnalité plus que connue de mon pays et du monde magique, qui m’a personnellement annoncé, dans une lettre que j’exècre au plus au moins tant son absconcité me rend malade, qu’elle abandonnait tout ce qu’elle m’avait précédemment promis… Et ma famille ignore totalement quelle relation nous avions. Ils sont tous persuadés que je la détestais. Sans savoir que ce sentiment n’existait pas encore une semaine en arrière.

Naturellement, mon regard trouve celui de maman. Je sais qu’elle et l'autre ont eu l’occasion de parler de moi, un jour. Je n’ai jamais su de quoi il avait été question, néanmoins maman semble savoir que nous avons eu, l’ancienne directrice et moi-même, des conversations intéressantes. Je n’en sais pas davantage. Je me demande ce que maman dirait si elle savait que j’éprouve pour une femme de son âge, une femme qu’elle n’aime guère qui plus est, un attachement disproportionné qui est aujourd’hui en train de me grignoter le coeur.

« Je l’aime bien, » prononcé-je lentement à voix basse.

Le silence tombe sur la table. Les têtes se tournent vers moi. J’évite les regards et du bout de ma fourchette je remue silencieusement ma nourriture.

« Pardon ? »

Aodren, encore.
Je l'ignore. J'aurais dû me taire. C'est faux, en plus. Je ne l'aime plus bien.

« Je te comprendrai jamais, » finit par affirmer mon frère en secouant la tête.

Je croise son regard vert, surprise d'y trouver plus de curiosité que de méchanceté. Je hausse les épaules et repars à ma nourriture. La conversation reprend doucement et la direction de mon école n'en est plus le sujet principal, Merlin merci.

Mon coeur peine à retrouver un rythme normal, sans doute parce que c'est la première fois depuis que j'ai reçu la lettre que j'entends son nom être prononcé. Je refuse même que Zikomo en parle, j'ai carrément cessé d'y songer la plupart du temps. Ça ne marche pas, ça ne diminue pas la peine dans mon coeur, mais je me persuade que ça finira par avoir les résultats attendus alors je persiste. Je persiste sans réussir à accepter ce qu'il s'est passé.

10 sept. 2022, 20:22
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 

Mon cœur était déjà enfermé à double tour dans une pièce sombre et glaciale. Il se cristallisait déjà lentement dans la haine et la rancœur. Mais après l’épisode d’Elowen, après notre échange de courriers et les mots qu’elle m’a assénés, c’est comme si la pièce avait rapetissé. Désormais, elle écrase mon cœur et m’étouffe au quotidien. J’ai du mal à respirer, pas un jour ne passe sans qu’une boule d’émotion ne m’obstrue la gorge. J'ai conscience de m'être imposée cette souffrance. J’ai choisi de ne pas répondre à Elowen et de rester en colère, je sais que je l’ai choisi même si elle est la première à avoir mal agit. Je l’ai choisi parce que c’était nécessaire : pourquoi m’encombrer d’elle si je peux me libérer de tous ces liens ? Ou plutôt : pourquoi ne pas sauter sur l'occasion lorsqu'elle se présente ? Je ne peux pas continuer à subir tous ces liens qui m'attachent au monde. Ils me font trop mal lorsqu'ils se brisent, ils me font disjoncter. Je dois me préserver.

En attendant, le travail n’est plus mon ami. Lui aussi m’a quittée. J’ai beau travailler tous les jours, avancer sur mes devoirs et mes recherches, l’effet escompté n’est plus là. Je pense en étudiant alors que ça ne devrait pas arriver. L’apprentissage s’est toujours élevé en barrage entre mes pensées et moi-même, pourquoi aujourd’hui cela ne fonctionne plus ? Je suis hantée toute la journée et toute la journée je rame pour avancer. Mes pensées sont une mélasse dans laquelle je m'embourbe dès le moment où j'ouvre les yeux jusqu'au soir où je parviens difficilement à les fermer. Et si j'y arrive, ce n'est que pour me retrouver harcelée par des cauchemars qui me poursuivent jusqu'au matin. Les jours passent inlassablement, aucun répit ne m'est accordé. Je ressasse Elowen, je ressasse la Directrice qui n'est plus ma directrice, je ressasse ma famille qui m'étouffe. Le pire, c'est la crainte qui me tenaille l'estomac : qui sera la prochaine personne à me prouver que je ne vaux pas la peine d'être aimée ?

Le travail me laisse de marbre. Le tempétueux courant de mon affliction me tourmente. Et il y a papa qui exige, comme s'il s'agissait de la seule chose qui ait réellement de l'importance, que je sorte de ma chambre pour travailler près d'eux, pour profiter de leur présence. Il me harcèle pour que je les accompagne en balade, au restaurant, chez Narym ou Zakary. Chaque discussion avec lui est une bataille que je peine à gagner. Il me demande, m'exige et moi je refuse ; il ne comprend pas que je n'ai pas les capacités de répondre positivement à ses demandes, que je n'arrive pas à leur sourire ou à apprécier les moments que je passe en leur compagnie. Ils sont trop demandeurs, ils en attendent trop de moi. Lorsque je daigne descendre de mon grenier pour les rejoindre, il y a en a toujours pour dire : « Eh, souris Aelle ! Discute avec nous. Tu ne veux pas te dérider un peu, lâcher tes bouquins, écouter la conversation ? Hein, Aelle, arrête de rester dans ton coin. » Et après, ils se plaignent que je m'énerve et que mon comportement soit si détestable en leur présence ?!

11 sept. 2022, 10:36
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Les disputes s'enchaînent, l'atmosphère est horripilante. Leur faute. Les cris, les regards noirs, l’ambiance tendue durant les repas ? Leur faute. Les discussions fermées, les sourcils froncés de papa, ses tentatives avortées de discussion ? Leur faute. Les reproches subtilement glissés par Aodren, le retour de la nervosité de Natanaël, maman qui rentre de plus en plus tard de l’hôpital ? Leur faute. Leur faute, leur faute, leur faute. Mes journées sont faites de glace, je n’ai pas de temps à leur accorder, pas le temps pour les écouter (« Je ne sais pas ce qu’il t’arrive, Aelle, mais ce n’est pas une raison pour te venger sur nous »). Moi, je suis très occupée : je relis encore et encore cette lettre que l’on m’a laissée et j’essaie de comprendre les mots qui s’y trouvent.

Plus noire sera la nuit, plus claire sera ta boussole. Quand la Lune ne noie pas les étoiles, l’Ombre contemple l’immensité.

Oh Merlin… Combien de fois ai-je failli la réduire en cendres, cette lettre ? Elle me sort par les yeux, la jolie écriture si familière me débecte. Je la hais, je hais cette signature qui me nargue, ces mots qui se foutent de moi. Quand je relis ce courrier, ma haine prend des proportions si grande que j’étouffe en moi-même, littéralement. Les murs paraissent immenses autour de moi alors que mes poumons se réduisent complètement. J’étouffe, je suffoque je pleure je crie. Si je le pouvais, je lui ferais du mal. Je me battrais de toutes mes forces pour lui faire ressentir une once, une seule once de la douleur qui est la mienne.

Alors je la lis de moins en moins. Je l’enferme entre les pages d’un livre dans l’espoir de ne plus y penser. Mais ce serait vain de croire cela fonctionne ; enfermée ou non, elle me hante au quotidien.

Parfois, je me lève avec une éclaircie. Je cligne des yeux comme un nourrisson et la vie me parait plus claire. Mon coeur est silencieux, tout comme mon esprit, et je parviens à me concentrer sur mes devoirs et mes recherches. Il m’est alors plus facile de quitter le cocon étouffant de ma chambre pour la table de la salle à manger ou celle de la bibliothèque. Je m’installe dans un coin, je m’étale et j’oublie le monde.

Ce matin-là, Aodren me rejoint. Il s’installe avec tout un tas de papiers et de parchemins. Il est sérieux, il travaille. Sa présence ne me dérange puisqu’il se tait. Une bonne heure passe. Lui en face de moi, le grattement de nos plumes respectives, le bruit des pages qui se tournent, nos regards qui parfois s’entrecroisent. Aodren a terminé les études mais il est en réflexion pour savoir s’il continue une année de plus ou s’il se lance dans la vie active. Je n’ai aucune idée de la décision qu’il a prise mais à voir tous ces parchemins devant lui, je présume qu’il a fait son choix.

12 sept. 2022, 10:43
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Comme s’il lisait dans mes pensées, le jeune homme se charge de détruire mes convictions. Il prend la parole d’une telle manière que je comprends qu’il me parle comme il parlerait à n’importe qui d’autre : il a seulement besoin de parler, peu importe qui il a en face de lui.

« Je ne vais pas me réinscrire à la GEAD. J’ai eu mon diplôme, je n’ai pas besoin de faire une année de plus.
Ah, dis-je parce que je n’ai rien d’autre à dire.
Mais là j’suis en train de voir… »

J’attends qu’il termine mais, le regard baissé sur ses papiers et les dents enfoncées dans sa lèvre inférieur, il semble ailleurs. Quelques mèches de cheveux lui retombent devant les yeux. Sa plume bat le rythme, tout comme sa jambe sous la table, je le sens.

« De voir pour ? » finis-je par demander parce que je suis entre deux devoirs et qu’il a évidemment attisé par curiosité.

Il se laisse aller en arrière et s’étire, les bras levés bien haut, les yeux fermés, la bouche grande ouverte pour bailler.

« Pour la Cause, annonce-t-il sans préambule en se frottant les yeux.
T’avais pas arrêté ?
Disons que j’avais pas trop le temps ces derniers temps avec les études… Mais enfin, bon, là, il faut que je fasse un truc de concret et… » Il grimace. « J’ai pas tellement envie de devenir policier pour le Conseil, si tu vois ce que je veux dire.
Non, je vois pas. »

Son regard perçant se plisse.

« Bah Aelle, le Conseil, » fait-il comme s’il espérait que je comprenne soudainement ce qu’il essayait de me dire. Je hausse les sourcils et il consent à m’expliquer : « J’veux pas bosser pour un truc que je cautionne pas, grogne-t-il en détournant le regard. Je peux pas, c’est tout. »

Sous-entendu : contrairement à maman et Natanaël.

« Ah. »

Grand bien lui fasse. Après tout, personne ne le force à travailler pour eux. Et puis moi, ce qu’il fait ne m’intéresse pas tellement. Je joue avec ma plume que je fais tourner entre mes doigts. J’attends qu’il continue, je sais qu’il le fera.

« J’pense prendre un petit contrat…, continue-t-il effectivement.
Où ça ?
Je sais pas, avoue-t-il en haussant les épaules, on s’en fout un peu.
Ah bon.
Ouais. Et puis je vais recontacter Mother aussi. »

Mon coeur, ce traître, sursaute à l’évocation de maman. J’ai du mal à songer à elle, ces derniers temps. Pourquoi est-ce qu’il parle d’elle en l’appelant mère, cet abruti ?

« Pourquoi tu l’appelles comme ça ? gloussé-je malgré moi.
Euh parce que c’est son pseudo ? »

Il tire une de ces tronches d’ahuri, comme si je n’avais rien compris, alors que c’est lui qui raconte de la merde.

« Son pseudo ? Qu’est-ce que tu dis, par Merlin ? Maman c’est maman, c’est tout, y’a que les coincés qui appellent la leur “mère”. »

À ces paroles, mes souvenirs évoquent naturellement Aliosus Nerrah.

Aodren me regarde, je le regarde, et puis soudainement il explose de rire. Un vrai rire qui fait du bruit et qui résonne, la nuque penchée en arrière et les yeux plissés. Il essuie même quelques larmes qui perlent sur ses joues.

« Ah t’es trop drôle, Aelle ! Mother ! Je parlais de Mother, pas maman, je veux dire c’était ma formatrice à la Cause ! »

J’ouvre la bouche et la referme, penaude. Sa formatrice ? Comment j’aurais pu le deviner, par tous les mages ?

« T’es con ou quoi, répliqué-je, vexée de passer pour une abrutie, comment tu voulais que je le sache ?!
Si tu faisais plus attention à ce qui t’entoure tu le saurai, me reproche Aodren, le regard noir, tout sourire perdu. C’est pas la première fois que je parle d’elle.
Ouais bah je peux pas tout retenir, hein. »

C’est faux, c’est une excuse minable. La vérité c’est que lorsque ma famille parle, je me plonge dans mes propres pensées et que toutes leurs paroles tombent dans un trou noir à l’intérieur de ma tête. Je ne retiens ni ne comprends rien ; tout cela ne m’importe pas.

« C’est bon, on s’en fout, Aelle. »

Aodren soupire et secoue la tête. Je sais que la conversation est terminée : il tire sa tronche déçue et agacée, et moi je suis de toute manière trop vexée pour continuer à lui parler. Comme quoi, éviter ma famille et les discussions, c'était un très bon plan, la prochaine fois je n'y dérogerai pas.
Je fronce les sourcils, récupère ma plume et me penche sur mon devoir.

19 sept. 2022, 09:22
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
La plupart de nos échanges sont ainsi. Mes échanges avec Aodren et ceux avec ma famille. Parfois ils commencent bien. Nous parlons du quotidien, de la vie, de Poudlard, du monde. Puis il se passe quelque chose, il y a un barrière en moi qui est atteinte par l’une de leurs paroles et alors c’est comme si toute ma tête se teintait de noir, à commencer par mon regard. Alors je hausse le ton, ils font de même — sauf papa parce que papa n’aime pas la colère — et nous finissons par nous séparer dans une mauvaise ambiance.

Il n’y a qu’avec maman que ça n’arrive pas.
C’est parce que je ne parle pas beaucoup à maman. Parfois elle est là quand j’entre dans une pièce alors je fais demi-tour parce que je n’ai pas envie de la voir, pas envie de lui parler. Nos grandes discussions à propos de la magie, de la médecine ou de l’histoire ne sont plus d’actualité. Elle a bien tenté d’en lancer une ou deux mais c’est plus fort que moi : je ne parviens pas à lui parler ni à la regarder. Oui, j’ai du mal à soutenir son regard. Elle n’a pas les yeux bleus, elle, mais elle a cet air-là, cet air qui contient une force et une énergie immense. Comme elle. Alors je n’arrive pas à la regarder trop en face parce qu’alors mes mâchoires se crispent et une vague de colère m’assaille. C’est déjà arrivé une fois et ça s’est mal terminé. Maman n’aime pas quand on lui parle mal mais elle n’est pas comme papa qui essaie de nous expliquer notre erreur, de nous apprendre la vie ; lui, il ne nous intimide pas, ne nous écrase pas de son regard qui nous perfore le coeur. Alors maman, j’essaie de ne plus passer trop de temps avec elle.

Par contre, je la regarde beaucoup. De profil ou de face, en étant cachée ou non. Quand elle est dans la cuisine et qu’elle pioche dans le bocal rempli de bonbons, je détourne mon regard de mes parchemins étalés sur la table de la salle à manger et j’observe le moindre de ses gestes. Sa bouche s’ouvre sur un gouffre sans fond et ses lèvres sèches s’étirent parfois en un sourire qui n’a rien de chaleureux ou de doux. Elle sourit pour elle-même. Le coin de ses yeux se plissent, quelques rides apparaissent. Elle a les même rides que l’autre. La même peau presque blafarde tant elle est blanche. Les cheveux tout aussi sombres même si aucune mèche blanche ne parsème les siens ; du moins, aucune n’étant pas dû à l’âge. Et elles ont toutes deux ce port altier, très droit, très arrogant. Lorsque je la regarde ainsi, bien qu’elle soit vraiment très différente de celle à laquelle je m’efforce de ne pas penser, je leur trouve une si grande ressemblance qu’une tristesse infinie m’envahit.

19 sept. 2022, 09:27
 Worcestershire  Au centre du monde, il y a moi  Solo 
Une fois, maman l’a aperçu dans mon regard, elle qui pourtant ne remarque rien tant que ça ne la concerne pas. Elle a reposé le bocal de bonbons et a abandonné sa suçacide sur le bar de la cuisine. Elle m’a rejoint, ses sourcils étaient froncés dans un angle familier : la Directrice a eu le même la dernière fois, sur le Plateau, quand elle a cru me perdre dans les tourbillons de la magie. Maman m’a observé quelques secondes.

« Que t’arrive-t-il, Aelle ? »

Elle l’a dit sur un ton très bas, comme un secret ; comme si elle ne voulait pas que papa, assis dans le canapé derrière elle, entende notre conversation. Elle a posé une main sur mon épaule. Tout doucement, parce qu’elle déteste les contacts autant que moi.

« Dis-moi, Ely. »

Elle me regardait droit dans les yeux, comme elle ne l’avait pas fait depuis plusieurs semaines puisque je mettais un point d’honneur à ne pas la regarder en face. Son regard en amande, le même que le mien, farfouillait avec une telle aisance dans mon coeur que j’en ai été effrayée. J’ai eu l’impression, à ce moment-là, que regarder ces yeux-là revenait à en regarder d’autres, bien plus bleus et plus froids que les siens. Je me suis rappelée ce que je ressentais quand j’étais en face de cet autre regard, quand je me confrontait à la grande femme à laquelle ils appartiennent. Et tout à coup, j’ai pris conscience que je n’allais plus jamais, jamais la croiser dans le château. Jamais. Peut-être même ne jamais la revoir tout court, parce qu’elle est comme ça la Directrice, quand elle part c’est pour toujours. Elle ne se souciera plus jamais de la petite fille qu’elle a laissé dans un sombre château d’Écosse quand elle aura retrouvé son Owen à qui elle tient tant. Elle se dira : ça y est, je peux me pardonner mes erreurs passés maintenant que j’ai commis des horreurs pour le sauver. Et elle préférera avancer plutôt que de se rappeler ces moments douloureux qu’elle a passé à la tête d’une école aux barreaux trop étroits pour elle.

Mes yeux se sont remplit de larmes, impossible de les retenir. Le monstre de peine venait de tout en bas de mon corps et il est remonté brutalement, avec violence. J’ai bien vu dans le regard de maman qu’elle paniquait ; elle n’a jamais su faire face aux larmes de ses gosses, alors les miennes ? J’ai cru qu’elle allait se tourner vers papa mais même pas. Elle a tenté de balbutier un ou deux trucs que je n’ai pas entendu. Elle a voulu poser la main sur ma joue et c’est là que ça s’est passé.

« Me touche pas ! »

J’ai envoyé sa main valdinguer et mes affaires aussi, je me suis levée comme un diable. J’ai vu le regard horrifié de maman et celui perdu de papa, juste derrière.

« Lâche-moi, putain, je suis plus une gamine ! »

J’aurais aimé lui dire tellement d’autres choses.
« Je peux pas te regarder maman parce que tu me rappelles une autre femme, très différente mais pourtant très semblable. Tu as le regard moins dur qu’elle mais je vous trouve tout un tas de points communs et je n’y arrive pas, je n’arrive pas à te regarder parce que la haine et la tristesse me perforent quand je te vois. Quand je la vois à travers toi. Et je ne sais même pas pourquoi. »

J’aurais aimé lui dire d’aller se faire voir, j’aurais aimé utiliser des mots violents, casser des choses, hurler à m’en déchirer les poumons pour ne pas apercevoir la pitié dans le regard de mes parents qui ont bien compris que mon coeur ne tenait plus très droit depuis quelque temps.

Mais je n’ai rien fait à part pleurer et m’enfuir comme une furie dans ma chambre.

Alors maman, reste loin de moi, c’est mieux comme ça.